Par Ilia Delio
Le pape François a publié sa troisième encyclique, Fratelli Tutti, en la fête de saint François d’Assise, indiquant ainsi sa profonde affinité spirituelle avec le fondateur du mouvement franciscain. L’encyclique approfondit la vision de l’écologie intégrale que le pape avait exposée dans son ouvrage de 2015, « Laudato Si’, sur la sauvegarde de la Maison Commune », l’étendant désormais à l’ordre social au niveau de la fraternité et de l’amitié sociale.

Les écrits du pape sont fouillés, avec une profondeur d’analyse des structures écologiques, sociales et technocratiques qui ont créé des systèmes de séparation, de manipulation et de mépris des pauvres. Il commence Fratelli Tutti en s’inspirant des « Admonitions » de François d’Assise, qui écrit dans sa 25e admonition : « Heureux le serviteur qui aimerait et respecterait autant son frère quand il est loin de lui que quand il est avec lui ; et qui ne dirait dans son dos rien que, par charité, il ne pourrait lui dire en face ».
Comme François d’Assise, le pape François construit sa nouvelle vision de l’ordre social en la basant sur la vertu fondamentale de l’amour fraternel. Il est clair qu’il s’efforce d’intégrer la vie évangélique dans l’interstice des tissus de l’ordre social et ses efforts en ce sens sont, de prime abord, admirables, voire remarquables.
La dépendance du pape à l’égard du charisme franciscain est cependant à la fois attachante et inquiétante. Son utilisation sélective des écrits de François d’Assise pour soutenir son propre programme de réforme détourne la trajectoire de l’attention, qui s’éloigne de la réforme théologique au sein de l’Église pour se diriger vers une réforme sociale et globale en dehors de l’Église. La contextualisation du charisme franciscain dans son contexte historique peut permettre d’élucider certaines des tensions sous-jacentes qui persistent dans les écrits du pape François.
Le charisme de François d’Assise réside dans sa dimension pneumatique. Saint François était un homme rempli de l’Esprit de Dieu, à tel point qu’il mentionnait rarement le nom de Jésus dans ses écrits. On dirait, dans le langage courant, qu’il était une personne charismatique. Sa conversion de jeune homme et le renoncement à l’héritage de son père l’ont conduit à mener une vie pauvre et itinérante, d’abord comme contemplatif, puis comme personne engagée dans le ministère de la prise en charge des lépreux. Cependant, sa concentration sur l’amour de Dieu et ses efforts dramatiques pour vivre la vie évangélique n’ont pas fait de lui un bon administrateur d’un mouvement en pleine expansion, qui se développa rapidement et frénétiquement.
Quelques années seulement après avoir reçu l’approbation papale pour son mode de vie, il y avait plusieurs milliers de disciples. Le nouveau mouvement était chaotique et conflictuel, les frères commençant à se disputer sur les questions de leadership, de nécessité d’une étude formelle de la théologie et d’un besoin de structuration. Les nombreuses hagiographies montrent clairement que François se sentait peu sûr de lui et inadapté à la tâche de direction du mouvement. Il passait plus de temps à se rendre dans des lieux isolés avec un ou deux frères pour prier qu’à organiser les fraternités selon les principes de l’amour ; cependant, il était clairement conscient des problèmes au sein du mouvement et les admonitions étaient composées comme un ensemble de directives pour maintenir l’ordre caritatif.
Les historiens franciscains ont montré que le développement du mouvement franciscain en un ordre a été conflictuel, au point que l’ordre s’est finalement scindé en deux ordres séparés (Observant et Conventuel), chacun prétendant être le descendant direct du saint et le plus fidèle à son charisme. En d’autres termes, les écrits de François d’Assise sur l’amour fraternel n’ont pas joué dans la formation d’une société juste de frères et de sœurs. Au contraire, ses écrits ont été spiritualisés et essentiellement marginalisés, car le mouvement s’est divisé en factions, les ordres eux-mêmes s’étant intégrés aux structures patriarcales et cléricales de l’Église.
