CINQUIÈME « PROVINCIALE » ou CINQUIÈME LETTRE PASCALE AUX AMIS CONFINÉS
Par le Frère François Cassingena-Trévedy
Chers amis, le confinement touche à sa fin. Dans l’incertitude. Dans l’inquiétude. Dans la confusion. Il ne faudrait point que, cédant à un mauvais pli, l’on sacrifie l’humain à la reprise économique ni que la circulation, retrouvant sa fièvre accoutumée, écrase les plus fragiles. Mais d’ailleurs qui sait si le confinement ne reviendra pas ? On se prendrait presque à désirer qu’il se prolonge ou se renouvelle, non pas tant pour la retraite méditative qu’il nous procure que pour l’œuvre de discernement qu’il opère entre les esprits, entre les temps, entre le caduc et le pérenne, entre ce qui est noble et ce qui est vil. En ces jours d’une indéniable gravité, et porté par les multiples témoignages de votre assentiment – j’oserais dire de votre connivence –, je reviens encore une fois vers vous. Durant ces semaines de couvre-feu, presque insensiblement et sans que je l’eusse prévu dès les premières heures, j’ai découvert qu’une responsabilité « pastorale » d’un genre bien singulier m’était impartie : c’est vous, au fond, qui me l’avez donnée ! Vous m’avez fait approfondir, comme jamais peut-être, la dimension sociale – « ecclésiale » – de la parole. Ce temps de pandémie ne sera donc pas perdu. J’entrevois et je constate néanmoins que ma liberté de parole me vaudra des inimitiés, mais j’assume cette éventualité dans la paix : mieux vaut être dans le « christique » (expérience de l’hostilité à une parole audacieuse et franche) que dans le confort de la dissimulation et de la servilité. Une vague s’est formée au large, elle est accourue lentement d’où certains de l’attendaient pas, elle s’est accrue d’innombrables molécules, elle a bourgeonné de fleurs de sel et attend de voir, joyeuse, étonnée, jusqu’où va s’étendre son déferlement : tel est un peu mon patient et passionnant travail, mon « poème » de ces jours. Et c’est sous le signe bien-aimé du Poverello d’Assise que, frère « mineur », je « prêche » à des oiseaux libres, pour qu’ils volent de leurs propres ailes et contribuent à de nouvelles fécondations en transportant au loin les semences que j’aurai répandues.
Le confinement a marché de pair avec un certain raffinement. Un raffinement de nos relations, un raffinement de notre pensée, un raffinement de notre travail ordinaire, un raffinement de notre attention au détail. Détail de notre entourage humain, détail de notre paysage environnant, si restreint soit-il, détail de nos tâches obligées. Mais le détail n’est-il pas l’humble horizon, le modeste domicile de nos vies quotidiennes ? Nous ne pouvons tout voir, ni tout savoir, ni tout pouvoir, ni tout maîtriser. Ces temps de restriction rabaissent opportunément notre prétention à la totalité et nous obligent à envisager l’indéterminé, au jour le jour, comme notre seul avenir. Durant ces quelque huit semaines écoulées, notre existence s’est trouvée rationnée, comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps, et elle va le demeurer durablement encore, sans doute. Aujourd’hui, nous avons envie de quelque chose, de plein de choses. En tout cas nous n’avons plus envie d’avant. Nous avons envie d’autre chose. Au terme de ce temps, préliminaire à tous égards, nous pouvons récapituler et identifier ce qui nous reste. Or il faut bien nous persuader que ce qui nous reste n’est pas moins que ce que nous avions auparavant. Si ce qui nous reste est un progrès de sagesse, d’intériorité, d’humanité, alors ce qui nous reste est plus que ce que nous avions auparavant. Les dépouillements consentis n’appauvrissent pas : ils enrichissent. Le véritable reste est toujours plus que la somme qui le précède, tout simplement parce qu’il demeure. Nous ne sortons pas du confinement tout à fait dans le même état que celui dans lequel nous y étions entrés : l’exercice nous a insensiblement modifiés, au plan personnel comme au plan collectif (au moins au plan de nos petites communautés). Nous étions entrés dans cette mise en quarantaine un peu noués et sur la défensive, avec la peur au ventre, et voilà qu’insensiblement, au fil des semaines, à travers la fidélité au devoir d’état, l’interprétation des Écritures et l’intelligence de ce qu’est, en vérité, la « résurrection », quelque chose s’est dénoué, détendu et dilaté en nous, entre nous. Quelque chose de dé-chaîné », de libre, d’éminemment printanier. Le bénéfice le plus certain de l’épreuve est l’idée qui nous est venue de nous causer de fenêtre à fenêtre, de clocher à clocher, de colline à colline, et la découverte que nous avons faite de notre profonde entente. Le confinement nous a unis : il ne faut pas que le déconfinement nous disperse. La longévité de nos liens, la solidité de la toile patiemment tissée, la définition partagée de nos attentes, voilà désormais les grandes questions qui doivent nous mobiliser activement et nous arracher à toutes sortes de morosités prévisibles. Un « ordre », une « compagnie » du Compagnon blanc s’ébauche : il faut qu’elle se confirme et demeure.
