Par Emiliano Arpin-Simonetti et Christophe Genois-Lefrançois
« L’attitude fondamentale de se transcender, en rompant avec l’isolement de la conscience et l’autoréférentialité, est la racine qui permet toute attention aux autres et à l’environnement, et qui fait naître la réaction morale de prendre en compte l’impact que chaque action et chaque décision personnelle provoquent hors de soi-même. » Pape François, Laudato si’, §208.

La question peut sembler provocatrice. La spiritualité, après tout, n’est-elle pas une affaire personnelle vaguement New Age, au mieux une forme un peu naïve de croissance personnelle et, au pire, le terreau de croyances obscurantistes contraires à la raison et prêtant flanc à toutes les théories complotistes ?
Ces idées préconçues qui affleurent rapidement dès qu’il est question de spiritualité – et encore plus si par ce terme on réfère à la religion – révèlent à quel point il est difficile d’envisager la spiritualité comme ayant une dimension collective dans nos sociétés sécularisées, et au Québec en particulier. Cela peut se comprendre, compte tenu des traumatismes historiques que nous a légués une certaine branche conservatrice – et longtemps dominante – de l’Église catholique québécoise. Mais le malaise est plus profond. Le grand récit national moderniste de la Révolution tranquille a grandement contribué à institutionnaliser un certain rationalisme libéral qui déprécie tout ce qui ne peut être maîtrisé, administré et contrôlé par la raison instrumentale et la technique, contribuant à normaliser l’idée que le spirituel est synonyme d’irrationnel et qu’il n’a pas sa place dans la discussion sur les affaires de la Cité. La technocratie et l’hyperindividualisme qui ont fini par s’imposer avec l’avancée du néolibéralisme n’ont fait qu’exacerber cette tendance à l’individualisation et à la dépolitisation du spirituel et de tout ce qui a un caractère collectif, en dehors du divertissement de masse et du spectacle.
Pourtant, la spiritualité a bel et bien une dimension collective, une force transformatrice dont on se prive en la séparant de toute expérience politique au sens large du terme. Si elle peut soutenir ceux et celles qui luttent pour la justice et la dignité humaine dans le parcours parfois ardu de l’engagement, elle est aussi pour plusieurs cette énergie qui s’éprouve et se déploie avec d’autres, dans une communion à travers laquelle on devine notre appartenance à ce qui nous dépasse et nous englobe, cet Autre ou cet ailleurs vers lequel tendre. Comme le formulait si bien le philosophe Henri Bergson, « l’esprit tire de lui-même plus qu’il n’a, […] la spiritualité consiste en cela même, et […] la réalité, imprégnée d’esprit, est création » (La Pensée et le mouvant, Garnier Flammarion, 1934). La spiritualité guide nos pas vers un monde à créer en commun, qui doit naître pour que nous puissions (sur)vivre.
Face à la crise civilisationnelle qui nous confronte de toutes parts, il semble donc plus urgent que jamais de réactiver la puissance de cette forme élémentaire de rapport au monde sans lequel nous asphyxions, avalés par le déploiement d’un monde purement matérialiste qui avance au rythme effréné des choses, de leur exploitation, de leur marchandisation, de leur consommation et de leur dépérissement.
Car c’est bien tout notre rapport au monde qu’il faut repenser, transformer. Un rapport entre autres marqué par ce que le pape François, dans son encyclique Laudato si’, appelle le « paradigme technocratique ». Fondé sur la distinction entre nature et culture opérée par la modernité occidentale, ce dernier conditionne l’humain à maîtriser la nature par la technique, à l’exploiter et à la consommer sans limites. La crise écologique – qui est aussi économique, sociale et spirituelle –, en révélant à quel point ce paradigme est destructeur, nous incite à fonder un autre rapport au monde en inscrivant l’humain non pas en surplomb, mais au cœur de ce réseau d’interdépendances et d’interrelations qui forme le tissu de la vie sur Terre. Pour emprunter au langage de Laudato si’, cette transformation profonde exige une « conversion écologique » qui, pour les chrétiens, se manifeste entre autres par un retour aux sources de l’Évangile, dénaturé au fil du temps pour justifier un anthropocentrisme dominateur, coupé de la Création. Cette conversion nécessite aussi de mettre fin à la vieille opposition entre immanence et transcendance, autre dualisme artificiel qui enferme la pensée, pour réinventer leur articulation et développer un rapport plus holiste avec le monde. D’ailleurs, et sans conférer pour autant un caractère absolu à cette dimension, plusieurs courants de la mouvance écologiste – de l’écologie intégrale à la collapsologie en passant par certaines branches de l’écoféminisme et de l’écologie politique – s’inscrivent dans ce mouvement qui intègre la dimension spirituelle de l’être humain à la lutte pour la « sauvegarde de notre maison commune ».
