Par René Poujol
Quinze ans après sa mort, deux auteurs exercent un « droit d’inventaire » sur son pontificat auréolé de sainteté.

Il aurait eu cent ans ce 18 mai, à quelques semaines du 15e anniversaire de sa disparition et du 40e de son premier voyage en France. C’est assez dire si l’année 2020 est symboliquement marquée par le souvenir de Karol Wojtyla. Et celui d’un pontificat d’exception par bien des aspects, dont sa durée : 26 ans, 5 mois et 18 jours, le troisième le plus long de l’histoire de l’Église. Chacun garde en mémoire l’interminable agonie qui, vingt ans après l’attentat de la place Saint-Pierre, allait bouleverser des centaines de millions de fidèles à travers le monde et préparer l’opinion au « santo subito » faussement spontané du jour des funérailles. Vox populi, vox dei. La cause était entendue. Et le saint pape moralement embaumé pour l’éternité. Quinze ans plus tard, la crise accentuée de l’Église, le renoncement de Benoît XVI, le tsunami des scandales tant financiers que pédocriminels sont venus jeter une ombre sur ce pontificat. Au point de légitimer aujourd’hui la revendication d’un «droit d’inventaire ».

Vatican II, a minima
C’est la démarche que propose l’ouvrage de Christine Pedotti et Antony Favier : Jean-Paul II, l’ombre du saint, qui sort en librairie ce 4 juin après un long confinement dans les cartons de l’éditeur. (1) Venant d’une auteure qui, il y a peu, appelait sur Le Monde.fr à « décanoniser » Jean-Paul II, on pouvait redouter un brûlot à charge. (2) Ce que le livre n’est pas, même si la grille de lecture est engagée. Mais enfin on sait gré aux deux auteurs de nous fournir là un ouvrage très richement documenté – sans doute l’apport déterminant d’Anthony Favier, docteur en histoire contemporaine – qui ne sombre pas dans le manichéisme. L’ouvrage, qui ne prétend à aucune exhaustivité sur la vie du pape polonais, apporte aux biographies existantes – dont celle de mon ami Bernard Lecomte (3) – un recul et un complément salutaires.
Il est essentiel, pour la compréhension, de resituer le contexte ecclésial dans lequel le cardinal Wojtyla, à la mort de Paul VI puis de Jean-Paul 1er, a été élu pape. Treize ans après la clôture de Vatican II, l’Église catholique s’est trouvée confrontée à une période de basculements sociétaux sans précédent, qui sont venus mettre à mal la mise en œuvre du Concile dans un monde qui n’était déjà plus celui de 1962 que l’Église se proposait de rejoindre et d’évangéliser. De là, le dilemme qui, depuis, n’a cessé de déchirer l’Église : fallait-il faire marche arrière ou considérer, à l’inverse, que l’aggiornamento – qui fut réellement « l’esprit » du Concile – devait être poursuivi à frais nouveaux ? Jean-Paul II, d’évidence plus proche de la première sensibilité, a choisi d’interpréter les actes du Concile a minima. Pour tenter de contenir les divisions et faire prévaloir une « herméneutique de la continuité ». Les deux auteurs, eux, plus radicaux, croient pouvoir affirmer à ce propos : « Il n’est pas exagéré de dire que le pontificat de Jean-Paul II a mis fin à toutes les espérances et les expériences de liberté initiées par le Concile Vatican II. »
Trois apports décisifs de Jean-Paul II dans la vie de l’Église
Cette lecture – qui sera contestée par certains – ne gomme pas pour autant, à leurs yeux, les aspects positifs d’un pontificat dont la première décennie fut, à sa manière, flamboyante. Au-delà de la contribution du pape polonais à la chute du communisme – contribution dont l’ampleur, controversée, est analysée par d’autres auteurs –, Christine Pedotti et Anthony Favier pointent trois apports décisifs de Jean-Paul II dans la vie de l’Église et ses rapports au monde. Le premier concerne la promotion des « droits humains » que le Magistère a longtemps situé en rivalité avec les