« Comment l’accélération du temps a transformé l’humanité »
Par Renaud Vignes
Le technocapitalisme n’a pu prendre son essor qu’en accélérant le cours du temps : l’urgence devient permanente, la numérisation du travail rend la transmission des données quasi instantanée et l’homme ne sera plus capable de suivre le rythme qu’en devenant lui-même un individu dopé, sinon augmenté. L’économiste Renaud Vignes tire la sonnette d’alarme.
Au début des années 1990, dans la Silicon Valley, est apparu un nouvel homme qui veut vivre dans une société « pratique » sans plus s’embarrasser des contraintes de la vie commune. Dans ce monde la technique est devenue un système d’organisation sociale autonome dont le seul but est la recherche de l’efficacité en toute chose. Les limites qui, jusque-là, contraignaient l’évolution humaine et sociale disparaissent les unes après les autres puisque, en application de la rhétorique de la pente glissante, tout ce qui peut se réaliser techniquement se réalisera. Dans ce que nous appelons la « société technocapitaliste », le temps se déforme à mesure que des forces centrifuges éloignent les différents champs de vie des individus.
Dans cette perspective, il ne semble plus exister d’autres choix que de s’adapter à une globalisation en accélération permanente. Mais cette voie, qui semble la plus communément admise, parait porteuse de grands risques quant à la cohésion de nos sociétés. Cet article vise à retracer les dynamiques temporelles qui ont profondément transformé le capitalisme moderne pour présenter les deux voies qui se présentent à nous pour dépasser les contradictions qui opposent les forces d’accélération et les constantes de l’homme et de la nature.
Avec le capitalisme moderne, l’humanité prend du retard.
Le 12 août 1908, l’industriel américain Henry Ford présente la première voiture produite en grande série : le modèle T. Dans les vingt années qui suivent, l’entreprise Ford Motor va en vendre quinze millions d’exemplaires. Ce succès sans précédent s’appuie sur deux piliers : la production standardisée en grande série d’une part et l’octroi aux ouvriers de salaires suffisamment élevés pour leur faire accepter un travail répétitif et contraignant d’autre part. Ce fordisme, étendu à toute l’industrie manufacturière va déboucher sur une double révolution : la société de consommation et la mondialisation industrielle. C’est un modèle profondément transformateur qui va engendrer une augmentation radicale et continue de la productivité du travail, un allongement des flux d’échanges et des progrès inconnus jusqu’alors dans les techniques logistiques. Ainsi, le fordisme dans son sens le plus général peut être considéré comme la matrice d’une nouvelle relation au temps et à l’espace : « toujours plus loin, toujours plus vite ». Cette massification va initier les phénomènes de concentration et de spécialisation mondiales qui sera la cause première de l’accélération technico-économique décrite par Hartmut Rosa [1]. La véritable conséquence de cette évolution apparaitra progressivement : la disparition de l’espace au profit du temps !
Comme nous l’indique la philosophe Barbara Stiegler [2] c’est Walter Lippman, dès les années 30 qui tirera l’enseignement majeur de cette modernité : la doctrine libérale du laisser-faire ne pourra résoudre le grand problème anthropologique posé par la 2e révolution capitaliste : l’inadaptation de l’espèce humaine aux temps nouveaux. À partir de cette critique née une nouvelle doctrine politique, le néolibéralisme. Celui-ci appelle à une politique active, continue et invasive pour réadapter les hommes aux exigences du capitalisme moderne. Il faudra attendre 40 ans pour que, à la fin des années 70, les quatre grands leviers de cette politique commencent à se déployer dans nombre de pays développés : une gouvernance d’experts, un ordre juridique souple et de plus en plus serré, l’égalité des chances et la puissance autorégulatrice du marché.
La révolution numérique contracte l’espace-temps.
Bien plus qu’un projet managérial, l’arrivée massive du numérique à la fin du siècle précédent va faire basculer le monde dans un nouveau mode de régulation : la régulation technocapitaliste [3]. Celle-ci reprend le projet néolibéral « d’adapter » l’espèce humaine au contexte d’une vie accélérée, mais avec des moyens différents et beaucoup plus radicaux. Cette révolution numérique provoque une deuxième phase de compression de l’espace-temps et celle-ci sera tellement fulgurante que ce sont les États eux-mêmes qui ne pourront plus suivre. En conséquence, c’est à la technologie et à l’initiative privée que l’on va confier le soin d’assurer l’harmonie et la prospérité dans nos sociétés.
