Théologies palestiniennes
Par le Rév. Mitri Raheb
Cet article est extrait du dernier numéro de la revue Cornerstone dont les Amis de Sabeel-France viennent de publier la traduction.
Comment votre théologie répond-elle aux textes bibliques qui justifient le sionisme et l’oppression du peuple palestinien ?
Tout d’abord, il est crucial pour moi de développer une théologie qui ne soit pas une réponse au sionisme chrétien. Ma théologie vise à répondre au vécu de notre peuple et au contexte de la Bible. Je n’ai donc jamais voulu développer une théologie qui soit en réaction à quelque chose. Je me suis consacré ces trente-cinq dernières années à une théologie proactive. Il nous faut raconter notre propre histoire : cela n’aide en rien notre peuple de continuer à s’inscrire dans l’histoire des autres.
Avant la première Intifada, j’étais en Allemagne pour y poursuivre mes études.
L’Intifada a commencé six mois après mon retour en Palestine, et je n’étais pas préparé à un tel contexte. Pendant cette période, des anciens de notre Église ont été emprisonnés, des jeunes ont été emprisonnés, et j’ai commencé à recevoir des lettres de ces personnes qui étaient en prison. Elles écrivaient leurs lettres sur du papier à cigarettes très fin, et cela m’a amené à lire les textes bibliques différemment. J’ai compris que les textes bibliques étaient des textes de résistance. Les messages que je recevais étaient écrits par des personnes en prison, comme le fut Paul, ou par des gens expulsés de chez eux, comme Jean, ou encore en exil, comme Jérémie, ou sous occupation. Ces textes parlent notre langue, et c’est cela que nous devons souligner. Pour moi, la réponse au sionisme chrétien est là. Nous ne devons pas nous contenter de simplement réagir, nous devons vraiment raconter notre propre histoire et amener les gens à lire la Bible sous un angle nouveau. Nous vivons dans le pays de la Bible ; il était occupé à l’époque de Jésus et il est occupé aujourd’hui, de sorte que nous, en tant que Palestiniens, nous pouvons comprendre cette terre comme personne d’autre.
Quelle est votre méthodologie pour la lecture des textes ?
En premier lieu, il est essentiel pour moi d’examiner le contexte sociopolitique du texte lui-même et l’équilibre, ou le déséquilibre des forces. Deuxièmement, il faut commencer par les gens. C’est ce que j’ai dû apprendre à mon retour d’Allemagne : écouter les gens. Je me posais beaucoup de questions, mais mes réponses ne correspondaient pas aux problèmes des gens d’ici. Il m’a donc fallu écouter les gens, une écoute en réalité très importante dans le développement de notre théologie.
Troisièmement, nous devons prêter attention au contexte pour comprendre que l’État d’Israël est comme les empires de la Bible et que les Palestiniens d’aujourd’hui sont comme les Israélites de la Bible. Pour arriver à cette compréhension, il m’a fallu passer par une analyse sociopolitique du contexte. Faute de quoi, vous pourriez facilement croire que les Israélites de la Bible sont les Israélites d’aujourd’hui et donc devenir sioniste chrétien.
Comment définissez-vous la notion de justice dans votre théologie ?
La justice, dans la Bible, intervient lorsqu’il s’agit de transformer un pouvoir déséquilibré en un pouvoir équilibré. Ainsi la justice relève ceux qui sont opprimés pour leur rendre leur dignité. La justice fait en sorte que l’oppresseur ne puisse pas continuer à opprimer. La justice s’efforce de mettre fin à l’oppression.
Quelle bonne nouvelle avez-vous pour les Palestiniens et les Israéliens ?
Notre Dieu est un Dieu de libération, pas un Dieu d’occupation et de colonisation. La bonne nouvelle, c’est que Jésus a partagé notre destin. Il est né sous l’occupation, il a vécu sous l’occupation et il est mort sur la croix. Mais même après cela, ils n’ont pas réussi à le faire taire et la bonne nouvelle s’est répandue jusqu’aux extrémités de la terre. La résurrection a tout changé face à l’occupation, et c’est là la bonne nouvelle. Jésus a dit que les doux hériteront la terre.
