Par Jacques Musset.
Il s’agit du cléricalisme catholique. Nul doute que ce livre de Loïc de Kérimel (Édition du Seuil 2020, 21,90 €) qui vient d’être publié intéressera nombre de catholiques qui ne supportent plus le cléricalisme, axe ancien et central de leur Église. Il retiendra aussi l’attention de non-catholiques pour qui l’organisation et le fonctionnement catholique relèvent d’une conception de la vie sociale antidémocratique.

Cet essai a pour auteur un laïc catholique, qui toute son existence – il est décédé en mars dernier à la sortie de son ouvrage – s’est investi dans la vie de son Église. Il a eu un rôle actif dans l’Amitié judéo-chrétienne de France et au sein de la Conférence Catholique des Baptisé-e-s Francophones, née en 2008 et animée par des laïcs chrétiens en vue de promouvoir une réforme profonde de leur Église qui ne se contente pas seulement de ravalements de façade.
S’il a pris publiquement la parole – et avec quelle énergie combattante -, c’est qu’il lui est apparu que l’obstacle majeur à un christianisme évangélique dans la ligne de la démarche initiée par Jésus est aujourd’hui le cléricalisme, maladie chronique que traîne le catholicisme depuis la fin du second siècle et qui infecte l’ensemble de la vie ecclésiale. Déviation grave, écrit le théologien Joseph Moingt, dans son livre-testament de 2018 « L’esprit du christianisme ». Les 300 pages de l’ouvrage de L. de Kérimel en sont une démonstration solidement argumentée, puisée chez les meilleurs historiens sur l’événement Jésus et les origines du christianisme. J’invite tous les chrétiens et groupes chrétiens, en situation de malaise dans l’Église catholique, à lire personnellement et/ou ensemble ce livre capital sur lequel il y a amplement matière à réfléchir, échanger et débattre.
1 – Mise en place du système clérical et sacrificiel
Ce que Loïc de Kérimel met en valeur d’entrée de jeu et tout au long de son argumentation, c’est que le cléricalisme « est le fait non pas d’une forme de déviance, comme le laisse entendre le pape, mais du système clérical en tant que tel ». Le pape François en effet, dans une Lettre au peuple de Dieu en 2018, suite aux actes de pédophilie et de viols de femmes commis par des clercs, part lui aussi en guerre contre le cléricalisme, mais il paraît se contenter, en employant ce mot, d’attribuer les comportements d’autoritarisme des clercs (pape, évêques, prêtres et diacres) à des abus de pouvoir dans l’accomplissement de leurs fonctions. Ce serait seulement, d’après lui, « une culture de l’abus ». Notre auteur est infiniment plus radical. Pour lui, ces abus d’autorité de tous ordres ne sont pas de simples défections de gouvernance auxquels on pourrait remédier avec de la bonne volonté, ils s’enracinent dans un système hiérarchique sacralisé, faisant des clercs une caste dépositaire de pouvoirs divins, de sorte qu’entre le groupe des clercs et celui des laïcs il existe une différence non de degré, mais de nature, c’est-à-dire qu’en plus de leur dignité commune de baptisés, les clercs ont une supériorité religieuse vis-à-vis des laïcs, inscrite dans leur être en raison de leur ordination. C’est pour cette raison qu’on peut parler de système clérical qui conditionne les clercs sans pour autant qu’ils en aient, hélas, conscience à force d’avoir été conditionnés dans une doctrine qui se présente comme venant de Dieu via le Christ et qui est donc immuable et définitive. Prendre du champ par rapport à ce surmoi pesant par un questionnement sur ce qui a toujours paru évident est sans doute le chemin qui conduit à comprendre en quoi il n’a rien d’évangélique et à en tirer les conséquences pour sa vie chrétienne et le fonctionnement de sn Église. Dans un jeu de piste passionnant, Loïc de Kérmel nous fait parcourir les étapes de la mise en place de ce système.