L’essor de l’hyper-consommateur.
Pour favoriser cette transformation anthropologique il va tout d’abord s’agir de définitivement transformer notre homme en un hyper-consommateur. Pour ce faire, il s’agira de réduire au maximum l’exercice de sa rationalité économique. Friedrich Hayek voyait dans le mécanisme des prix un système supérieur à toutes les autres formes de régulation du fait de son « efficacité cognitive ». C’est cette fonction d’acquisition de connaissances qui va être affaiblie par le développement de nouvelles approches du paiement. Celui-ci devient furtif, immatériel, ultrarapide, voire ludique. Dans le monde technocapitaliste le paiement s’intègre dans la fameuse « expérience » client et disparait. Sans paiement, l’achat n’a plus de prix ce qui brise la rationalité des agents et transforme en profondeur les comportements humains. C’est ici le cœur de l’économie de marché qui est touché ! Festivus numericus va pouvoir assouvir sans limites son envie de consommer.
Il s’agira ensuite de travailler l’usage du temps de ce nouvel homme afin de compléter sa « formation » au Nouveau Monde. Dans un article précédent [4] nous avons montré combien la théorie de l’allocation optimale du temps de Gary Becker est à la source des profondes innovations que nous observons en la matière. Son intuition géniale aura été de percevoir que dans l’avenir c’est le prix relatif du temps qui va augmenter et qu’en conséquence, notre capital-temps va devenir un véritable enjeu dont il falloir s’emparer. C’est ainsi que l’université de Standford va créer le Persuasive Technology Lab qui basera ses travaux sur une science nouvelle : la captologie. Celle-ci se fonde sur le principe que l’objet nous pousse à agir. La captologie voit les interfaces numériques comme une technologie ayant le pouvoir d’agir sur les attitudes et comportements des utilisateurs. De manière très simplifiée, ces techniques consistent à enfermer les gens dans un flux d’incitation et de récompense afin de leur faire adopter le comportement recherché (en substance celui d’un festivus numericus). Si cette science prétend pouvoir manipuler notre attention, c’est parce que notre cerveau contient nombre de biais cognitifs qui ont donné lieu à de nombreuses études, notamment en économie comportementale. C’est ainsi que, sur les vingt dernières années, deux prix Nobel d’économie ont concerné ce champ de l’économie (Daniel Kahneman en 2002 et Richard H. Thaler en 2017). Ces travaux ont débouché sur ce que l’on appelle la « théorie du nudge ». Ce sont des suggestions indirectes qui influencent les individus dans leurs prises de décision. Ainsi, nudge et captologie en se complétant composent de véritables armes de persuasion massive pour ajuster nos comportements au nouvel ordre du monde. Ceux qui sauront capter le plus notre attention seront en mesure de nous « nudger » le plus souvent et donc rendre nos comportements « conformes » aux principes de l’accélération généralisée.
Le travailleur dopé.
Les institutions intermédiaires, les États, homo sociabilis lui-même, tous les obstacles au principe de la contraction spatio-temporelle s’effacent ainsi les uns après les autres. Après l’accélération technico-économique, c’est maintenant toute la société qui va pouvoir accélérer. Si l’on modélise le principe d’accélération par a = Q/T où a est l’accélération, Q est la quantité d’actions (ou de changements) et T est une durée (une heure, une année, une vie) alors, nous ne pouvons que constater l’augmentation de de ce principe. Nos rythmes de vie accélèrent – c’est ce qui explique notre sentiment de manquer de temps – mais aussi notre rythme de changement de situation professionnelle, sociale, familiale ou sentimentale. C’est ce que Zygmunt Bauman nomme « modernité liquide ». Dans celle-ci, la plupart des individus n’ont plus d’autres choix que de continuer à accélérer, encore et toujours. Cette mobilité devient la condition nécessaire d’une existence « heureuse ». Mais, face au caractère exponentiel de ce phénomène d’accélération, l’individu risque de prendre du retard. Il faut donc mettre à sa disposition de nouveaux outils pour lui permettre à de s’améliorer.
