Chili : la communauté de La Victoria s’exprime
Par Régine et Guy Ringwald
La communauté chrétienne de La Victoria, une « poblacion » [1] de la zone métropolitaine de Santiago, a publié un communiqué sur les événements actuels. En peu de mots, ils disent tout : au §3, en quelques lignes, le problème social du Chili est expliqué très directement. L’opposition à Pinochet ne s’est jamais éteinte, et La Victoria en a été un bastion.
À la communauté chrétienne du quartier de La Victoria, restent attachée la mémoire de deux grands témoins de l’Évangile qui se sont trouvés là pendant la dictature Pinochet : André Jarlan l’a payé de sa vie, Pierre Dubois qui a été violenté, et expulsé du pays, avant de pouvoir revenir au Chili après la fin de la dictature. En cette période de renaissance de la lutte du peuple chilien pour la justice et la dignité, évoquons ces deux grandes figures.
André Jarlan
Prêtre du diocèse de Rodez, il décide de partir pour le Chili en pleine période de dictature : il apprend l’espagnol et part en février 1983. Il arrive à la paroisse de La Victoria, une paroisse populaire dans une « poblacion », où il rejoint Pierre Dubois. Lors de journées nationales de protestation, en septembre 1984, la « poblacion » est mobilisée : barricades et cocktails Molotov. Des tirs éclatent, une balle entre dans la pièce où se trouve André Jarlan et le frappe. Il s’effondre sur la bible qu’il était en train de lire. Le lendemain, les habitants de La Victoria déposent son corps à la cathédrale, et le 8 septembre, ils sont des milliers à l’accompagner à l’aéroport.
À La Victoria, son souvenir est très présent, des peintures murales représentent son portrait, et des célébrations sont organisées chaque année. Cette année, c’était de 35e anniversaire, le 4 septembre, avec eucharistie concélébrée par les prêtres du voisinage et procession nocturne avec des bougies dans les rues. Le dimanche 8, l’administrateur de l’archidiocèse, Celestino Aos, est venu célébrer : « le Père Jarlan… a choisi un mode de vie cohérent et c’est pourquoi il est venu de son pays natal, jusqu’ici, au Chili, à La Victoria ».
André Jarlan est une figure symbolique : son nom a été donné à un parc de la commune à laquelle se rattache le quartier de La Victoria, il est célébré également en France, notamment dans son village natal, Rignac, où un centre culturel porte son nom.
En commentaire à un magnifique reportage photographique sur La Victoria [2], nous lisons:
« je connais l’histoire du Père Jarlan. Elle rejoint l’histoire de tous les militants d’Amérique Latine, hommes et femmes qui n’ont pas hésité à jouer leur vie contre les dictateurs. Parmi eux, Cathy (Alice) Domon et Léonie Duquet ».
Pierre Dubois
Arrivé au Chili en 1963, il est conseiller de mouvements d’action catholique, et affecté à des paroisses populaires. Pendant la dictature, il devient curé de La Victoria et participe au Vicariat de la Solidarité, créé par le Cardinal Raul Silva Henriquez pour soutenir les victimes de la dictature et leurs proches. En 1984, lors d’une opération des carabineros, il s’interpose à bras ouverts pour protéger la population. En 1986, il est arrêté et expulsé, en même temps que deux autres prêtres français, Jacques Lancelot et Daniel Caruette. Il y reviendra après le départ de Pinochet. Une loi lui a accordé la nationalité chilienne. Il est décédé à La Victoria en 2012, à l’âge de 80 ans.
Michelle Bachelet, ancienne présidente, le décrit comme « un combattant infatigable et protecteur des plus pauvres, symbolisant la non-violence », l’ancien président Lagos dit de lui qu’il fut « un atout précieux dans l’histoire récente du Chili ». Le président d’alors -c’était déjà Piñera- ignorait qui il était.