Jésus et la religion
Il part de Jésus pour apprécier la distance entre la conception de la religion par le nazaréen et l’instauration du système clérical dans l’Église. Jésus juif du Ier siècle et membre du judaïsme de son époque n’est qu’un simple laïc, ni prêtre du Temple ni scribe, spécialiste de la Loi. Il intervient pourtant publiquement sur la manière de vivre la foi en Dieu sans être aucunement mandaté par les autorités religieuses de son temps. Et il le fait à contre-courant du courant ritualiste et légaliste qui pervertit la religion et ses responsables. Dans le cadre de l’attente commune du Règne de Dieu, Jésus, face à ces déviations, met en lumière, en se réclamant des prophètes, ce qu’est selon lui le véritable « culte en esprit et vérité » rendu à Dieu. Non pas les « holocaustes et les sacrifices », mais « l’amour de son prochain comme soi-même », « second commandement aussi important que le premier ». C’est le cœur de son enseignement et de sa pratique libératrice. Il ne fonde pas d’Église, il témoigne seulement de sa « voie » devant ses compagnons, hommes et femmes, et il les engage à vivre de cette manière et à vérifier que ce cheminement est celui de la vraie vie. Ses perspectives mettant cependant en cause les responsables du Temple, ceux-ci le font arrêter, et, après un jugement bâclé assorti de tortures, ils le font condamner au supplice de la croix par l’autorité romaine. Ils croient s’être débarrassés définitivement du fossoyeur de leur religion. Mais quelque temps plus tard, les compagnons de Jésus, apôtres et disciples, qui ont vécu des mois dans son intimité affirment à rebours que le prétendu fossoyeur de la religion est en réalité le « messie » de Dieu, qui a inauguré le règne de Dieu, le monde nouveau, à travers ses paroles et ses actes de libération. De ce fait, la mort n’a pas eu raison de lui, en dépit des apparences. Il est vivant. Cette proclamation est une manière d’affirmer dans la foi que Dieu lui a donné raison.
Les premières communautés chrétiennes
Composées de juifs puis rapidement de non-juifs sur tout le bassin méditerranéen, grâce notamment à la prédication de Paul, elles « essaient de coller à l’idéal “christien’’ [1] d’égalité, de fraternité, à l’esprit de partage, de service, de don de soi ». En effet, écrit Paul, « Il n’y a plus ni juif, ni grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme, car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ ». L’un des temps forts de leur ressourcement est la célébration de la cène, dite fraction du pain, en mémoire du dernier repas de Jésus avec ses apôtres, point d’orgue de sa vie offerte et donnée à tous sans exception. C’est l’occasion pour chacune et chacun de se nourrir intérieurement de l’esprit qui animait Jésus pour l’actualiser dans sa vie quotidienne. Ces communautés autonomes s’autogèrent démocratiquement en désignant parmi leurs membres des « anciens » (presbutéroï en grec, d’où vient le mot « prêtres ») et des « épiscopes » (épiscopoï en grec, d’où vient le mot « évêque »), les premiers animant et organisant la communauté, les seconds veillant à ce que tout se passe au mieux dans la vie commune. Elles ne vivent pourtant pas en circuit fermé : elles communiquent les unes avec les autres.
Le grand virage clérical
Or entre le milieu du second siècle et la fin du 3e siècle s’amorce et se prend un double virage à 180° dans ces communautés. D’une autogestion démocratique dont l’animation est élue et collective, on passe à une organisation interne où une seule personne exerce le pouvoir en tous domaines : la présidence de la cène-Eucharistie, l’interprétation et l’enseignement de la foi « authentique », l’exclusion des « déviants ». Peut-être est-ce la difficulté à réguler les conflits du moment entre chrétiens qui a conduit à cette forme autoritaire. Se met alors en place l’institution de l’épiscopat monarchique (exercé uniquement par un homme), qui reprend le nom d’« épiscope », mais avec un sens différent, lequel est assisté de « prêtres » (dont le nom grec « anciens » change également de sens) et aussi de diacres. Ces trois degrés d’autorité dont les deux derniers sont subordonnés à l’évêque vont former le groupe des clercs, une hiérarchie religieuse, qui revendique une supériorité vis-à-vis des simples chrétiens, les laïcs, destinés dorénavant à obéir, assister à la liturgie, conformer leur foi à celle de l’évêque, sous risque de mesures disciplinaires. Le système clérical est né et installé. On le sacralisera en prétendant qu’il a été institué par le Christ et on le justifiera à coup de citations indues d’évangiles. Mis à bas par la Réforme protestante au XVIe siècle, il s’est transmis jusqu’à nos jours dans l’Église catholique, et maintenu dans son intégrité au concile Vatican II. Comment ne pas voir que ce tournant constitue une infidélité foncière à l’égard du type de communauté initié par Jésus et mis en œuvre durant plus d’un siècle par les premiers chrétiens !