Sur ce chemin, à l’instar du pape François, plusieurs s’inspirent des spiritualités autochtones et de leurs cosmologies non dualistes. Au-delà de cette inspiration certes féconde et opérant un certain renversement du rapport colonial (pour peu que ces emprunts ne se fassent pas en dépossédant à nouveau les premiers peuples), c’est aussi sur la spiritualité elle-même que les peuples autochtones ont quelque chose à nous apprendre. Ils nous montrent bien à quel point, loin d’être une fuite du monde, la spiritualité, le rêve et les récits mythiques peuvent au contraire être des modes de connaissance et d’action permettant d’incarner dans une pratique quotidienne le monde que l’on souhaite voir advenir.
En ce sens, l’écoute attentive de plusieurs traditions spirituelles et religieuses non occidentales, notamment l’islam, nous fait prendre conscience de certains de nos cadres conceptuels qui étouffent l’expérience spirituelle et l’enferment dans le carcan rationaliste-réductionniste, d’une part, et individualiste, de l’autre. Cette écoute attentive, qui est nécessaire en soi dans le cadre d’une société pluraliste, est aussi potentiellement libératrice : elle nous tend un miroir en même temps qu’elle ouvre une fenêtre sur une altérité qui est non seulement culturelle, mais aussi radicale. Elle nous permet en effet, pour peu que nous soyons prêts à ce dialogue, de nous ouvrir à une expérience spirituelle qui n’est pas refoulée au domaine de l’intime ni rendue taboue.
Cela dit, il ne s’agit pas d’exalter la spiritualité contre la raison : certaines expériences liées à des quêtes de sens peuvent évidemment se révéler tout aussi étouffantes et destructrices que « le capitalisme comme religion », pour parler comme Walter Benjamin. Il s’agit plutôt ici de sortir de cette dichotomie pour être en mesure d’envisager dans toute sa profondeur existentielle la transformation sociale – mais aussi morale – si nécessaire à laquelle nous devons nous atteler de toute urgence.
Peut-être plus encore que la crise écologique, celle déclenchée par la pandémie de COVID-19 a fait éclater au grand jour les multiples failles qui lézardent l’édifice chambranlant de nos sociétés capitalistes, consuméristes, productivistes. Pensons seulement aux conséquences dramatiques de notre inaction coupable à l’égard des personnes âgées parquées dans des résidences et abandonnées à leur sort une fois devenues « improductives » ; à l’exacerbation de l’isolement social et à ses graves conséquences ; à la normalisation de l’intrusion du travail dans l’intimité du « chez soi » ; aux profondes (et meurtrières) inégalités sociales, ethniques et de genre face à la maladie, au confinement, à la perte d’emploi…
Devant cette crise inédite, un profond sentiment d’absurdité s’insinue partout. Mais loin de ne provoquer que désarroi, il donne aussi lieu à un sursaut d’âme qui pousse des milliers de personnes à refuser l’inacceptable, l’indignité et l’injustice, à l’instar de toutes ces personnes qui se sont enrôlées pour prêter main-forte au personnel débordé et à bout de souffle des CHSLD, au risque de leur santé, voire de leur vie. Il y a bien là le signe que « l’esprit tire de lui-même plus qu’il n’a » pour reprendre la formule de Bergson citée plus haut. Et que cette force nous pousse à refuser la fatalité pour nous engager sur les voies d’un devenir autre, plus humain.