Selon votre théologie, à quoi ressemble la résistance ?
Les textes bibliques sont des textes de résistance. Nous ne les lisons pas dans cette optique d’habitude, mais c’est ce qu’ils sont. Il y a plus de résistance dans ces textes que nous ne le pensons généralement.
« Résister », cela veut dire que nous ne permettrons pas à d’autres de raconter notre récit national. C’est à nous de raconter notre histoire qui est une histoire de résistance. Nous ne permettrons pas à d’autres de lire la Bible à travers leurs yeux pour ensuite nous dire ce que nous devrions penser. Dieu nous a appelés à être ses témoins en Palestine, ici et maintenant. Cela signifie que nous n’allons pas émigrer, que nous ne quitterons pas cette terre. Nous ne nous résignons pas, nous restons ici, résilients.
Au cœur de notre résistance se trouve l’espérance qu’un jour nous serons libérés et qu’un jour Palestiniens et Israéliens pourront vivre ensemble sur un pied d’égalité. Nous avons cette espérance, ce qui n’est pas la même chose que d’être optimiste. L’espérance est ce que nous faisons et non ce que nous voyons. L’espérance est tangible, elle crée des choses concrètes sur le terrain ; construire cette université (Dar al-Kalima), ça c’est de la résistance.
Je peux vous donner de nombreux exemples de notre résistance qui ne sont pas simplement théorie ou abstraction. Ici, dans cette université, nous enseignons aux étudiants à résister par les arts. Nous appelons cela une résistance créative. « Résistance créative », c’est l’expression qui a été introduite par le document Kairos. C’est une résistance non violente parce que nous refusons tout ce qui est négatif. La résistance créative est un mouvement proactif tout comme la Bible est créative. En fait, on peut le voir dans le livre de l’Apocalypse, les gens ont dû inventer une manière secrète d’écrire, l’apocalyptique, parce qu’il était très dangereux d’écrire normalement. Créer une forme d’écriture qui pouvait être comprise par les opprimés, et non par l’oppresseur, était alors un exercice de vie ou de mort.
Comment votre théologie se traduit-elle en action dans votre communauté ecclésiale locale ?
Tout ce que nous prêchons doit se traduire par des actions, et c’est ce que nous faisons dans cette université. Ici, à travers l’art, chrétiens et musulmans travaillent ensemble. Cela crée de nouvelles solidarités et une nouvelle vision de ce que signifie vivre ensemble. L’art devient le dénominateur commun qui permet à des chrétiens, des musulmans, et d’autres de se réunir et de développer leurs talents.
Quelles sont les forces de votre théologie ?
C’est la première tentative que nous faisons de développer une théologie palestinienne qui pourrait s’appliquer dans le monde entier. Je pense qu’auparavant beaucoup de théologiens ont essayé d’adopter une perspective occidentale. J’avoue l’avoir fait moi-même pendant longtemps. Il y a dix ans, j’ai commencé à penser que nous, ici, nous avions quelque chose à dire. Nous n’avions pas besoin d’importer une théologie. Nous devions développer une théologie basée sur notre propre expérience qui correspond à l’expérience des gens de la Bible. Je pense que c’est là que réside la force de cette théologie : elle s’adresse au cœur de la lutte et de l’expérience palestiniennes comme aucune autre.
En quoi cela peut-il aider ceux qui vivent en marge de la société ?