droits de Dieu. Certes, la reconnaissance de ces droits préexistait largement dans la Doctrine sociale de l’Église. Mais qui en avait réellement connaissance et conscience avant que ce pape pèlerin-voyageur ne s’en fasse le héraut dans plus d’une centaine de pays sur les cinq continents ? Le deuxième apport, à la faveur du Jubilé de l’An 2000, a été de reconnaître la responsabilité collectivité de l’Église dans un certain nombre de crimes trahissant le message de l’Évangile : croisades, conversions forcées, inquisition… là où, de tradition, on préférait ne retenir que des dérives individuelles pour ne pas entacher l’image de « sainteté » de l’Église. (4)
La troisième enfin, par-delà le rassemblement d’Assise et la promotion des dialogues œcuméniques et interreligieux, qui demanderaient un examen nuancé, a été la réconciliation définitive du catholicisme avec le peuple juif. Reconnaître en eux des « frères aînés dans la foi » qu’il n’y a pas lieu de vouloir convertir, voilà une révolution réellement copernicienne. Les auteurs écrivent à ce propos : « Le chemin que Jean-Paul II fit faire au catholicisme est décisif et il est, pour l’essentiel, à mettre au crédit de sa détermination personnelle à triompher des nombreux obstacles qui se dressèrent sur sa route. »
Des erreurs sur les femmes, les prêtres, les nouvelles communautés, la gouvernance de l’Église, la piété populaire…
D’autres aspects du pontificat, à l’inverse, sont versés par les auteurs au débit du pape polonais. Non, comme on pourrait le penser, par pure idéologie « progressiste », arguant que : « de toute manière ils ne l’aimaient pas ! », mais parce qu’in fine, à y regarder de près, ils signent une forme d’échec du projet dont Jean-Paul II était porteur : restaurer la puissance de l’Église catholique. Or c’est bien d’une Église profondément en crise et affaiblie qu’a hérité Benoît XVI à sa mort et qu’il a du transmettre de manière précipitée à son successeur, dans les pires conditions, faute d’avoir su ou pu faire face. François le pourra-t-il à son tour ?
Dans sa détermination à reévangéliser la vieille Europe, le pape polonais misait sur la famille et la place centrale qu’y tiennent les femmes « sentinelles de l’invisible » (Lourdes 2004), à l’image de Marie : vierge, épouse et mère ! En réaffirmant avec constance son hostilité à toute forme de contraception, comme il l’avait fait dès les années soixante en soutien à l’élaboration d’Humanae Vitae ; en plaidant pour « une égale dignité » de la femme, là où nombre d’entre elles, bien ancrées dans leur siècle, réclamaient en fait, « l’égalité » y compris dans la vie de l’Église – on songe ici aux religieuses américaines – il s’est aliéné d’incomparables pourvoyeuses de vocations.
Or, précisément, les vocations sacerdotales ont toujours été, pour Jean-Paul II la clé de voûte de la reconquête. « Si la question des prêtres, analysent Christine Pedotti et Anthony Favier, est au cœur de son pontificat, c’est parce qu’ils sont l’armée qu’il lève pour son entreprise de réarmement spirituel du catholicisme. » C’est pour servir la cause des vocations qu’il promeut la famille traditionnelle et condamne sans appel toute forme de conjugalité homosexuelle ; qu’il soutient inconditionnellement les mouvements et communautés nouvelles perçues comme autant de viviers vocationnels et ferme les yeux sur les dérives de certains de leurs fondateurs. On pense ici à Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ, dont Jean-Paul II préside à Rome le jubilé sacerdotal « pharaonique » de 2004 – une quasi béatification de son vivant – entouré d’un aréopage de cardinaux, mais en l’absence remarquée de Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi qui lui « sait » déjà tout de ses turpitudes criminelles et en a, on l’imagine, informé le pape… en vain !