Le retour à la religion du Temple
Mais il y a davantage encore dans cette déviation. Pour se représenter le pouvoir clérical fraichement mis sur pied, formé dans chaque communauté par l’évêque, les prêtres et les diacres, on le conçoit à l’image de la hiérarchie sacerdotale juive, formée par le grand-prêtre, les prêtres et les lévites de l’ancien Temple, de Jérusalem et investie entièrement dans le cultuel. L’évêque est le grand-prêtre de la nouvelle religion, qui rend caduque l’ancienne. On constatera que l’identification de la hiérarchie chrétienne au sacerdoce juif du Temple n’a rien à voir avec le souci privilégié de Jésus d’honorer Dieu en libérant l’homme de ce qui l’entrave humainement ! De plus on sera frappé par le paradoxe de voir les nouvelles autorités chrétiennes se penser dans le schéma du sacerdoce juif alors qu’il a disparu en 70 de notre ère ! Enfin on remarquera leur injustice à l’encontre du judaïsme qui survit après la destruction du Temple de Jérusalem, en le considérant comme perte et profit, alors qu’il poursuit une voie originale après la disparition du Temple.
L’Eucharistie devient un sacrifice
Toutefois, il faut encore aller plus loin. L’écart avec Jésus ne se limite pas là. Il se creuse encore lorsque les clercs changent profondément le sens de la célébration de l’Eucharistie. De vivante mémoire de l’existence de Jésus investie dans la cause de l’humain qui est la cause de son Dieu, elle devient « un sacrifice censé parachever le processus de purification, c’est-à-dire de rémission des péchés, dont tous ont besoin pour bénéficier du salut ». Cette conception est liée à une représentation qu’on se fait alors de Jésus de Nazareth et qui devient la doctrine commune. Il est le Fils éternel de Dieu, envoyé par son Père pour s’incarner comme humain en vue de réparer la faute originelle commise par Adam et Ève, laquelle a contaminé l’ensemble de l’humanité et l’a séparée de Dieu, faute de pouvoir l’expier par elle-même. Jésus, Dieu et homme, est, par son sacrifice sanglant sur la croix, à la fois capable de réparer l’affront infini qui a été commis contre Dieu et de réconcilier l’humanité pécheresse avec Dieu le Père qui lui pardonne. Le salut est ainsi offert par Jésus-Christ à tous les hommes. Cette représentation du Christ se substituant aux humains pour leur assurer le salut par sa mort rédemptrice n’est pas sans lien, selon L. de Kérimel avec l’ancien rite juif du bouc émissaire envoyé dans le désert le jour du Kippour chargé de toutes les fautes des enfants d’Israël. Nouvel emprunt au judaïsme, nouvelle trahison ce que fut en réalité l’aventure de Jésus !
L’Eucharistie confisquée par les clercs
Elle devient donc le renouvellement du sacrifice du Christ grâce auquel les chrétiens retrouvent la paix avec Dieu. Mais comme seuls l’évêque et les prêtres peuvent la présider, « les laïcs deviennent les membres passifs d’une vie communautaire dont les leviers sont dans d’autres mains ». Cette dépendance des laïcs vis-à-vis des clercs en tous domaines – doctrinal, sacramentel, moral, disciplinaire – ne cessera de s’exercer durant tous les siècles jusqu’à maintenant. Le concile Vatican II ne change rien fondamentalement. La doctrine du ministère hiérarchique et de ses pouvoirs y est même fermement rappelée. La preuve que le cléricalisme n’a pas cessé, ce sont les nombreuses condamnations de théologiens qui ont eu lieu sous les pontificats de Paul VI, de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Aujourd’hui, le pape François a beau inviter ses confrères évêques et prêtres à promouvoir l’esprit du christianisme et à ne pas user autoritairement de leur pouvoir, il ne parle pas de mettre à bas le système clérical ! Le voudrait-il, on ne voit pas comment il le pourrait. Voilà où nous en sommes actuellement.