La pandémie est à l’évidence la sanction naturelle et quasi automatique de nos maltraitances invétérées à l’égard des écosystèmes et des aberrations de notre « commerce » planétaire. L’homme, laissé à son propre conseil » (Sir 15, 14), ne peut consulter là-dessus que ses propres responsabilités. Mais l’on a entendu dire, l’on entend dire encore, çà et là, que la pandémie est un châtiment de Dieu. Ce vocabulaire intenable, sinon tout à fait monstrueux, hérité d’une longue tradition de prédication terrorisante, relève d’une conception archaïque, magique et superstitieuse de Dieu, dont il n’est pas certain qu’elle ait cessé tout à fait d’infecter nos représentations mentales ni les présupposés de nos discours ecclésiastiques (même lorsqu’ils parlent avec volubilité de l’amour…) ; elle induit également, demeurant bien sûr hors de cause la belle prière des « simples », les stratégies mercantiles d’une certaine prière de demande scrupuleuse et machinale. Car l’Évangile, loin des bavardages et des rabâchements (Mt 6, 7), suggère bien sûr de demander, mais il demande d’abord quelque chose, très peu de choses, à la demande elle-même, pour qu’elle soit juste : il lui demande la sobriété et la discrétion qui s’appuie sur la confiance inébranlable dans l’Ami. « Seigneur, celui que tu aimes est malade… » (Jn 11, 3). Présenter le Monde et nous présenter avec le Monde à l’Ami : cela suffit et fait le fond de notre commun « sacerdoce ». « Cette maladie ne mène pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » (Jn 11, 6). De la part de « Dieu » (ce nom lui-même, problématique, demande à être revisité, et surtout ré-évangélisé), il n’y a pas de châtiment à attendre. Nos maux personnels et collectifs ne sont que l’aubaine qu’il saisit pour manifester sa gloire, que l’interstice par lequel passe sa gloire, que l’espace dans lequel sa gloire « se passe » sur un mode pascal qui l’engage lui-même, non comme démiurge, mais comme Patient. Gloire paradoxale de la croix. Paradoxale, c’est-à-dire, selon les deux sens du mot « doxa », à rebours de l’opinion commune et à rebours de la gloire mondaine. « Gloire du Seigneur » qui, de tristesse et de consternation, peut déserter nos institutions trop sûres d’elles-mêmes, comme le prophète Ézéchiel la vit quitter le Temple de Jérusalem (Éz 10, 18-22). Non, je ne crois pas en un Dieu condescendant qui assène des coups sur l’homme, mais en un Dieu émergeant qui affleure à travers les efforts que l’homme fait pour s’humaniser toujours davantage : un Dieu en ascension au plus haut de l’homme et qui convoque l’intégralité de sa chair au plus haut niveau de vie. Le Dieu que l’on cherche à acheter et à fléchir n’est qu’une idole forgée par la peur panique qui se tapit au fond de chacun de nous. Un magnifique « païen » comme Lucrèce (la catégorisation des « païens » et de ceux qui ne le sont pas est bien discutable…) avait déjà dénoncé cette perversion lorsqu’il évoquait une « humanité écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menace les mortels de son aspect horrible » (De Natura rerum, I, 63-65).
