Par Natalia Trouiller [1]
Au-delà du retour des messes, très attendu par les croyants, c’est une urgence primordiale qui attend les communautés chrétiennes très prochainement : celle d’une vague de pauvreté sans précédent. Le cri d’alarme de Natalia Trouiller, journaliste et essayiste.
Beaucoup de catholiques expriment ces jours-ci l’absence de l’eucharistie comme une faim spirituelle. Vous aussi, vous avez faim ? Mon Dieu, je ne sais pas ce que je donnerais pour chanter faux à pleins poumons à côté de mon voisin poliment sourd le dimanche. Comme j’ai hâte de retrouver les plus insupportables de mes « coparoissiens », et je suis certaine que je leur manque aussi. La messe nous manque ! C’est formidable. Il y a là un vrai motif de se réjouir. Nous assistons à la naissance d’un mouvement : des catholiques se lèvent et demandent de pouvoir y assister, de pouvoir communier sans remise en cause des consignes sanitaires. Cet élan est beau, car il se fonde sur la soif eucharistique, et il s’exprime avec un sens de la responsabilité incontestable.
Cette faim eucharistique est essentielle : nous allons pouvoir communier à nouveau. Communier au-delà de nos espérances. L’eucharistie, on l’oublie parfois, c’est quatre récits dans les Évangiles. Chez Marc, Matthieu et Luc, on raconte le repas. Chez Jean, ellipse totale : on ne raconte que le lavement des pieds. Mystère où réside l’intégralité de l’incarnation. La table eucharistique s’approche en tablier de service. Les deux sont inséparables.
Aujourd’hui, la transformation des paroisses celle que nous appelons de nos vœux depuis 30 ans, même si nos vœux sont de nature très diverse selon nos sensibilités va advenir, et elle va advenir parce que nous avons changé de monde. L’immense chantier qui attend nos paroisses est de se préparer à l’afflux de la misère qui va déferler dès les portes du confinement ouvertes. De nombreux chrétiens engagés auprès des plus pauvres le savent déjà : cela va être terrible et personne n’est prêt. La bataille de la misère a commencé, elle gangrène le terrain de la bataille sanitaire.
Les remontées du terrain sont glaçantes. Entre chômage technique et fermeture des cantines, ce sont ces dizaines de milliers de parents qui n’y arrivent plus. Ce sont ces étudiants français sans possibilité de rentrer chez leurs parents, seuls, devant les portes fermées des restos-U. Ce sont ces étudiants étrangers, confinés dans leur chambre de la cité universitaire, privés de leur petit job et qui mangent un jour sur deux. Ce sont ces entrepreneurs qui confient d’une voix blanche qu’ils vont devoir se séparer de la moitié de leurs salariés et ne savent pas comment leur dire. Ces patrons de PME et de TPE qui ferment. Ce sont ces agriculteurs pour qui la vie est déjà si difficile, qui jettent leur récolte parce qu’ils n’ont plus de saisonniers étrangers, parce que les prix qui ont augmenté n’ont pas accru leurs revenus. C’est cette mère et cette grand-mère qui débarquent chez leur médecin avec toutes leurs affaires dans quelques sacs plastiques et demandent si elles peuvent dormir dans la salle d’attente, car le fils toxicomane s’est approprié l’appartement. La police, impuissante, ne prend plus les plaintes qu’en ligne pour des raisons sanitaires, et il faut avoir une connexion, et savoir lire et écrire, et ne pas être surveillé. C’est cet autre médecin, à la régulation du 15 dans le Sud-Est, qui n’en peut plus des appels pour pendaison. D’une tous les 15 jours, il est passé à huit en une semaine.
Réintroduire le service du frère
Nos évêques nous le disent, il faudra reconstruire. Le compte Twitter de la Conférence des évêques de France recense déjà les initiatives qui se lancent, au plus près du terrain, dans tous les diocèses, grâce à nos pastorales et nos structures dédiées. Mais cela suffira-t-il ? Je vois passer les messages des acteurs de terrain, confessionnels ou non, j’entends les témoignages des médecins, des travailleurs sociaux, des bénévoles. Rien que dans mon très chic Ve arrondissement de Lyon, la dégringolade sociale est partout, et la chute, qui n’est plus amortie qu’épisodiquement par un matelas familial bien déchiré, est vertigineuse. Nous devons nous préparer, car notre système de protection sociale est en lambeaux et il ne saura répondre à l’étendue de la crise qui nous attend. Nous aurons des émeutes de la faim, si nous, catholiques, n’agissons pas dès aujourd’hui.
Nos pères évêques nous ont réveillés sur la question des migrants et sur celle de l’écologie. Ils doivent nous appeler à nous préparer, car sur le parvis des églises où, demain, seront à nouveau célébrées nos messes, ce ne sera pas le mendiant d’hier qui nous attendra, mais des familles entières que nous enjamberons. Le téléphone du presbytère sonnera bien plus souvent pour des colis alimentaires que pour des baptêmes…
Face à cette crise qui nous attend et qui a déjà commencé, que répondrons-nous ? Nous contenterons-nous de glisser le numéro de téléphone du responsable de l’antenne Diaconia ? Nous allons devoir réintroduire le service du frère au cœur de notre pratique. Nous l’avions trop souvent satellisé dans des structures associatives, indépendantes du culte ; pourtant, nous allons apprendre à passer de la distribution de colis alimentaires à l’eucharistie, comme on passe du Kyrie au Gloria. Nous allons devoir renouer avec le lavement des pieds qui lui aussi participe de l’instauration de l’eucharistie, et ne plus le réduire à un symbole du jeudi saint. Nous devrons en faire un sacrement du service quotidien. Nous ne pourrons plus nous cacher derrière la question des charismes.
L’appel à la conversion
Dans cette France qui va sortir meurtrie et à genoux de cette période de confinement pour entrer dans une période de grande souffrance économique et sociale, nous aurons un trésor à donner : notre regard sur l’autre, qui est Jésus lui-même. Les gens auront soif de ce regard unique. Un exemple, rien qu’un seul : notre manière d’approcher la mort, notre accompagnement des mourants, notre façon d’enterrer nos morts.
À l’approche de la Pentecôte, c’est une véritable conversion qui nous est demandée. Nous ne serons pas épargnés par la crise dans nos rangs, loin de là. Nous allons devoir devenir des pauvres qui aideront des plus pauvres encore. Préparons-nous. Et soyons conscients de ceci : si les hordes de la misère ne viennent pas déferler dans nos églises, c’est que, dans le cœur du pauvre, l’église paroissiale n’est plus un lieu pour lui depuis longtemps, mais l’annexe d’un club pour riches. Que Dieu nous préserve de cette effroyable tranquillité.
Note :
[1] NATALIA TROUILLER est journaliste et essayiste. Dernier ouvrage paru : Sortir ! Manifeste à l’usage des premiers chrétiens (Première partie). À paraître, avec frère Olivier de Saint-Martin, Libérés, relevés. Comprendre comment Dieu nous sauve (Mame). COLL. PERSO.