Aujourd’hui, après le passage du tsunami pédocriminel qui n’a pas encore révélé tous ses ravages – ni sans doute produit tous ses effets – et que Jean-Paul II n’a su ni voir ni prévenir, que reste-t-il de cette image idéalisée, magnifiée, sacralisée du prêtre ?
Il est vrai qu’en 2004, un an avant sa mort, Jean-Paul II était déjà très diminué. Voilà des années que la progression de la maladie de Parkinson était venue renforcer son désintérêt naturel pour la gestion de l’administration vaticane et plus largement la gouvernance de l’Église. Responsabilité laissée à la Curie, la légitimant de fait comme – seule ? – garante de la continuité de l’Église. « La curie, cette administration qui, parce qu’elle sert la papauté, n’hésite pas à désobéir aux papes. » Benoît XVI en sait quelque chose qui dut se démettre faute de parvenir à la soumettre ; et aujourd’hui François qui peine à lui imposer sa ligne réformatrice.
L’expérience du communisme de l’ancien archevêque de Cracovie lui a servi d’atout pour comprendre – et sans doute accélérer – l’effondrement de l’empire soviétique. Mais elle l’a aveuglé sur le risque réel que pouvait représenter la théologie de la libération en Amérique Latine, aujourd’hui quasiment réhabilitée. Au point de déconsidérer des personnalités aussi charismatiques que Dom Helder Camara ou Mgr Romero martyr de la foi. S’appuyer sur l’Opus Dei et les Légionnaires du Christ pour promouvoir une « piété populaire » moins politiquement engagée a eu paradoxalement pour effet de pousser des masses de fidèles dans les bras des communautés protestantes Pentecôtistes. Mouvement que François essaie aujourd’hui d’enrayer en développant, malgré un épiscopat majoritairement « Wojtylien ou Ratzingérien », ce qu’il appelle une « théologie du peuple ».
Il avait tout misé sur la restauration d’une Église puissante
D’autres aspects du pontificat seraient également à revisiter, avec le recul du temps. Il en est plusieurs, notent les auteurs, qui, derrière une première approche flatteuse, semblent cacher un bilan plus mitigé. Deux exemples : si les JMJ ont assurément donné un coup de jeunesse à l’image de l’Église et galvanisé une « génération Jean-Paul II » puis « Benoît XVI », les statistiques concernant les vocations, qui en étaient l’un des enjeux, n’ont pas décollé pour autant (5) ; si le jubilé de l’An 2000 a drainé vers Rome, sur le tombeau des apôtres Pierre et Paul, quelque 32 millions de pèlerins, il n’a pas enrayé la baisse de la pratique religieuse dans les pays anciennement christianisés ! « À l’issue de cette longue année jubilaire, Jean-Paul II qui croit avoir remis l’Église catholique sur pied pour les mille ans à venir n’imagine pas que la décennie 2000 va être l’une de plus difficiles pour le catholicisme romain. » C’est peu dire !
L’heure des obsèques, en 2005, ne fut pas l’heure du bilan. Elle ne pouvait pas l’être ! Mais l’empressement à porter sur les autels ce pape d’exception fut assurément une erreur. Certains diront une faute ! Car aujourd’hui, ce qui relevait en lui – et relève toujours – d’une authentique sainteté se trouve suspecté au regard des ombres de son pontificat. « Peut-on canoniser un berger qui a laissé les loups dévorer les enfants ? » interrogent les auteurs, un peu abruptement il est vrai. (6) Mais sont-ils les seuls à penser ainsi ? Même si, à ce jour, aucune preuve ne peut être apportée qu’il savait vraiment et n’a rien fait !
Les actes d’un pontificat qui ne fut pas que de sainteté !
