« Douloureuses révélations sur Jean Vanier (1928-2019) »
Par Bernard Ginisty
Dans son édition du 24 février, le journal La Croix se fait l’écho de « douloureuses révélations sur Jean Vanier », fondateur de la communauté de l’Arche au service de personnes ayant une déficience intellectuelle [1] : « Les responsables de l’Arche ont rendu publiques samedi 22 février les conclusions d’une enquête menée depuis juin 2019. Ils affirment que leur fondateur, Jean Vanier, décédé le 9 mai 2019, a entretenu pendant des années des relations sexuelles sous emprise avec des femmes – majeures et non handicapées] –, usant de son ascendant pour obtenir leur consentement. L’enquête montre aussi qu’il était au courant, contrairement à ce qu’il a affirmé jusqu’à sa mort, des abus sexuels commis par son père spirituel, le père Thomas Philippe ».
Le Père Thomas Philippe (1905-1993) avait été condamné par l’Église en 1956. « Jean Vanier aurait partagé, dès les années 1950, certaines des pratiques sexuelles dont le Père Philippe était l’initiateur. (…) Il recourait à des justifications mystiques pour obtenir leur consentement et leur demandait le secret. » « Il disait : ce n’est pas nous, c’est Marie et Jésus. Tu es choisie, tu es spéciale, c’est un secret » rapporte l’une d’elles. » « C’est Jésus qui t’aime à travers moi » expliquait-il à une autre ». Après la lourde sanction canonique qui prive le père Thomas Philippe de tout ministère public comme privé, le Vatican demande que Jean Vanier et « tous les complices laïques du père Thomas Philippe soient éclairés sur la condamnation par l’Église de la conduite et de la doctrine “mystique” du dominicain ». Interrogé par un de ses biographes sur ses relations avec le père Thomas Philippe, Jean Vanier lui déclare : « le renier aurait été me suicider ».
Ainsi, une nouvelle figure d’un « renouveau » au sein du catholicisme du XXe siècle se trouve mise en cause par les responsables de l’institution qu’il avait fondée. Pierre Jacquand, responsable de l’Arche en France a déclaré « Nous avons choisi la transparence au nom même des valeurs pour lesquelles nous nous sommes engagés dans l’Arche. Nous ne pouvons nous construire sur un mensonge » [2].
Dès le début des révélations concernant les dérives de certains leaders spirituels catholiques du XXe siècle, le Pape François a établi clairement le lien entre abus spirituels et abus sexuels. Plus que jamais, il faut s’interroger sur la pertinence évangélique de la notion de « maître spirituel », « père spirituel » ou « directeur spirituel » chez ceux qui se réclament du Christ qui déclare : « Ne vous faites pas appeler “Rabbi” : car vous n’avez qu’un Maître, et tous vous êtes des frères. N’appelez personne votre “Père” sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste » (Mt 23, 8-9).
C’est ce qu’avait bien compris Frère Roger, fondateur de la communauté œcuménique de Taizé, communauté qui par ailleurs a reconnu des abus de la part de trois de ses membres : « Accueillir avec mes frères tant de jeunes à Taizé, c’est avant tout être pour eux des hommes d’écoute, jamais des maîtres spirituels. Qui s’érigerait en maître pourrait bien entrer dans cette prétention spirituelle qui est la mort de l’âme ». Il explicite ainsi ce respect du cheminement spirituel de chacun : « À tout âge, Dieu confie quelqu’un ou quelques-uns à écouter, à accompagner jusqu’aux sources du Dieu vivant. De telles sources sont de Dieu, personne ne peut les créer. Qui voudrait s’y employer n’amènerait pas à Dieu, mais à lui-même. Cette attitude a un pouvoir de confusion. Pour l’Évangile, il n’y a pas de maîtres spirituels » [3].
Au cours de sa courte vie, le Christ a cherché à éveiller l’homme enfermé dans sa justice, sa loi, son malheur, sa tradition, sa nation, ses appartenances. Cet éveil a suscité, dans un premier temps, une fascination pour celui qui en était le messager. Loin de vouloir l’exploiter à son avantage, le Christ n’a cessé de renvoyer chacun à son itinéraire. À des disciples paniqués par l’annonce de la mort de celui dont ils attendaient le rétablissement du royaume d’Israël, le Passeur de Pâques affirme : « C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, l’Esprit ne viendra pas en vous ; si, au contraire je pars, je vous l’enverrai » (Jn 16,7). Cette liaison entre l’effacement du messager de la « bonne nouvelle » et la venue de l’Esprit constitue le fondement de toute relation évangélique. Le surgissement de l’Esprit dans les flammes de la Pentecôte ne peut se faire qu’après la déception surmontée de ceux qui pensaient que la proximité avec un « maître spirituel » les dispenserait de se risquer eux-mêmes dans la liberté de l’Esprit.
Notes :
[1] « Douloureuses révélations sur Jean Vanier » in Journal La Croix du 24 février 2020, p. 18 et 19.
[2] « Comment l’Arche a géré la crise », ibid., p. 19.
[3] Frère ROGER, Aux côtés des plus pauvres, éditions Les Presses de Taizé, 2017, p. 143 et 221.
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