Le génie de François n’a pas été d’établir un nouveau mouvement religieux de fraternité (bien que cela ne soit pas à ignorer), mais la façon dont il a introduit un nouvel accent théologique sur la matérialité, sans en avoir l’intention. Comme il avait reçu peu d’éducation formelle dans sa jeunesse, il n’a jamais intégré l’attitude chrétienne néoplatonicienne envers la création. Les néoplatoniciens croyaient que le monde créé devait inciter à se replier sur soi-même dans la recherche de Dieu. Afin de connaître la vraie réalité, il fallait transcender ce monde terrestre et contempler le monde spirituel qui se trouve au-dessus.
Le néoplatonisme était marqué par l’ascension de l’échelle métaphysique vers les royaumes spirituel et divin au moyen de concepts universels. À l’inverse, François a atteint les sommets de la contemplation grâce à sa vision pénétrante de la création. L’idée de transcender le monde pour contempler la vraie réalité aurait été étrangère à sa pensée. Il considérait plutôt la vie terrestre comme possédant un potentiel idéal et positif en tant que création de Dieu. Certains le considèrent comme « le premier matérialiste » dans le meilleur sens du terme en raison de la façon dont il considérait le monde matériel – non pas pourquoi, mais comment il est la création de Dieu.
Le mysticisme de la nature de François incluait la conscience de Dieu, avec les attitudes religieuses appropriées d’admiration et de gratitude. Il a réalisé que la matière n’est pas un mal en opposition à un Dieu bon, mais qu’elle est plutôt l’image même de Dieu et le moyen par lequel nous rencontrons Dieu. Dieu est entré dans le monde matériel, avec toutes ses fragiles limites, en et par la personne de Jésus-Christ.
En réalisant cet immense mystère, François a changé sa façon de voir le monde, non pas comme un monde de matière limitée qu’il faut transcender pour entrer dans un domaine spirituel supérieur, mais comme une matière remplie de l’Esprit de Dieu, un monde chargé de la grandeur divine. C’est cette vision matérielle et théologique de François qui a laissé une marque indélébile sur les théologiens de l’ordre, donnant naissance à l’école franciscaine, initiée par Alexandre de Hales et Jean de La Rochelle.

Alexandre de Hales était un théologien de formation qui est entré dans l’ordre franciscain à l’âge de 50 ans. Son influence sur le jeune franciscain Bonaventure de Bagnoregio a été significative. Les Franciscains, comme les Dominicains, se sont établis à l’Université de Paris, qui était un centre théologique de premier plan au XIIIe siècle. Bien que Bonaventure ait été formé à la théologie scolastique et influencé par Augustin, les Cisterciens et les Victoriens, l’influence la plus significative sur lui a été celle de François d’Assise.
Pendant son séjour à Paris, Bonaventure fut un collègue de Thomas d’Aquin ; cependant, il fut élu au poste de ministre général de l’ordre en raison des factions politiques entre les frères. En conséquence, il a dû quitter la vie universitaire et assumer le rôle d’administrateur. Ce rôle le poussa à réfléchir profondément sur ce qui constituait le charisme franciscain et sur la façon dont l’accent théologique mis par François sur la personne et la matérialité le distinguait des normes de la théologie scolastique.
Bonaventure a réuni la mystique de la nature de François et la mystique du Christ dans sa propre synthèse théologique, qu’il a exposée dans ses conférences finales à l’Université de Paris en 1257, une série de conférences qu’il n’a jamais achevées, en raison de sa mort prématurée. La première conférence est le « plan » de la vision théologique de Bonaventure. Dans cette conférence, il réunit la philosophie et la théologie dans une nouvelle métaphysique du Christ au centre, que le défunt théologien franciscain, Zachary Hayes, a interprétée comme une métaphysique de l’amour.
