Ayant perdu l’espoir d’un changement, des militants et des universitaires de gauche de premier plan laissent Israël derrière eux
Par Shany Littman
Ils ont fondé des mouvements anti-occupation et ont combattu pour l’âme de la société israélienne, mais finalement, ils ont décidé d’émigrer. Les nouveaux exilés racontent à Haaretz comment ils ont été harcelés et réduits au silence, jusqu’à ce qu’ils n’aient presque plus d’autre choix que de partir.
En décembre dernier, quand personne ne savait que le coronavirus rôdait dans les parages, Eitan Bronstein Aparicio, 60 ans, et sa compagne, Éléonore Merza, 40 ans, ont quitté Israël pour de bon. Ils sont tous deux bien connus dans les cercles de militants de gauche. Lui a fondé l’organisation Zochrot il y a quelque 20 ans, elle est anthropologue politique, et ils ont co-écrit un livre sur la Nakba (le mot arabe pour « catastrophe », ainsi que les Palestiniens appellent les événements entourant la fondation d’Israël). Idéologiquement, politiquement et professionnellement, Merza, Française d’origine, fille d’une mère juive et d’un père circassien, ne pouvait tout simplement pas supporter la situation plus longtemps. Bien qu’elle ait été sur le point de se voir accorder le statut de résidente permanente en Israël, elle a trouvé un travail à Bruxelles et le couple y a déménagé, sans projet de retour.
Dans une conversation téléphonique avec Haaretz pendant le confinement pour cause de coronavirus en Belgique, Bronstein Aparicio dit qu’il trouve encore difficile de croire qu’il est parti. « Je vois cela comme une forme d’exil, un départ du centre d’Israël », explique-t-il.
Né en Argentine, Bronstein Aparicio a émigré en Israël avec ses parents quand il avait 5 ans, grandissant dans le kibboutz Bahan au centre d’Israël. « Mon nom a été changé de Claudio à Eitan – je porte la révolution sioniste avec moi », dit-il en riant. Il se décrit comme « un Israélien ordinaire », qui a fait son service militaire, comme tout le monde. Un processus personnel qu’il appelle « décolonisation de mon identité sioniste » l’a conduit à créer Zochrot (« Se souvenir » en hébreu) en 2001, une ONG qui vise à accroître la sensibilisation sur la Nakba et sur le droit au retour des Palestiniens auprès du public juif. Il a cinq enfants : trois d’entre eux vivent en Israël, un au Brésil et le plus jeune, un garçon qui a presque 4 ans, vit avec le couple à Bruxelles.
« Il y a un point pour lequel je suis complètement d’accord avec le déménagement — à savoir, le besoin de sauver mon fils du système d’éducation nationaliste et militariste d’Israël. Je suis heureux de l’avoir sorti de là », dit-il, ajoutant : « Les gens avec un profil politique similaire au mien ont le sentiment que nous avons été battus et que nous ne serons plus capables d’exercer une influence significative en Israël. En un sens profond, nous ne voyons pas à l’horizon une rénovation, une paix authentique ou une vie de qualité. Beaucoup de gens ont compris cela et ont cherché un autre endroit pour vivre. Il y a quelque chose d’assez insensé en Israël, donc le regarder à distance est au moins un peu plus sain. »
De fait, beaucoup de ceux qui ont appartenu à ce qui est appelé en Israël la gauche radicale ont quitté le pays au cours de la dernière décennie. Parmi eux figurent ceux qui ont consacré leur vie au militantisme, qui ont fondé des mouvements politiques et qui ont dirigé quelques-unes des organisations de gauche les plus importantes du pays : non seulement Zochrot, mais aussi B’Tselem, Breaking the Silence [Briser le Silence], Coalition of Women for Peace [Coalition des femmes pour la paix], 21st Year [21e année], Matzpen et d’autres. Ces personnes incluent des universitaires chevronnés — dont certains ont été exclus de leur travail à cause de leurs convictions et de leurs activités politiques – et également des personnalités culturelles ou des membres des professions libérales, qui sentaient qu’elles ne pouvaient plus exprimer sans peur leurs opinions en Israël. Beaucoup venaient du cœur de la gauche sioniste et se sont ensuite déplacés encore plus à gauche, ou ont observé l’état abandonner des principes qui étaient importants pour eux, au point qu’ils sentaient qu’ils n’avaient plus de place dans le discours public israélien.
Ils sont éparpillés dans le monde entier, essayant de construire de nouvelles vies avec moins de conflits intérieurs et extérieurs, très souvent par inquiétude pour l’avenir de leurs enfants. La plupart d’entre eux reculent à l’idée de s’appeler « exilés politiques », mais ils manifestent clairement que c’est l’opposition au gouvernement israélien qui les a poussés à partir, ou au moins à ne pas revenir. Certains ont refusé d’être interviewés, à cause d’un sentiment de malaise associé à leur départ et parce qu’ils ne veulent pas que leur acte privé devienne un modèle pour d’autres. Ceux qui ont parlé à Haaretz seraient les premiers à admettre qu’ils ont joui de privilèges qui leur ont permis de déménager dans un autre pays, aucun d’entre eux n’étant confronté à un avenir économique incertain ou à la perspective de devoir accepter un travail subalterne. Cependant, une claire note de douleur résonne dans toutes les conversations.