Je crois que le fond de l’affaire est là, que l’enjeu des débats qui agitent en ce moment le monde catholique – le petit monde catholique trop enclin, parfois, à faire la loi à tout le monde – est là, non pas seulement dans un clivage interne au catholicisme français (vieille lune), mais dans un clivage beaucoup plus fondamental et grandissant entre la « religion » et un tout autre positionnement, plus modeste, plus dépouillé, plus sereinement désemparé, de l’homme dans l’univers et devant son destin ; entre l’acceptation courageuse de l’abime et l’instinct infantile qui pousse à le conjurer, à l’aménager, à le meubler avec toutes sortes d’objets « religieux ». Demeurant sauve la Tradition comme acte de passation de Vivant à vivants, demeurant incontestable le trésor de sainteté, de charité, d’intelligence et de beauté qu’ont élaboré deux millénaires chrétiens, il nous faut revenir aujourd’hui de manière réflexive sur notre histoire et discerner ce qui est étranger à l’Évangile, inutile à l’Évangile, ce qui n’est plus dicible, ni crédible, ni tenable. Il nous faut, moyennant une opération d’une rigueur et d’une lucidité sans précédent, détacher Jésus du dieu magique, du dieu archaïque, du dieu artificiel, du dieu officiel, du dieu philosophique, du lourd appareil dogmatique aux appendices suspects qu’on lui a attaché depuis des siècles, et qui l’encombre, et qui nous encombre sérieusement nous-mêmes, si nous sommes honnêtes (le malheur est que peu ont l’honnêteté de l’avouer). Corrélativement, il nous faut choisir entre la prolongation acharnée d’un certain fonctionnement religieux et l’exploitation innovante de ces « ressources du christianisme » sur lesquelles François Jullien vient d’attirer notre attention dans un petit ouvrage remarquable, ou encore la mise en œuvre de cet « esprit du christianisme » dont le Père Joseph Moingt, jeune vieillard de cent-trois ans, vient de nous suggérer les grands traits dans son audacieux testament spirituel. Certes, l’Église, comme Mystère (Ep 3, 4-11), comme Dessein de Dieu sur l’humanité, comme Fondation évangélique (Mt 16, 18-19 ; Jn 21, 15-19), est éminemment sainte et transcende l’histoire des hommes ; certes, l’institution temporelle (elle ne s’assoit véritablement, pour le bon et le moins bon, qu’au IVe siècle) est irremplaçable (l’absence pure et simple d’institution serait une utopie, car rien ne perdure, ici-bas, sans une certaine assise institutionnelle), mais l’institution, dans sa configuration présente, est appelée à reconnaître ce qu’il y a de prétentieux et de malhonnête dans certains de ses comportements, ce qu’il y a d’insuffisamment revisité, d’insuffisamment repensé, et par conséquent d’inadapté dans certains de ses discours, dans sa catéchèse, dans sa prédication, dans sa liturgie, dans sa pratique sacramentelle, dans sa conception des ministères ordonnés, dans sa formation aux ministères ordonnés, dans son interface avec la culture et le monde. Certains, dont je suis, ressentent avec une acuité lancinante et de façon vraiment douloureuse l’inactualité de tout un système, la caducité de tout un édifice, la dérive d’un continent entier, la gravité d’un véritable changement « climatique ». L’effondrement de la voûte de Notre-Dame de Paris, il y a un an (définitivement irréparable), possède à cet égard la valeur d’un symbole dont beaucoup, beaucoup de clercs surtout, n’osent pas regarder en face la dimension tragique : effondrement d’un édifice non seulement matériel, mais conceptuel et civilisationnel, effondrement d’un ciel enchanteur, harmonieux, certes, mais caduc et nous laissant soudain désemparés sous un autre ciel qui se découvre sans fond. Au-delà des susceptibilités et des allergies politiciennes qui sous-tendent en ce moment les réactions catholiques, c’est à ces profondeurs vertigineuses, me semble-t-il, que les choses se passent et que, de toute urgence, une conversion, un déplacement de grande envergure s’impose à nous. Nous aspirons à une Église qui pense ; qui repense ses affirmations et ses fonctionnements ; qui, en auscultant profondément et sans présomption le monde, l’accompagne dans l’effort qu’il fait pour se penser. Par des voies discrètes et latérales, par les bas-côtés, nous aspirons, nous conspirons à avoir, ou plutôt – parce que nous sommes toujours d’elle, et que nous l’aimons, et justement