Deux générations après la mort de Bonaventure, John Duns Scot, théologien de formation anglaise, a commencé à développer sa propre théologie nouvelle, fondée sur le charisme de François d’Assise et l’école de pensée d’Oxford. Comme Bonaventure, Scot a vu que la théologie matérialiste de François évoquait une nouvelle métaphysique, et il s’est mis à développer les détails de cette nouvelle métaphysique basée sur les principes philosophiques de l’univocité et de l’individuation. Le passage de l’analogie néoplatonicienne de l’être, très en vue dans la théologie d’Aquin, à l’univocité fut un tournant philosophique important que l’Église avait déjà rejeté lors du quatrième concile du Latran. Plus encore, Duns Scot prônait la primauté du Christ, déclarant que le péché n’était pas la raison de l’incarnation, mais que la raison première était l’amour de Dieu.
La doctrine de Duns Scot sur la primauté du Christ était radicale et créative, bien qu’elle n’ait jamais été officiellement adoptée par l’Église. La montée de l’érudit franciscain William of Ockham et de l’école du nominalisme [1] a fourni une philosophie qui a contribué à l’essor de la science moderne, et le fossé entre la théologie franciscaine et l’Église s’est élargi. L’Église a fini par tourner le dos aux théologiens franciscains et a finalement imposé la théologie d’Aquin comme théologie officielle de l’Église en 1879 (Pape Léon XIII, Aeterni Patris).

Le pape François a choisi avec bienveillance des idées tirées des écrits de François d’Assise, mais il a essentiellement laissé les prescriptionst officielles de la théologie intactes. En 2000, l’Ordre franciscain des frères mineurs (OFM) a créé la Commission sur la tradition franciscaine, dont j’ai fait partie du conseil d’administration pendant six ans. Le but de la commission était de garantir l’héritage de la tradition théologique franciscaine et d’introduire la tradition théologique dans la culture et la vie contemporaines. La commission existe toujours, mais avec peu de développement théologique ; l’accent est maintenant mis sur les traductions de textes et les interprétations historiques. Dans les premières années de la commission, je me souviens m’être assise autour de la table avec différents Franciscains, tous à l’unisson : Si la théologie franciscaine avait été acceptée comme la théologie officielle de l’Église ou même si on lui avait donné un rôle égal (à celui d’Aquin) dans la formation des prêtres, l’Église se trouverait aujourd’hui dans une situation très différente.
Il semble que notre pape actuel veuille amener l’Église à une nouvelle place dans le monde, non pas comme un leader autoritaire, mais comme un animateur de l’esprit. Il a une vision franciscaine, mais il a ignoré la nouvelle théologie inaugurée par les premiers théologiens franciscains (bien que l’on puisse trouver certains aspects de l’exemplarité de Bonaventure dans Laudato Si’).
Ce que l’Église ne reconsidérera pas, c’est la place du péché originel comme raison de l’incarnation, malgré la science de l’évolution. Duns Scot pensait que le péché originel déformait la signification de Dieu en tant qu’amour, faisant essentiellement de l’incarnation un « plan B » pour une création déchue. Il n’a pas nié le péché originel, mais en même temps, a-t-il dit, ce n’est pas la raison principale de l’incarnation. Au contraire, Dieu est amour, et de toute éternité, Dieu a voulu aimer une créature pour la grâce et la gloire, que le péché ait jamais existé ou non : Le Christ est le premier dans l’intention de Dieu d’aimer et de créer. Selon Hayes, Bonaventure a lui aussi compris que l’incarnation n’est pas le remède au péché, mais l’excès d’amour et de miséricorde de Dieu.
Il y a près de cent ans, un autre jésuite du nom de Pierre Teilhard de Chardin voyait dans le christianisme une religion compatible avec le monde de la science moderne, précisément parce qu’elle mettait positivement l’accent sur la matérialité comme lieu de l’incarnation de Dieu. L’un des principaux problèmes que Teilhard voyait était l’incapacité de l’Église à concilier le péché originel et l’évolution. L’Église adopte une position ambivalente, voire dualiste, décrite par le pape Pie XII dans son encyclique Humani Generis (paragraphes 36, 37) : Le corps matériel peut naître de l’évolution, mais l’âme est créée immédiatement par Dieu. En outre, l’Église adhère strictement à la doctrine du monogénisme (Adam et Eve comme source du péché originel) et désavoue tout type de polygénisme [2].