Ceci est une théologie qui vient des marginalisés, car la Palestine est un pays en marge du monde. La Bible est le livre des gens marginalisés. Le Dieu en qui nous croyons est le Dieu de ceux qui sont marginalisés ; il est le Dieu des perdants et non des vainqueurs. La meilleure expression de ceci, c’est la croix. Si vous demandez aux Palestiniens quel symbole représente le mieux leur histoire, ils vous diront que c’est la croix. Mais nous, théologiens, n’étions pas capables de faire ces rapprochements auparavant parce que, la plupart du temps, nous importions des concepts occidentaux qui ne correspondaient pas à l’expérience du peuple palestinien. Grâce à l’université, nous donnons à la nouvelle génération les moyens de s’exprimer. Il y a quelques mois, par exemple, un de nos étudiants a gagné le troisième prix dans la catégorie « films documentaires » au Festival de Cannes [2]. Il vient d’un camp de réfugiés, et ce passage du camp de réfugiés au tapis rouge, voilà la transformation qui nous intéresse. Nous nous engageons auprès de la jeune génération et nous fournissons à nos étudiants les outils nécessaires pour qu’ils puissent raconter leurs histoires de façon créative au travers de chansons, de la danse, du théâtre, du cinéma, des arts en général. Nous souhaitons qu’ils puissent s’exprimer, mais aussi qu’ils développent les outils nécessaires pour communiquer leurs histoires à l’étranger.
Le sens de la croix est un point important à considérer. La croix pourrait-elle être quelque chose d’oppressant pour le peuple ?
Si quelqu’un de l’extérieur vient vous dire que vous devez porter votre croix, cela peut être oppressant oui, mais c’est différent si vous sentez que vous portez la croix que Jésus a portée avant vous et qu’il est mort pour que vous puissiez vivre. Je pense donc qu’il est essentiel de favoriser la culture de la vie et non celle de la mort. Si les gens pensent que la croix est la culture de la mort, oui, cela peut être très oppressant. Si vous pensez que c’est la culture qui vous mènera à la vie, alors c’est tout à fait différent. C’est la raison pour laquelle il est tellement intéressant de constater que dans le Bible, après le Vendredi Saint, les disciples ne sont pas sortis pour crier au monde que leur Seigneur avait été la victime de l’Empire romain. Ils sont sortis pour proclamer que l’Empire n’aurait pas le dernier mot. La mort ne nous découragera pas de proclamer que le règne de Dieu est plus grand que les empires et qu’il ne porte pas les valeurs du pouvoir et de la mort, mais plutôt une culture de la vie et de l’inclusion.
Comment voyez-vous l’avenir de votre communauté théologique locale ?
Je suis très optimiste quant à l’avenir. En fait, la théologie locale a commencé avec la première Intifada, puis nous sommes venus et maintenant je vois la prochaine génération monter. Je crois que nous n’en sommes qu’au commencement. Il y a beaucoup, beaucoup de travail devant nous, et des choses encore plus intéressantes à venir.
Je vois les jeunes au travail.
Notes :
[1] Le révérend Mitri Raheb a été le pasteur de l’Église luthérienne de Noël à Bethléem. Il est le fondateur et l’actuel président du Collège universitaire des Arts et de la Culture Dar al-Kalima à Bethléem. Il est le théologien palestinien le plus publié à ce jour ; il est l’auteur de seize livres dont : « Das Reformatorische Erbe unter den Palaestinensern » (L’héritage de la Réforme chez les Palestiniens), « I am a Palestinian Christian » (Je suis un chrétien palestinien), « Bethlehem Besieged » (Bethléem assiégé), « Faith in the Face of Empire: The Bible through Palestinian Eyes » (La foi face à l’Empire : la Bible à travers les yeux d’un Palestinien). Ses livres et nombreux articles ont été traduits jusqu’à présent en onze langues. En tant qu’entrepreneur social, le Rév. Raheb a fondé plusieurs ONG dont Dar Annadwa Cultural and Conference Centre, Dar al Kalima University College of Arts and Culture ; il est à l’origine de plusieurs autres initiatives civiques au niveau national, régional et international. [2] Ambiance de Wisam al Jafari a remporté le 3e prix de la sélection “Cinéfondation” au Festival de Cannes en 2019On peut lire aussi : https://nsae.fr/2020/03/10/le-besoin-pour-les-palestiniens-de-se-lever-avec-une-theologie-nouvelle/