Comment financer les religions ?
Par Thomas Piketty
Au moment où les disputes religieuses semblent de nouveau s’embraser dans l’hexagone, il n’est pas inutile de se pencher sur une question bassement matérielle, mais en réalité centrale : comment financer les religions, tout en assurant la neutralité de la puissance publique vis-à-vis des différentes croyances ?
En France, on aime bien donner des leçons de laïcité à la terre entière. Ce n’est pas chez nous qu’un président prêterait serment sur la Bible ! Le problème est que ce grand récit national s’accompagne parfois d’une hypocrisie monumentale. En réalité, le système en place en France n’a rien de particulièrement neutre ou exemplaire.
Ainsi les lieux de culte ne sont officiellement pas subventionnés, sauf lorsqu’ils ont été bâtis avant la loi de 1905. En pratique cela concerne presque exclusivement des églises chrétiennes. Et tant pis si la carte de la pratique religieuse a bien changé depuis, et si les mosquées et les croyants musulmans se retrouvent dans des caves. De même, les écoles, collèges et lycées confessionnels catholiques en place lors du vote de la loi Debré (1959) continuent d’être massivement financés par le contribuable, dans des proportions que l’on ne retrouve quasiment dans aucun pays. Ces établissements ont aussi conservé le droit de choisir librement leurs élèves, sans respecter la moindre règle commune en termes de mixité sociale. Ils contribuent puissamment à l’évitement scolaire et à la ghettoïsation. La France est également le seul pays à avoir choisi de fermer ses écoles primaires un jour par semaine (le jeudi, de 1882 à 1972, puis le mercredi) pour le donner au catéchisme. Cette journée était en passe d’être enfin réintégrée dans le temps scolaire normal, mais le pouvoir actuel a décidé de faire perdurer cette exception française à base de semaines morcelées et de journées trop longues, en dépit des effets néfastes avérés.
S’agissant du financement des cultes (prêtres et édifices), il faut rappeler le rôle central et mal connu joué par les subventions fiscales. Si vous faites un don à l’Église de France ou à la Mosquée de Paris, vous obtenez une réduction d’impôt égale à 66 % de votre don. Autrement dit, un don de 100 euros ne vous coûte que 34 euros (si toutefois vous êtes imposable), et les 66 euros restants sont payés par la collectivité nationale, de même que pour les dons aux associations d’intérêt général (culture, humanitaire, santé, éducation, etc.).
L’un des points actuellement en discussion est de savoir si les associations cultuelles peuvent également recevoir des dons et legs en franchise de droits de succession et exploiter des immeubles de rapport. La question est importante et mérite d’être clarifiée. Mais elle ne doit pas faire oublier que les associations cultuelles, qu’elles relèvent de la loi de 1901 (associations mixtes, cultuelles et culturelles) ou de celle de 1905 (associations cultuelles pures), bénéficient d’ores et déjà d’une subvention fiscale au titre de l’impôt sur le revenu. Plutôt que de répéter en boucle que la République ne subventionne aucun culte, ce qui est évidemment faux, il serait préférable de regarder la réalité en face et de tenter de l’améliorer.
En l’occurrence, le problème est que ce système est extrêmement inégalitaire. D’une part il ne concerne que les contribuables imposables au titre de l’impôt sur le revenu : les croyants qui font partie de la moitié la plus pauvre de la population sont priés de payer leur don eux-mêmes. D’autre part la subvention publique est d’autant plus élevée que le croyant a les moyens de faire un don important (jusqu’à 20 % du revenu).
Il en va de même dans les systèmes en place en Italie, où chaque contribuable peut affecter une fraction de ses impôts à la religion de son choix, ou en Allemagne, où le mécanisme prend la forme d’un supplément d’impôt collecté au profit des cultes, avec dans les deux cas un biais en faveur des religions disposant d’une organisation nationale unifiée (ce qui en pratique exclut la religion musulmane). En comparaison, le modèle français consistant à traiter les associations religieuses de la même façon que les autres associations est par certains côtés plus satisfaisant. Cela revient à considérer la religion comme une croyance ou une cause comme une autre et favorise le renouvellement et la diversité des structures.
À condition cependant de rendre le système plus égalitaire. Concrètement, les subventions publiques liées aux réductions d’impôt sur le revenu pour les dons aux associations se montent au total à 1,5 milliard d’euros par an (dont environ 200 millions d’euros pour les associations cultuelles, essentiellement en faveur de l’Église catholique, qui a davantage de riches donateurs). Cela représente une dépense moyenne de 30 euros pour chacun des 50 millions d’adultes résidents en France. On atteint même 50 euros par adulte si l’on inclut les réductions d’impôt pour dons au titre de l’IFI et de l’impôt sur les sociétés. Plutôt que de concentrer ces sommes sur les plus aisés, on pourrait imaginer que chacun dispose d’un même « bon pour la vie associative » de 50 euros pour le consacrer à l’association de son choix (religieuse, culturelle, humanitaire…), quelles que soient ses valeurs et ses croyances.
Au lieu de cela, le gouvernement privilégie la suspicion et la stigmatisation. Renforcer les obligations des associations cultuelles en termes de transparence et de gouvernance n’est pas une mauvaise chose en soi. À condition d’élargir le champ du financement et d’ouvrir le débat à toutes les associations. Y compris par exemple aux partis politiques, qui bénéficient aussi de subventions, mais qui sont souvent opaques et peu démocratiques. Espérons que le débat parlementaire permette de sortir des invectives et de promouvoir une laïcité ouverte et égalitaire.
Sources utilisées dans l’article :
(1) Sur la proposition de « bon pour l’égalité associative », voir J. Cagé, Libres et égaux en voix, Fayard 2020. Sur les systèmes de financements de la religion, voir J. Cagé, Le prix de la démocratie, Fayard 2018, p.77-78, et F. Messner, Public funding of religions in Europe, Ashgate, 2015.
(2) Sur la répartition des dons et la part des associations cultuelles dans le total des dons et des subventions fiscales pour dons (part que l’on peut estimer à environ 15 %), voir le Panorama national des générosités (2018).
Voir en particulier p.35, graphiques 22-23 : les associations cultuelles reçoivent 15 % du total des legs et libéralités.
Voir aussi p.44-45 : l’Église catholique reçoit 630 millions d’euros dont 40 % fait l’objet d’un reçu fiscal au titre l’impôt sur le revenu (soit environ 250 millions, et 170 millions de réductions d’impôt) ; l’Église protestante unie de France recevrait environ 25 millions d’euros dont 45 % feraient l’objet de déduction fiscale (le reste étant fait par des foyers non imposables ou demeurant anonymes) ; aucune information n’est disponible sur les associations cultuelles musulmanes.
(3) Sur l’évolution du système de déduction fiscale puis de réduction d’impôt lié aux dons en France depuis 1954, voir G. Fack, C. Landais, A. Myczkpowski, Biens publics, charité privée Cepremap, 2018, p.71-76
(4) Voir également le Projet de loi confortant le respect des principes de la République déposé à l’Assemblée Nationale le 9/12/2020 (y compris exposé des motifs et étude d’impact), en particulier articles 7-12 et 26-32.
Source : https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2020/12/15/comment-financer-les-religions/