parce que nous l’aimons – nous aspirons à être une Église qui fasse le saut de la « mythologie » chrétienne à la théologie chrétienne, du psittacisme à l’interprétation, de la réaction à l’Action, de la paresse à la Pensée, de l’hagiographie à l’honnêteté, de l’angélisme à la considération de la chair, de la gourmandise du merveilleux à la gravité du Réel, de l’ecclésiastique à l’ecclésial, de l’établissement à l’Exode. Devant l’inanité de tant de discours religieux, devant l’inertie de tant d’installations, devant l’indigence de tant de propos catholiques, j’ai parfois envie d’avouer, avec l’enthousiasme d’un néophyte, « l’athée » qui sommeille en moi, l’athée chrétien qui reste en moi : car, au bout de soixante ans d’existence – je pousse ici la franchise jusqu’au bout – il ne reste peut-être plus que cela en moi. Mais, somme toute, ce reste est un plus ! En tout cas, dirais-je avec un grain d’humour, peut-être faut-il, comme clerc – et surtout comme clerc – posséder en soi-même un taux suffisant d’anticléricalisme pour être en vérité et sans péril un homme d’Église, comme un Père Daniélou l’avait parfaitement compris et clairement formulé. « Réparer l’Église qui tombe », comme le Poverello (toujours en filigrane de ces propos) s’en était entendu intimer l’ordre, ne signifie pas restaurer à l’identique (ce qui est l’affaire des Monuments historiques), mais redimensionner l’édifice à l’échelle de son environnement, ce qui est l’œuvre commune de l’Esprit Saint et des baptisés : « L’Esprit Saint et nous-mêmes… » (Ac 15, 28).
Au regard du travail de discernement et de construction positive, passionnante, dont les circonstances actuelles nous offrent une opportunité sans pareille, la présente lettre serait presque une charte, ou du moins une allumette, au sens métaphorique que l’on donnait à ce terme dans la langue spirituelle du XVIIe siècle. En envisageant notre « fraternité du Compagnon blanc », nous pouvons dès lors nous poser les questions suivantes, tout à fait pratiques. Comment faire pour que ce temps de pandémie, au lieu de nous fermer et de se refermer sur lui-même comme une simple parenthèse, ouvre en nous et entre nous cet espace, ce christianisme spacieux qu’évoquait la dernière lettre ? Comment faire pour que l’attrait de l’Ouvert perdure au-delà du choc pandémique et de la période d’urgence sanitaire ? Comment faire, non pour imposer un Christ-roi plus ou moins temporel dans la sphère publique (cette prétention est obsolète), mais pour manifester et incarner la présence du Christ – du Compagnon blanc – dans cette communauté qui se cherche entre les citoyens et les responsables de l’État ? Autrement dit, comment des citoyens, plus compréhensifs quant à la difficulté de faire fonctionner un État, plus attentifs à l’intrication de toutes les instances qui le composent, entreprennent, au cœur de la chose publique, et sans nécessairement tout approuver, un dialogue et une collaboration à travers lesquels se manifeste la présence du Christ ? Le déconfinement va exiger une intense attention à l’autre : chacun devra renoncer à l’impatience, à l’insolence, à la gourmandise, à l’incivilité de son ego, pour donner la priorité à la protection de l’autre, moyen éminent de rentrer en relation avec lui. N’y a-t-il pas là une manière très circonstanciée de faire eucharistie ? Comment penser l’Eucharistie en échappant à un très vieux et très actuel matérialisme eucharistique qui chosifie la Présence du Ressuscité au point de l’identifier, ou peu s’en faut, à un comprimé effervescent ? Comment penser le ministère ordonné en échappant aux ambiguïtés du « sacré » et à l’hégémonie du prêtre tout-puissant et solitaire ? Le « Compagnon blanc » est une expression qui nous donne à rêver, à imaginer, à penser : comment faire pour dépasser le simple charme des mots et découvrir, au plus intime de nous-même, la réalité qu’ils esquissent ; pour construire, ensemble, le compagnonnage spacieux et rayonnant qu’ils appellent ? Car nul ne saurait prendre la place du Compagnon blanc ni revendiquer pour soi-même une place auprès du Compagnon blanc (voir Mt 20, 20-23), mais la place doit demeurer toujours vacante en nous, entre nous, pour le Compagnon blanc : une communauté chrétienne ne se construit qu’autour de la place vacante – appel d’air ! – qu’elle laisse à son Seigneur Absent-Présent.
