La retraite, c’est la même chose que les vacances ou que le dimanche : un moment d’affranchissement qui permet la libre affirmation de soi, estime le philosophe Henri Pena-Ruiz.
L’accomplissement humain : un peu de philosophie.
Qu’appelle-t-on retraite ? Ce moment de la vie où l’on se retire du temps contraint pour se livrer à une activité libre, conjuguée ou non au repos. Qu’appelle-t-on vacances ? La même chose, en des moments différents de l’année. Qu’appelle-t-on loisir hebdomadaire ? La même chose encore, à l’échelle d’une semaine. Voilà donc trois moments homogènes par leur nature, quoique différents par leur durée et leur place existentielle. Le temps de vivre peut s’y affirmer comme une liberté dévolue à l’accomplissement de soi. Tel est le dimanche de la vie, moment précieux s’il en est. Opposer ici les « actifs » et les « passifs » est inepte. Le loisir n’est pas l’oisiveté, mais le registre essentiel de la libre affirmation de soi. Il n’est donc pas l’autre du travail contraint, mais sa modalité affranchie de toute étroitesse, son salaire différé. En pensant le loisir, qui se dit en grec ancien scholè, Aristote a pensé l’École, lieu d’instruction libre, car délivrée de tout souci utilitaire, mais aussi, par anticipation, l’essence commune des trois moments de suspension de la production pour donner libre cours à l’action qui accomplit l’être humain. « L’homme est né pour deux choses : pour penser, et pour agir en dieu mortel qu’il est » (Aristote, Protreptique). Cette activité libre qui a sa fin en soi, et par laquelle l’humanité se réalise, Aristote l’appelle praxis.
Il la distingue de la production des biens nécessaires à la survie, qu’il appelle poïesis. Par l’esclavage et le servage les sociétés traditionnelles ont fondé la liberté des uns, la praxis, sur l’exploitation des autres, la poïesis soumise aux tâches dites serviles. Leur organisation a consacré ainsi l’opposition entre ceux qui jouissent de la vie accomplie librement et ceux qui travaillent par nécessité. Cette opposition s’est constituée en hiérarchie sociale, légitimée par une anthropologie qui prétendait la fonder sur la nature. Les esclaves puis les serfs ont été tenus pour des sous-hommes, exploitables et corvéables à merci. A rebours de cette idéologie la philosophie n’a pas tardé à souligner que tout homme, libre ou esclave, héberge l’humanité, égale à soi en chacun et présente en tous sans distinction. Montaigne l’a dit de belle manière : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Pourquoi dès lors certains hommes consacreraient-ils leur vie entière à travailler pour survivre, alors que les autres auraient tout loisir de s’accomplir librement ? Dans le sillage du droit naturel, la Révolution Française a mis un terme à cette opposition. Désormais, chaque personne a sa part de temps contraint par le travail nécessaire et sa part de temps libre dévolu à l’accomplissement de soi. Rien n’interdit d’ailleurs de penser que les deux temps puissent coïncider quand on a la chance de gagner sa vie en faisant ce que l’on aime.
Le temps libre comme conquête : un peu d’économie
De nos jours, en régime capitaliste, le travail salarié incarne le partage entre temps contraint et temps libre dans des proportions variables selon les conditions de vie et les positions occupées dans les rapports de production. Ces derniers règlent la distribution inégalitaire des revenus entre dominants et dominés. Cette inégalité, creusée plus encore par la mondialisation capitaliste, agit à l’évidence sur la durée du temps libre en même temps que sur les moyens qui permettent d’en jouir. D’où la lutte du prolétariat pour exiger une répartition plus équitable, et ses conquêtes successives : réduction par étapes du temps de travail hebdomadaire, avènement des congés payés annuels (deux semaines en 1936 avec le Front populaire, cinq semaines en 1981), abaissement de l’âge de la retraite à 65 ans puis à 60 ans, voire moins selon l’espérance de vie.
C’est à ce niveau qu’intervient la question de l’utilisation des gains de productivité rendus possibles entre autres par le progrès technique. Une question occultée par la réforme néolibérale des retraites. Celle-ci compromet la réduction du temps de travail qu’implique un partage équitable du progrès technique. Elle repousse l’âge légal du départ à la retraite par un double paradoxe : travailler plus alors qu’on peut travailler moins, et accroître le chômage alors que le partage du travail peut le combattre. Avec en prime un troisième paradoxe : la paupérisation des futurs retraités dans un monde qui produit toujours plus de richesses. Tel est le scandale du nouvel âge pivot (64 ans), imposé à toute personne qui veut prendre sa retraite à taux plein.
Quatre mystifications : un peu d’esprit critique
Mensonge par omission, l’entourloupe idéologique en cours passe sous silence quatre points essentiels : le chômage, les gains de productivité, les nouvelles pénibilités, et l’inégalité de l’espérance de vie. Le chômage est aggravé dès lors que des emplois sont rendus indisponibles par le fait de reculer l’âge de la retraite. Avec un postulat faussement évident. « On vit plus longtemps donc on doit travailler plus longtemps ». Une affirmation fausse par son abstraction, car l’égalité devant la mort n’existe pas. Pour l’ouvrier qui meurt sept ans avant un cadre supérieur, travailler plus longtemps c’est aussi mourir plus tôt. Les gains de productivité du travail sont passés sous silence quand on souligne qu’en 1950 il y avait quatre « actifs » pour un retraité, alors qu’en 2020 il y en a « seulement » 1,7. On omet de préciser que si les quatre actifs produisaient en leur temps des biens mesurables par l’indice 400, 1,7 « actifs » produisent aujourd’hui des biens mesurables par l’indice 1200. Qu’a-t-on fait des gains de productivité multipliés par 10 ? Veut-on suggérer que le capitalisme définit la seule manière possible de les utiliser, en refusant de les partager selon d’autres critères que sa frénésie de profit, assortie de l’externalisation des coûts écologiques et sociaux ? Par quelle mystification le progrès de la productivité peut-il conduire à repousser l’âge de la retraite ? Quant aux nouvelles pénibilités, elles justifient des régimes spéciaux de retraite, sauf à faire preuve d’inhumanité.
Le gouvernement l’a prouvé en décidant de maintenir pour les policiers un régime spécial. Que ne fait-il la même chose pour les autres métiers pénibles ? Comment peut-on prétendre que la pénibilité du travail des cheminots a disparu avec la locomotive à vapeur ? C’est pratiquer l’histoire sans rigueur. Le stress du conducteur d’un TGV lancé à 340 km/heure est bien réel, de même que le fait de travailler à toute heure du jour ou de la nuit. Quant aux 28 suicidés de France Télécom, ils pourraient nous rappeler le stress d’un qui-vive permanent lié au turn-over des postes, destiné à asservir encore davantage les salariés. Enfin qui ose négliger la différence de l’espérance de vie (d’environ sept ans), et de vie en bonne santé (de six à huit ans), entre les catégories sociales les plus aisées et les plus démunies ? L’égalité abstraite de la retraite par points est aux antipodes de l’équité, véritable égalité concrète car attentive aux différences de conditions, comme l’est la fiscalité redistributive. Sa froide arithmétique ne simplifie le calcul qu’en niant le réel. Elle congédie la solidarité. Telle est l’inhumanité d’économies à courte vue exigées par l’Europe, relayant un capitalisme sans scrupules. Aujourd’hui on recule à 64 ans l’âge de départ à taux plein. Demain, à 66 ans ? Après demain, à 68 ans ? Jusqu’où ira-t-on ? N’oublions pas le dimanche de la vie. Résistance.