En tant que scientifique, Teilhard a estimé que la notion de péché originel et le monogénisme correspondant sont incompatibles avec l’évolution. Lorsqu’il a découvert la doctrine écossaise de la primauté du Christ, il a annoncé « C’est là la théologie du futur ! C’est l’amour et non le péché qui est la raison de l’incarnation » ; selon Teilhard, l’amour est l’énergie centrale de l’univers. Il a consacré l’œuvre de sa vie à jeter un pont entre la foi et l’évolution, réalisant que la matière et l’esprit sont deux dimensions d’une même réalité, et que l’évolution se poursuit vers des relations plus complexes et une plus grande conscience. Teilhard était un défenseur de ce que les philosophes appellent aujourd’hui les « nouveaux matérialismes ».
Les tournants culturels de la fin du XXe siècle ne sont pas seulement le produit des paradigmes technocratiques et du capitalisme ; ce sont de nouveaux paradigmes qui émergent des connaissances scientifiques sur la plasticité de la matière. L’intelligence artificielle s’est développée au milieu du XXe siècle parce que nous avons appris comment les systèmes fonctionnent sur la base de l’information et de la cybernétique. Ces découvertes sous-tendent l’essor du cyborg, l’hybridité de la personne et l’émergence du posthumain à notre époque.
Certains transhumanistes radicaux proclament que la technologie accomplira ce que la religion promet parce que celle-ci n’a pas réussi à prendre en compte de manière adéquate la capacité de la matière à changer, d’une manière conforme aux idées de la science moderne, y compris l’information, la cybernétique et la complexité. En d’autres termes, la doctrine du péché originel contrecarre la capacité de l’univers matériel, y compris les structures des relations humaines, à réaliser le potentiel d’incarnation qui s’y trouve. En conséquence, le christianisme est impuissant à apporter de réels changements dans le monde.
C’est précisément parce que le pape François ne répond pas à la nécessité de lever l’imposition officielle de la théologie thomiste ou de permettre à de nouvelles théologies, comme la théologie de Duns Scot ou la théologie de Teilhard, d’influencer la pensée de l’Église ou la formation des prêtres, que je me demande pour qui il écrit. Sans une théologie qui traite de manière adéquate du matérialisme, rien ne peut changer. L’Église ne bougera pas de sa synthèse thomiste-aristotélicienne parce que l’édifice théologique est comme une construction de dominos. Une fois levée l’imposition thomiste, les pièces tomberont. Ce qui maintient l’Église dans son universalité est le péché originel (et donc le Christ comme vrai sauveur), le mépris de la matière, et non le potentiel de la matière à devenir quelque chose de nouveau.
Il est bon que François se tourne vers saint François d’Assise, qui était un homme d’une grande sagesse et d’une grande perspicacité. Beaucoup de frères considéraient le pauvre homme d’Assise comme simple et ignorant, mais il était profondément conscient de la fragilité de la personne humaine, comme il l’écrivait à Sainte Claire : « Ne regarde pas la vie extérieure, car celle de l’Esprit est meilleure ». Avant de se pencher sur le monde et son désordre, il pourrait être utile à l’Église d’évaluer son propre dysfonctionnement intérieur ; car une institution divisée à l’intérieur manque d’un Esprit de vérité et ne peut pas guérir ses propres blessures.
Malgré la dissonance entre la vision globale du pape et la paralysie médiévale de l’Église, Dieu continue à faire de nouvelles choses, et une nouvelle vision théologique de l’évolution se formant à l’horizon du futur est tout à fait à notre portée.
Notes :
[1] Le nominalisme consacre le discrédit de la raison au profit de la volonté. Ce qui fait la moralité d’un acte est la soumission de la volonté à l’obligation, mais il n’y a pas de justification rationnelle des lois morales.[2] Le polygénisme a été utilisé entre le 18e et le début du 20e siècle par des scientifiques et des membres de l’Église pour soutenir l’idée que de multiples souches ou races humaines ont été créées et que, par conséquent, les blancs, les anglophones ou les européens ne pouvaient pas être génétiquement apparentés aux noirs et aux bruns ou aux autochtones.
Traduction : Lucienne Gouguenheim