2 – Sortir du système clérical : une tâche impossible ?
Je viens d’évoquer la mise en place du système clérical catholique qui a conduit au système sacrificiel concernant la représentation de Jésus et la conception de l’Eucharistie. Qui dit système dit ensemble d’éléments qui assure la solidité de la structure de la réalité en question. Le terme n’est pas trop fort ici dans la mesure où l’organisation du catholicisme repose sur une hiérarchie religieuse sacralisée qui détient tous les pouvoirs : le doctrinal, car elle prétend être dépositaire de l’interprétation de la Vérité ; le sacramentel, car elle fait les sacrements (sauf le mariage), mais, pour être valide, celui-ci doit se faire en présence du prêtre ou du diacre ; le décisionnel, car elle a toujours le dernier mot dans la résolution des problèmes, y compris celui de condamner les « déviants ». Face à ce verrouillage, notre auteur s’interroge avec scepticisme : peut-on sortir de ce système dans l’Église catholique ? Mais en même temps il pose des jalons pour un dépassement de l’hermétisme catholique actuel.
Vatican II : l’impasse
Ce concile n’a pas été aussi novateur qu’on se plaît à le proclamer dans les milieux du catholicisme actuel. Certes, il a déverrouillé des positions qui étaient bloquées : la condamnation de l’antijudaïsme et la reconnaissance du judaïsme comme voie spirituelle authentique ont conduit à un changement de regard dans la conscience catholique ; de même la déclaration sur la liberté religieuse a introduit un respect et une reconnaissance pour toute recherche et tout chemin autre que la voie catholique, encore que cette dernière continue de se considérer comme la véritable entre toutes ; pareillement, le grand texte « Gaudium et Spes » (Joie et espoir) reconnaît, approuve et encourage les efforts d’humanisation qui contribuent à travers le monde et les cultures à rendre plus vivable et juste l’existence des personnes (sauf tout de même ce qui concerne les méthodes de contraception disparues du texte à la demande du pape Paul VI, qui en 1968 les désapprouvera totalement dans son encyclique Humanae vitae, sorte de bombe cléricale qui contribua à disqualifier l’autorité de l’Église aux yeux de beaucoup de chrétiens.
À côté de ces textes plutôt novateurs, d’autres ont reconduit la pensée traditionnelle, notamment sur le rôle et les pouvoirs de la hiérarchie ecclésiastique, tout en paraissant renverser la pyramide en plaçant, dans le texte Lumen gentium sur l’Église, le peuple de Dieu avant la constitution hiérarchique de l’Église. On y rappelle en effet qu’il existe entre la hiérarchie et les fidèles « une différence essentielle et non de degré ». « La raison de cette distinction ? interroge L. de Kérimel, C’est que le sacerdoce hiérarchique est doté d’un pouvoir sacré… Ici triomphe à nouveau la perspective traditionnelle ». Pourquoi le concile dont on attendait (peut-être trop) une réforme profonde de l’Église n’a-t-il pas pu ou voulu bousculer le système clérical érigé en dogme ?
Sans doute à cause de cette conviction traditionnellement ancrée dans le catholicisme que ce qui a été défini comme un dogme par les autorités cléricales ne peut être remis en cause, car « estampillé » par Dieu lui-même, alors qu’en réalité les dogmes – l’histoire le manifeste – sont, dans un contexte culturel donné, des représentations relatives et contingentes des réalités de la foi. Le Père Congar, célèbre théologien, avait l’habitude de dire : « Ce qui a changé peut changer ». À moins d’une révolution copernicienne, bien improbable, on ne voit pas comment le système clérical qui règne dans le catholicisme pourrait être remis en cause.
