Assassinat de Samuel Paty – Fragiles libertés
Par Pascal Janin
« Nous continuerons parce qu’en France, professeur, les Lumières ne s’éteignent jamais » a proclamé le président de la République, lors de l’hommage national à Samuel Paty à la Sorbonne. Nous ne pouvons que souscrire à ce credo qui a résonné dans une ancienne faculté de théologie qui illumina le monde. Les Lumières de la France ne datent pas de l’Aufklärung. Et le choix de la Sorbonne peut nous donner à réfléchir sur deux points importants.
La loi de 1905
Il n’est d’abord pas inutile de rappeler que la loi de 1905, plus commentée que lue, vise la liberté religieuse. La neutralité de l’État est la garantie que chacun, chacune, puisse vivre ses convictions sans qu’aucune d’entre elles ne puisse imposer son point de vue. C’est pourquoi l’État salarie des prêtres, pasteurs, rabbins et imams dans les lieux fermés (ou d’enfermement) pour que les militaires, les malades ou les détenus puissent pratiquer leur religion comme la loi le leur permet.
La neutralité de l’État n’est donc pas celle des citoyens. Et il ne faut pas oublier que l’Église catholique n’approuva pas de suite cette loi de séparation de l’Église et de l’État. Les associations cultuelles, pour le financement des Églises, eurent un accouchement plus que difficile : « Il fallut attendre près de vingt ans pour surmonter les difficultés grâce à ce qu’on appelle parfois le second ralliement, opéré grâce à l’encyclique Maximam gravissimamque, promulguée le 18 janvier 1924 » (Pie XI), note l’historien Philippe Raynaud (La laïcité, histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019). Le premier ralliement fut celui du fameux toast d’Alger, durant lequel, avec l’accord de Léon XIII, le cardinal Lavigerie, en novembre 1890, donna le feu vert pour que les catholiques puissent adhérer à la République. Histoire toute récente donc, que l’on ne doit pas oublier quand on parle de compatibilité entre une religion et l’idéal démocratique. Il n’est d’ailleurs pas sûr que la querelle des deux France, la républicaine et la contre-révolutionnaire, soit complètement terminée. Le sociologue Yann Raison du Cleuziou nous a alertés sur ce sujet en décryptant les origines de la « Manif pour tous » décrites comme « une contre révolution catholique ».
Les débats sans fin sur la signification de la laïcité, la manière dont elle peut ou doit être vécue sont sans doute des résurgences de ce conflit. Et il est une manière de prêcher la laïcité qui s’apparente au sectarisme de certains religieux. Nous soutenons pourtant, avec le philosophe Franck Fischbach que « la laïcité est une arme qui permet de résister aux dispositifs et aux pratiques qui font de la société soit l’espace d’une exclusion réciproque des individus entre eux, soit le lieu d’une simple cœxistence entre individus qui ne font que se tolérer les uns les autres » (préface à l’excellent livre de Laurent Maronneau : Essai sur la laïcité – Condition de possibilité de l’émancipation, L’Harmattan 2018). Mais pour qu’il n’y ait ni exclusion, ni juxtaposition, ou pour le dire autrement, pour qu’existe une rencontre, honnête, avant même de parler de fraternité, ne faut-il pas une connaissance de l’autre ?
Tolérance ou respect ?