Et voilà comment nous en venons tout naturellement à l’évangile du cinquième dimanche du Temps pascal (Jn 14, 1-12), tiré de l’admirable « Discours d’adieu » du Christ johannique. « Que votre cœur ne se trouble pas… » Voilà bien les paroles rassurantes que nous avons besoin d’entendre sur le seuil d’un temps de l’indéterminé, puisqu’aussi bien l’affranchissement de tout dieu archaïque et mythologique ne signifie pas la condamnation de notre besoin d’être rassurés, et ne donne au contraire que plus de force aux paroles rassurantes de notre grand Frère humain. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père… Je m’en vais vous préparer une place… » Voilà la maison spacieuse, conçue pour la « stabulation libre », accueillante au pluriel, à la différence et à la diversité. À vrai dire, nous n’avons pas à gagner la « place » en question par quelque mérite que ce soit : ce n’est pas une place honorifique, mais une place vitale dans le grand organisme de la Vie. « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie… » Remarquons bien l’ordre de l’énumération, la structure de cette trilogie. Non pas la Vérité seule, mais la Vérité accompagnée par le Chemin et la Vie, entre le Chemin et la Vie, prise, en somme, dans le dynamisme de la Vie (voir Ac 17, 28 : « De Lui nous tenons la vie, le mouvement et l’être »). Non pas un contenu dogmatique à apprendre, non pas une vérité close, mise en conserve, intolérante, intransigeante, comme elle est apparue trop souvent dans notre histoire catholique, mais une vérité toujours en train de se faire, toujours en train de se faire jour, dans la beauté, l’humilité, la gloire du pur apparaître, dans le mouvement existentiel et historique du pur advenir. Et le Christ continue avec un affectueux reproche : « Il y a si longtemps que je suis avec vous et vous ne me connaissez pas ? Philippe, qui me voit, voit le Père. » Nous restons comme interdits. Inutile de chercher plus loin. La curiosité est vaine. Le Christ ne fait pas mystère – pas mystère supplémentaire – de Dieu : il astreint simplement notre regard à l’austérité, à l’altérité de son visage d’homme, comme au jour de la Transfiguration : « Ils ne virent plus que Jésus seul » (Mt 17, 8) ; comme au jour du Discernement où les uns et les autres lui demanderont : « Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif ?… (Mt 25, 37 et 44). Le Visage, composé de tous les nôtres, fait jaillir nos larmes (Lc 23, 61-62), fait briller notre joie (Jn 20, 20) et nous renvoie à nos responsabilités (Mt 25, 40). On ne saurait concevoir humanisme plus intégral que celui que respirent, qu’inspirent tous ces textes rapprochés. Transparent au Père, le Visage de l’Homme « venu du Père et retournant au Père » (Jn 16, 28) n’a pas d’au-delà qui sollicite notre curiosité : celle du dieu que forgent inlassablement nos angoisses, nos imaginations et nos acrobaties intellectuelles. C’est pourquoi, décidément, « nous voulons voir Jésus » (Jn 12, 21).
Mettons-nous donc en Chemin dans le sens de la Vie qui nous envoie au Monde. On aurait aimé, ces derniers temps, entendre davantage de réclamations généreuses pour la Mission que de revendications égoïstes pour la messe (celle-ci n’ayant de raison d’être que celle-là). Une mission dépouillée de tout appétit d’annexion et de conquête, mais qui laisse l’autre, tout autre, intact. Car le Christ ne détruit pas ce qu’il sanctifie, mais le répare, l’exalte et le transfigure. Loin des mesquineries, une Altitude appelle notre rupture d’amarres, notre abandon à son rythme souverain et, qui sait, notre bienheureuse perdition dans ses flots. Laissons l’Esprit travailler la chair frémissante de la mer, laissons la lumière traverser le galbe de la vague. « Le vent se lève : il faut tenter de vivre. » (Paul Valéry, Le cimetière marin). « Là où la terre n’existe plus, là d’où vient ce mouvement sur la forêt, d’une rive du monde jusqu’à l’autre, il n’y a de chemin qu’à travers la Paix… Sur les choses qu’il a créées ne cesse pas l’interrogation de l’Esprit. » (Paul Claudel, La Messe là-bas).
Source : https://www.facebook.com/francois.cassingenatrevedy/posts/3182656181958866
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