Pour un œcuménisme radical
Toute perspective d’avancée est-elle pour autant verrouillée ? Peut-être pas, affirme notre auteur, mais cette hypothèse appelle de la part du catholicisme à renoncer à son « splendide isolement » et sa prétention à détenir la Vérité, à s’ouvrir aux autres traditions spirituelles porteuses de leur propre vérité et à cheminer en commun dans ce qu’il appelle un « œcuménisme radical ». Il revendique ce que beaucoup considéreront dans l’état actuel comme une utopie irréalisable, sauf que l’utopie est par définition un projet d’avenir possiblement réalisable, comme l’ont montré certaines réalisations historiques impensables au moment. De quoi s’agit-il précisément ? Ce serait, pour le christianisme catholique (et les autres christianismes également), de consentir à reconnaître que l’aventure chrétienne a, pour « racine » toujours actuelle et vivante, comme le dit St Paul, le judaïsme du 1er siècle de notre ère, que cette « racine » en particulier la Parole biblique fait partie intégrante de l’histoire chrétienne, comme le christianisme est « cousin germain » du judaïsme rabbinique actuel qui, à la chute du Temple en 70 de notre ère, s’est repensé fondamentalement autour de la Parole biblique. Cousin germain, donc spirituellement du même sang. Or actuellement, le christianisme catholique se considère comme le nouvel Israël, l’ancien étant devenu caduc, ce qui revient à dire pour lui – en dépit de belles déclarations – que le judaïsme actuel n’est qu’une survivance historique du judaïsme ancien, ce qui est inacceptable pour les juifs à juste raison, alors qu’en vérité, christianisme et judaïsme sont issus du même tronc, toujours vivant.
Par œcuménisme radical, L. de Kérimel, envisage donc une reconnaissance mutuelle, sans suprématie d’aucune, entre toutes les spiritualités, non seulement entre celles qui se réclament d’Abraham, mais aussi avec les autres, comme le bouddhisme, l’hindouisme, etc… et également avec les spiritualités athées et agnostiques, qui toutes sont des chemins d’humanisation à partir des valeurs qui sont nées en chacune d’entre elles, chacune d’elles ayant des spécificités. Cet « œcuménisme radical » aurait pour avantage de susciter, d’aiguiser et de maintenir entre elles le débat sur les questions essentielles concernant le sens de la destinée humaine individuelle et sociale. Cette perspective suppose un décloisonnement des diverses traditions, centrées sur leur « vérité » et pour le christianisme la nécessité de revoir la compréhension du titre de « messie » donné à Jésus, comme d’autres titres dont il a été investi. N’y a-t-il pas eu dès le départ en effet une survalorisation de ces titres, faisant de Jésus au cours des premiers siècles un être divin ? Cette proposition de L. de Kérimel a-t-elle un avenir ? Dans notre monde où la critique historique et exégétique a relativisé beaucoup d’affirmations dogmatiques reposant sur des postulats périmés, il n’est pas impossible que les religions et spiritualités, revenant à leurs sources, découvrent l’intérêt de vrais échanges et confrontations fraternels dans le but d’affiner, de corriger et d’enrichir leurs convictions en se laissant interroger par les autres. L’heure ne semble pas encore venue sauf dans des groupes restreints.
« Il n’y a plus “mâle et femelle” »
Si la déconstruction du système clérical suppose entre autres la dénonciation du rapport actuel avec le judaïsme, « il implique aussi l’abolition de la misogynie qui lui est consubstantielle », par fidélité à l’esprit de la bonne Nouvelle de Jésus, telle que Paul la résume : « Il n’est ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle et femelle, car vous êtes un dans le messie Jésus ». Tel est « le noyau de l’universalisme chrétien, ce qui n’est pas de petite conséquence quant à la place faite aux femmes dans l’Église ». Cet universalisme est déjà proclamé aux premières lignes de la Bible qui affirme « le respect de Dieu pour la singularité et la liberté absolue de tout humain, et l’égalité de tous, sans distinction de sexe, de rang d’âge, de race, de culture ni de religion ». En regard de ces fortes affirmations, « dans l’Église catholique, l’interdiction faite aux femmes et aux filles d’accéder aux ministères ordonnés, de pénétrer dans le chœur des lieux voués au culte et de manipuler les “vases sacrés” est en réalité directement décalquée de la législation lévitique… Le système clérical reprend les schémas du monde patriarcal [juif et non-juif] jusqu’à la caricature ». Inconsciemment, il reste tributaire de la vieille conviction que la femme est un être impur durant ses règles et aussi à l’accouchement, qu’elle est possiblement contaminante et que par ailleurs l’homme est plus qu’elle apte à commander.