Voilà un livre que certains pourront trouver « à charge » et qui ne l’est pas vraiment. Pour les raisons que j’évoquais plus haut et que l’on retrouve, de manière synthétique, en conclusion. « Jean-Paul II avait tout misé sur la restauration d’une Église puissante, affirmant la Vérité avec autorité, appuyée sur un gouvernement central fort, un pape charismatique, la main de Dieu sur terre, pouvant compter sur un clergé fort, sûr de lui et de ses prérogatives. » Aujourd’hui cette image est largement battue en brèche au niveau de l’Église universelle, affaiblie par les scandales pédocriminels. Chez nous, elle ne recouvre la réalité que de rares diocèses, mouvements ou communautés paroissiales de grandes villes qui s’imaginent volontiers en fer de lance, en « minorités actives », de la nouvelle évangélisation ».
« François, poursuivront les mêmes, a-t-il fait des miracles depuis sept ans ? » Assurément pas ! Sauf que la crise à laquelle il doit faire face, qui ébranle aujourd’hui la puissance, la crédibilité et l’autorité de l’Église, s’enracine bien, pour une part, dans les pontificats précédents, dont celui de Jean-Paul II ! Et que cette crise surgit dans un contexte de chamboulements planétaires : écologique, économique, migratoire, technologique, anthropologique, géostratégique et désormais satinaire… qui repose, à frais nouveaux, la question de l’aggiornamento « permanent » de l’Église catholique qui était, redisons-le, l’intuition profonde de Vatican II ! (7)
Alors, faire marcher arrière ou entrer avec confiance dans l’obscurité de l’avenir ? L’alternative reste aujourd’hui la même qu’à l’avènement du pontificat de Jean-Paul II. Il y a quarante ans !
Notes :
(1) Christine Pedotti et Antony Favier, Jean-Paul II, l’ombre du Saint, Ed. Albin Michel 2020, 336 p. Sur son blog personnel, Anthony Favier apporte quelques éléments complémentaires concernant Jean-Paul II et les affaires de pédocriminalité qu’on lira avec intérêt.
(2) Pétition initiée avec Anne Soupa aujourd’huite candidate à l’Archevêché de Lyon, l’une et l’autre cofondatrices du Comité de la Jupe et de la Conférence catholique des baptisé.e.s francophones (CCBF).
(3) Bernard Lecomte, Jean-Paul II, Gallimard collection de poche Folio 2006, 992 p.
(4) On a retrouvé le même déni dans les affaires de pédocriminalité et de dérives sectaires dans l’Église, où l’on n’a voulu voir, dans un premier temps, que des manquements ou des actes criminels individuels, là où le pape François a fini par reconnaître l’existence de causes systémiques (dont le cléricalisme) et donc la responsabilité collective de l’institution.
(5) Je garde en mémoire une rencontre au Vatican, dans les années 2000 où je dirigeais la rédaction de Pèlerin. Un cardinal de Curie m’avait confié que les JMJ n’avaient eu aucun impact réel sur les vocations sacerdotales. Elles avaient pu, ici ou là, conforter des vocations déjà latentes, mais n’en avaient sans doute fait naître de nouvelles que de manière marginale, bien en deçà des espérances.
(6) Pour ma part, je me souviens avoir publié à deux reprises sur ce blog, lors de la béatification de 2011 puis de la canonisation de 2014, des billets exprimant une perplexité personnelle que je savais partagée.
(7) Une intuition que le pape François reprend à son compte en convoquant, pour 2022, un Synode sur la synodalité dont on voit bien qu’il est au cœur de son projet réformateur.
(Cet article est publié, simultanément, dans Golias Hebdo n°627 du 4 juin. Je remercie vivement sa rédaction d’avoir bien voulu lui faire place.)
On peut aussi écouter l’interview de Christine Pedotti sur RFI : http://www.rfi.fr/fr/podcasts/20200607-jean-paul-ii-15-ans-apr%C3%A8s-le-temps-bilan