Pour les Libanaises, mieux vaut une société civile que confessionnelle.
Par Luc Balbont
C’est à l’automne 2019, dans un pays alors en pleine ébullition sociale, que j’avais rencontré Suzanne Baaklini. Née en 1971 à Beyrouth, la journaliste de L’Orient-Le Jour avait retracé pour l’Œuvre d’Orient [1] la genèse et le développement de la société civile libanaise depuis l’indépendance, et la place que la femme y occupait.
En une année, des événements douloureux sont venus bouleverser la vie du pays du Cèdre : crise économique et politique « durables », pandémie du covid-19, et incendie qui a détruit une partie de Beyrouth, le 4 août dernier.
Si aujourd’hui, le mouvement « Citoyens et Citoyennes dans un État » semble le seul à porter l’espoir d’un authentique changement citoyen, les propos de Suzanne Baaklini restent d’une étonnante pertinence. Selon elle « il y a toujours eu une société civile au Liban, dont la fonction était de remplacer l’État, quand ce dernier ne jouait pas son rôle [2]. La nouveauté vient de la ferveur populaire qu’un mouvement civil, très politisé, comme “Vous puez” (Toul’at rihetkoun) a déclenché en 2015. Personne ne s’y attendait. Tout a éclaté avec le non-ramassage des ordures ménagères dans les rues de Beyrouth. À l’époque, des garçons et des filles, totalement inconnus, s’étaient regroupés sous ce label de “Vous puez”, pour dénoncer la corruption des élus et leurs pratiques clientélistes. Malheureusement, miné par les luttes internes, les égos, et les attaques des partis politiques traditionnels, le mouvement a fini par imploser. »
(…) « L’année suivante, enchaînait-elle, aux élections municipales de 2016, un autre mouvement issu de la société civile, Beyrouth Madinati (Beyrouth ma ville), prend le relais. Pour la première fois au Liban, le groupe présente des candidats. Une fois encore, le retentissement médiatique est énorme, même si aucun postulant ne fut élu. En 2018, aux élections législatives, plusieurs formations, étiquetées civiles, présentent des listes : “Citoyens et citoyennes dans un État”, “Li Baladi” (Pour le pays) ou “Sabaa” (Sept). Au final, seule une femme venue de la mouvance citoyenne entre à la chambre. »
(…) Pour la journaliste, « le problème majeur de ces jeunes mouvements, c’est, d’une part, l’absence de personnalités capables d’assurer un leadership fort. De l’autre, l’infiltration par les partis politiques traditionnels, qui cherchent à les récupérer ou à les discréditer. Il n’en reste pas moins que ces initiatives donnent aux femmes une place plus importante. Grâce à ces groupes, présents aujourd’hui dans l’espace public, les mentalités, encore très machistes au Liban, commencent à évoluer. Et des femmes parviennent à se hisser sur la scène politique [3]. »
(…) Et pourtant, regrettait Mme Baaklini, « Les Libanaises restent pénalisées par les lois confessionnelles. Sait-on en Occident que le statut personnel des chrétiennes n’est pas le même que celui des musulmanes chiites ou sunnites ? En matière d’héritage par exemple, si les chrétiennes héritent une part égale à celle de l’homme, la musulmane chiite ne reçoit que la moitié de l’héritage, quant à la sunnite elle n’a droit à rien. » (…) « Les divorces sont très souvent prononcés à l’avantage des hommes. Une Libanaise n’a pas le droit non plus de donner sa nationalité à ses enfants, si elle a épousé un étranger. Dans notre pays, il faut appartenir à une communauté religieuse pour exister. Des collectifs comme Kafa (Assez) ou Ab’ad (Dimensions) se battent pourtant contre ces inégalités, et pour l’adoption du mariage civil. Leur travail a permis récemment le vote d’un amendement pour faire condamner les violeurs, qui auparavant étaient acquittés s’ils épousaient leurs victimes. Mais tant reste à faire. »
Et la jeune femme concluait : « Les Libanaises doivent impérativement unir leurs forces, afin que leur statut personnel soit régi par des lois civiles. Quelle que soit leur religion, chrétienne ou musulmane, elles s’épanouiront bien mieux dans une société civile, que dans une société confessionnelle. »
Notes :
[1] Lire le N° 797 d’octobre 2019
[2] Ces initiatives, comme « le Cénacle libanais » (1942-1975), restaient le fait d’une élite intellectuelle.
[3] Le dernier gouvernement de Hassan Diab, qui a démissionné le 10 août dernier, comptait six ministres femmes, dont Zeina Acar Adra à la Défense.
Photos Luc Balbont