Dans ses développements les plus récents, cette volonté de resynchroniser l’humanité consiste à améliorer l’homme lui-même. Au début des années 1960, Timothy Leary popularise l’idée que les drogues hallucinogènes comme le LSD, correctement dosées, peuvent changer radicalement le comportement. Cinquante ans après, une nouvelle génération redécouvre les vertus de ces substances. Dans un monde qui voue un culte à la productivité, à la vitesse, un monde dans lequel la mobilité devient un principe d’existence, il est impossible de survivre en étant paresseux, fatigué ou enraciné. Dans la Silicon Valley ou à Zhongguancun (son homologue chinoise), l’obsession est de vivre à fond, de ne pas gaspiller du temps et surtout de le rendre le plus utile possible. Mais suivre ce rythme semble imposer l’aide de certains produits hallucinogènes. À en croire les adeptes de cette mode apparue il y a une dizaine d’années chez les développeurs informatiques et qui s’est répandue comme une traînée de poudre, une microdose suffit pour doper la créativité, améliorer la concentration et faciliter les relations sociales.
Arracher le nouvel homme aux contraintes de la nature.
Il est maintenant question d’arracher l’homme aux contraintes de la nature. Pour ce faire, des milliards de dollars sont investis dans des domaines aussi variés que la biologie, la neurologie, la médecine, l’informatique, etc. En ce qui concerne notre propos, c’est sans doute le projet porté par Elon Musk via sa société Neuralink qui paraît le plus éclairant sur la volonté de certains de nous resynchroniser avec le rythme des machines. L’objet de cette société est, en effet, de connecter l’humain et la machine au travers d’une puce qui serait implantée dans notre cerveau. La justification est claire : avec cette connexion, l’homme pourrait aller aussi vite que la machine, et ainsi garderait le contrôle !
La régulation sociale enfin va pouvoir exploiter la progression des dispositifs de surveillance au sein de nos sociétés. En Chine, ils sont d’ores et déjà partout et de plus en plus difficiles à éviter. Dans un monde où la technique est un projet politique en soi, la seule existence de nouvelles technologies suffit bien souvent à justifier leur diffusion dans la société. Diffusion par ailleurs permise par l’affaissement moral et politique de festivus numericus. Déployées partout, y compris dans nos espaces privés, ces technologies de surveillance vont nous « aider » à adopter un comportement conforme aux principes de la vie technocapitaliste. À ce stade, il est utile de se rappeler qu’Aldous Huxley, dès 1932, voyait dans la persuasion douce et la biologie les outils les plus sûrs pour assurer un ordre social qui n’aurait plus que les apparences de la démocratie.
Notes :
[1] Hartmut Rosa, Accélération: une critique sociale du temps, Théorie critique (Paris : La Découverte, 2010).
[2] Barbara Stiegler, Il faut s’adapter: sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019).
[3] Renaud Vignes, L’impasse. Étude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour le dépasser (CitizenLab, 2019).
[4] Renaud Vignes, « La déformation sociale du temps est un défi pour nos institutions ». », Revue du Mauss 52, no 2 (2018): 371‑87.
Source : https://linactuelle.fr/index.php/2020/02/11/acceleration-temps-renaud-vignes/
Bonjour,
Effectivement, nous entrons dans un monde de plus à la fois “orwellien” et “huxleyen” où les technosciences sont utilisées en vue de faire passer un cap décisif à l’asservissement de l’homme à un système économique et social qu’il faut bien qualifier de totalitaire.
Le rêve transhumaniste des élites mondialisées n’est que le masque de la “robotisation” du plus grand nombre d’entre nous au service du capitalisme.
Face à ces menaces, il me semble que la recherche authentique de spiritualité (dans le cadre d’une foi religieuse ou non) peut jouer un rôle de subversion de cet “ordre nouveau” totalitaire.En proposant de cultiver le silence, la lenteur, le sens de la gratuité, la contemplation, la spiritualité s’oppose à l’accélération du temps et son corollaire, la réduction de l’humain à sa valeur de compétitivité marchande.
Loin d’être une fuite du monde, une spiritualité délivrée de ses carcans “religieux” peut devenir un vrai facteur d’émancipation.
Amitiés
BREYACHER Christophe