Parmi les noms bien connus ne vivant plus en Israël figurent la curatrice et théoricienne de l’art Ariella Azoulay et son compagnon, le philosophe Adi Ophir, qui était parmi les fondateurs de 21st Year, une organisation anti-occupation, et a refusé de servir dans l’armée à l’intérieur des territoires [oocupés] ; Anat Biletzki, une ancienne dirigeante de B’Tselem – Le Centre israélien d’information pour les droits humains dans les Territoires occupés ; Dana Golan, ancienne directrice générale du groupe anti-occupation Breaking the Silence ; l’urbaniste et architecte Haim Yacobi, qui a fondé Bimkom – Urbanistes pour planifier les droits ; le spécialiste de littérature Hannan Hever, cofondateur de 21st Year qui était actif dans Yesh Gvul ; Ilan Pappe, qui a été candidat pour le parti arabo-juif Hadash et membre du groupe des « nouveaux historiens », qui a quitté le pays il y a plus de dix ans et vit à Londres ; et Yonatan Shapira, un ancien pilote de l’armée de l’air israélienne qui a initié en 2003 la lettre des pilotes ayant refusé de participer à des attaques dans les territoires occupés et qui a pris part aux manifestations de flottilles vers la Bande de Gaza.
D’autres incluent le spécialiste de sciences politiques Neve Gordon, qui a dirigé Physicians for Human Rights [Médecins pour les droits humains] et a été actif dans le Ta’ayush Arab Jewish Partnership [Partenariat arabo-juif Ta’aysuh], un mouvement non violent, anti-occupation, pour l’égalité civique ; Yael Lerer, qui a aidé à fonder Balad, le parti politique nationaliste-arabe, ainsi que la maison d’édition (maintenant défunte) Andalus Publishing, qui traduisait la littérature arabe en hébreu ; Gila Svirsky, une fondatrice de la Coalition des Femmes pour la paix ; Jonathan Ben-Artzi, neveu de Sara Netanyahu, qui a été emprisonné en tout près de deux ans pour avoir refusé de servir dans l’armée israélienne ; Haim Bereshit, un militant BDS, qui a dirigé l’École de médias et de cinéma du Sapir College à Sderot et a établi la cinémathèque de la ville ; Marcelo Svirsky, fondateur du groupe de coexistence arabo-juif Kol Aher BaGalil et cofondateur de l’école juive-arabe en Galilée ; et Ilana Bronstein, Niv Gal, Muhammad Jabali, Saar Sakali et Rozeen Bisharat, qui ont essayé de créer un établissement de loisirs et de culture palestino-juif dans le bar Anna Loulou à Jaffa (qui a fermé en janvier 2019).
Ces nouveaux « partants » rejoignent ceux qui sont partis il y a de nombreuses années pour des raisons politiques, comme Yigal Arens, un militant de Matzpen, fils de feu Moshe Arens qui fut longtemps ministre de la Défense ; les militants de Matzpen Moshe Machover, Akiva Orr et Shimon Tzabar, qui sont partis dans les années 1960 ; ainsi que les réalisateurs Eyal Sivan, Simone Bitton et Udi Aloni, qui sont partis dans les années 1980 et 90.
Le mot qui revient encore et encore quand on parle avec ces personnes est « désespoir ». Un désespoir qui s’infiltre, continuant durant des années.
« Je garde un vif souvenir de la période des Accords d’Oslo, de l’euphorie — que je partageais », dit Bronstein Aparicio. « Je me souviens des années où il y avait le sentiment que peut-être [le conflit] allait être résolu et que peut-être il y aurait la paix, mais ce sentiment n’a plus existé depuis longtemps. Nous sommes dans un état de désespoir constant qui continue à grandir. »
Alors, après de longues années de militantisme, tous les interviewés ont témoigné qu’ils avaient perdu l’espoir d’un changement politique en Israël. Beaucoup d’entre eux sont convaincus que si un changement se produit, cela ne viendra pas de l’intérieur d’Israël. « Je pense que cela pourrait venir principalement de l’extérieur », explique Bronstein Aparicio. « J’ai des espoirs avec BDS, qui est la seule chose importante qui arrive maintenant dans ce domaine. De ce point de vue, un exil politique comme celui-ci peut avoir un rôle significatif. »
Lire :
Le meilleur moment pour émiger
Source : https://www.aurdip.org/ayant-perdu-l-espoir-d-un.html
Source originale : https://www.haaretz.com/israel-news/.premium.MAGAZINE-losing-hope-for-change-top-left-wing-activists-and-scholars-leave-israel-behind-1.8864499
J’ai reçu cette nouvelle avec une grande tristesse ! Nous avions reçu Eléonore et Eitan, respectivement anthropologue et éducateur israëlien, fondateur de l’ONG Zochrot, il y a 2 ans à Versailles. Tous les 2 ont fondé l’ONG De-Colonizer et écrit “La Nakba, pour la reconnaissance de la tragédie palestinienne en Israël”. Je suis en train de lire cet très beau document et je le vis différemment depuis cet exil …. à Bruxelles où Eléonore a trouvé du travail ! Beaucoup d’autres sont déjà partis….en attendant les suivants !!!