L. de Kérimel en conclut : « On ne pourra parler de sortie du système clérical que le jour où aucune des fonctions de gouvernement, d’enseignement et de culte ne pourra plus être décrétée inaccessible aux femmes. Il serait pourtant parfaitement contre-productif, pour pallier les déviances d’abus actuels, d’ouvrir aux femmes le ministère sacerdotal. La décléricalisation suppose en effet l’abolition de la constitution hiérarchique de l’Église et par conséquent la suppression de l’ordination et de la transsubstantiation en tant que toutes les deux supposent l’intervention d’un pouvoir surnaturel et sacré, alibi de toutes les formes d’abus et d’emprise que l’on sait ».
Communautés post-cléricales
Dans ce dernier point, notre auteur évoque quelques fondamentaux sur la base desquels il peut devenir possible de faire « Église autrement ».
Face à beaucoup de célébrations « idolâtriques » de l’Eucharistie où l’on insiste sur la présence réelle du Christ dans l’hostie par transsubstantiation, accompagnées d’agenouillements, de postures pieuses, de mains jointes, de communion à genoux et sur la langue, d’adorations, L. de Kérimel invite à retrouver le sens de l’Eucharistie où « le corps du Christ » est celui que « nous constituons du seul fait de faire corps avec des compagnons de foi quand nous partageons avec eux le pain et le vin » en vue d’actualiser et d’incarner l’esprit et la pratique de Jésus dans notre vie quotidienne au milieu des hommes et des femmes de notre temps. « Il faut donc contester, comme le fait par exemple Joseph Moingt [2], le monopole que s’est arrogé le sacerdoce ministériel dans la célébration de l’Eucharistie et parler du partage de la parole et du pain non seulement en termes de droit, mais aussi en termes de devoir ».
En définitive, « reliés les uns aux autres par “une chaîne de relations qui articulent des personnes particulières, uniques, incarnées… créant de liens au-delà des frontières, sur le fondement d’un accord mutuel qui dépend de l’amour que Dieu a pour nous, et que nous appelons agapé [3]”, les chrétiens qui refusent le système clérical de leur Église, sont invités par L. de Kérimel à “pratiquer Jésus” avec liberté et inventivité, aussi bien dans leurs manières de célébrer que dans leurs façons d’incarner la Bonne Nouvelle, « ce qui, au cœur du monde et de l’humain, quelquefois effectivement enfoui sous d’épaisses couches gangrenées d’immonde et d’inhumain, a besoin d’ouïes suffisamment fines, de regards suffisamment perspicaces, de cœurs suffisamment aimants et ouverts, pour être puissance de résurrection et de vie jusqu’à présent inouïe, insue ». Ainsi mettent-ils leurs pas dans ceux de leurs devanciers qui, au long de l’histoire de l’Église catholique, ont fait vivre, le plus souvent « à bas bruit et souterrainement, un courant authentiquement réformateur, inspiré par la fidélité au message de Jésus et remettant en question les dérives, voire les trahisons du courant majoritaire ».
De l’avis même de L. de Kérimel, son livre pourra « décontenancer, déplaire, voire choquer » des lecteurs installés dans des certitudes et des pratiques non questionnées. Mais je vous le recommande, il décape, il interroge les évidences colportées, il recentre sur l’essentiel oublié.
Notes :
[1] Néologisme de Loïc de Kérimel
[2] Dieu qui vient à l’homme, II-2, Paris, Cerf, 2008, p.863
[3] Charles Taylor, L’âge séculier, Paris, Seuil, 2011, p. 124
Source : Golias Hebdo n°635