C’est ce que rappelle Adrien Candiard, dominicain, ancien de la rue d’Ulm, diplômé de Sciences Po et chercheur à l’Institut dominicain d’études orientales au Caire. Il insiste sur ce travail, nécessaire, et concernant la religion, il ne peut s’agir que d’un travail théologique. Il avoue qu’il a commis quelques petits livres, sortant de ses recherches, pour nous aider à sortir de la « sidération » dans laquelle nous plongent ces meurtres qui nous semblent d’un autre temps. Dans « Du fanatisme, quand la religion est malade » (Cerf, 2020), il essaie de comprendre pourquoi un épicier pakistanais musulman fut poignardé par un autre musulman parce qu’il avait souhaité une joyeuse Pâques à ses « chers concitoyens chrétiens » sur Facebook. Il nous invite à le rejoindre dans son étude d’un théologien du XIVe siècle, Ibn Taymiyya, très en vogue aujourd’hui dans les milieux salafistes et djihadistes. C’est « un auteur rigoriste et volontiers polémiste (…) mais aussi un esprit aiguisé, un penseur cohérent et précis, qu’on ne saurait réduire aux lectures volontiers caricaturales qu’en font aujourd’hui ceux qui s’en réclament ». Je n’entre pas dans les détails de l’argumentation mais j’en retiens la pointe : il faut répondre théologiquement aux théologiens qui justifient la violence, voire le meurtre. Or, sur ce point, la laïcité, telle que beaucoup la conçoivent aujourd’hui, pèche (sic) parce qu’elle rate sa cible. Il serait plus utile d’apprendre aux enfants et aux jeunes à analyser les discours qu’ils entendent à la mosquée ou à la maison plutôt que de rabâcher une incantation « contre » l’islam devenue inaudible pour les musulmans. La République n’aurait-elle retenu aucune leçon de ses relations, ô combien houleuses, avec l’Église catholique ? Il est contre-productif d’interdire si l’on ne donne pas l’argumentaire pour dévoiler ce qui n’est pas tolérable. Dans un autre petit livre (En finir avec la tolérance ? Différences religieuses et rêve andalou, PUF 2014), notre dominicain nous emmène dans les controverses espagnoles médiévales. Il nous invite à « oublier Babel » et la recherche d’un consensus introuvable et malsain, voire mal saint. Il ne s’agit pas d’être d’accord ; nous ne le serons sans doute jamais. Heureusement… profitons de nos différences pour nous enrichir de ce que l’autre peut nous apporter. Encore faut-il l’écouter ! Les polémiques peuvent être violentes, comme en Andalousie, mais « le débat, même animé, est plus respectueux que l’indifférence polie » qui risque de mener au « mépris et à terme au rejet ». Quel respect avons-nous des musulmans quand nous ne leur renvoyons que des caricatures, sans essayer de comprendre le sens qu’ils donnent à leurs pratiques ? Et il faut avouer que, sans effort de réflexion, bien des aspects de l’islam nous échappent, mais nous ne sommes en rien choqués de porter des jugements sur des comportements dont nous ignorons les fondements.
La théologie de retour
Il est trop facile de caricaturer l’islam, d’en faire une identité, en oubliant sa diversité. Les analyses sociologiques ou psychiatriques des actes terroristes ont leur importance. Mais l’étude théologique est, elle aussi, indispensable. Samuel Paty voulait comprendre et étudiait l’islam, comme le président de la République l’a rappelé. Pour lui rendre hommage, ne faut-il pas continuer ce travail de connaissance ? Pourquoi l’école républicaine ne serait-elle pas ce lieu d’étude critique ? Avec des personnes formées… Sans oublier, qu’au-delà de l’actualité dramatique que nous vivons, bien des chefs-d’œuvre nous sont incompréhensibles sans un minimum de connaissance théologique. Revenons à la Sorbonne… et à la liberté d’expression. Plutôt que de présenter encore des caricatures à la rentrée, pourquoi ne pas étudier, par exemple, la critique que Rabelais, prêtre, faisait de la Sorbonne et de ses théologiens, dans son Gargantua ? La caricature est une caricature. Truisme qu’il vaut la peine de rappeler. Aucune caricature ne nous dispense du travail, exigeant, fatigant même, mais indispensable, pour connaître l’autre au-delà de tous les simplismes qui nous empêchent de le reconnaître comme frère en humanité. C’est la tâche des professeurs. C’est le but de la laïcité… et de l’école. Pour que la liberté rime avec égalité et fraternité.
Source : https://www.golias-editions.fr/2020/10/30/assassinat-de-samuel-paty-fragiles-libertes/
Pour aller plus loin : https://www.golias-editions.fr/produit/644-golias-hebdo-n-644-ficher-pdf/