______________________________________
COMMUNIQUÉ DE LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DE LA VICTORIA (SANTIAGO DE CHILE)
Par Pedro Aguirre Cerda, le 28 novembre 2019
Compte tenu des événements vécus dans notre pays confronté à la crise sociale, la communauté paroissiale Notre-Dame de La Victoria tient à affirmer ce qui suit :
1 – Nous sommes l’Église, nous tous et toutes qui nous engageons avec le Christ en vivant l’Évangile, et nous sommes les habitants de La Victoria, nous sommes donc confrontés aux mêmes injustices sociales que tout le monde, et c’est pourquoi nous sommes aujourd’hui dans la lutte d’un peuple qui réclame à grands cris justice, paix et vérité. « La paix est le fruit de la justice » nous dit le Pape François.
2 — « Il ne suffit pas de prier » dit la chanson, mais il est aussi important de prier et c’est pourquoi, en communauté et comme première action, nous avons placé cette situation devant le Seigneur dans l’adoration eucharistique hebdomadaire. Puis, à la lumière de l’Évangile, nous avons réfléchi, débattu et réfléchi librement et dans respect de tous. Nous avons été dans la rue à la manifestation pacifique pratiquant la non-violence active, en nous appropriant les paroles du Père André Jarlán : « Notre lutte est de changer cette réalité et non de nous en accommoder ».
3 – Tout au long de notre histoire, nous avons fait face et dénoncé divers actes de violence et d’abus structurels, tant à l’époque de la dictature militaire qu’aujourd’hui encore, en « démocratie », comme le trafic de drogue, les faibles pensions, la précarisation du travail, de la santé et de l’éducation, la criminalisation de la pauvreté, etc. Nous disons NON au « silence complice » et nous élevons la voix chaque fois que cela est nécessaire. Nous faisons partie de ce peuple, nous souffrons avec lui et nous nous accompagnons les uns les autres, en nous mettant du côté des plus faibles, parce que nous voulons être une Église accueillante et fraternelle. Le passage de l’Évangile de Mt 25 a un sens pour nous : « Parce que j’avais faim, et vous m’avez donné à manger, j’avais soif, et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez reçu »… Nous voulons que notre communauté chrétienne soit un espace ouvert et accueillant où nous nourrissons notre foi, nous nous entraidons, nous nous formons, nous nous organisons et réfléchissons en communauté.
4 – Au cours de ces manifestations, nous avons été confrontés à une forte présence policière dans notre « población » ce qui n’a pas été le cas dans d’autres situations préoccupantes, comme la lutte contre le trafic de drogue.
5 – Nous regardons cette situation avec inquiétude et espérance et avec toute l’Église de Santiago, nous sommes engagés dans la défense des droits humains. Cette crise a déjà causé beaucoup de douleur qui crie vers le ciel, et le cri nous parvient : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Gen 4:9
Nous espérons que cet éveil nous conduira sur des chemins de compréhension, de paix et, sera comme le fruit d’une dignité retrouvée, de l’équité. « Le Chili, une table pour tous » [3], disent nos évêques.
En conclusion, nous voudrions partager les paroles du Pape François : « Tant que l’exclusion et l’inégalité ne seront pas inversées, il sera impossible d’éradiquer la violence. Lorsque la société abandonne une partie d’elle-même à la périphérie, il n’y aura pas de programmes politiques ni de recours à la police, qui puissent assurer la tranquillité ».
Nous saluons bien fraternellement notre « población » bien-aimée, et nous mettons notre confiance dans les mains du Seigneur, afin qu’il nous permette d’atteindre la vérité et la justice. Nous demandons à nos frères et sœurs de prier et de ne pas manquer de participer aux diverses actions qui donnent force et sens à cette lutte.
La Communauté chrétienne catholique de La Victoria.
Notes :
[1] Nous conservons le nom en espagnol, car toutes les traductions sonnent faux. Il s’agit de quartiers populaires plutôt de quartiers pauvres, mais le mot porte une connotation de relégation
[2] http://www.cailloutendre.fr/2015/02/la-poblacion-la-victoria-a-santiago-du-chili/
[3] Référence à une publication de la Conférence des Évêques Chiliens de 2010
Illustrations : http://www.cailloutendre.fr/2015/02/la-poblacion-la-victoria-a-santiago-du-chili/