Par Régine et Guy Ringwald
Dans son numéro de septembre 2018 (2018/9), la revue jésuite « Études » publie un article signé du jésuite chilien Edouardo Silva sous le titre : « Chili : une Église en crise ».
Nous ne résumons pas ici en quelques lignes un article de dix pages, mais nous en retenons quelques idées substantielles. L’article met bien en évidence l’évolution qu’a connue l’Église chilienne depuis le temps où elle fut « parmi les plus exemplaires et les plus prestigieuses du continent » et qui est devenue conservatrice et centrée sur la morale sexuelle, « drapeau brandi par une partie de la hiérarchie » depuis la fin de la dictature [1]. Cela rejoint un diagnostic porté de longue date par Jorge Costadoat, lui-même jésuite, selon qui « l’Église est passée du catholicisme social au catholicisme sexuel ». La question du gouvernement de l’Église est abordée sous l’angle de la « réception » de Vatican II : collégialité ou centralisme.
Le problème de la nomination des évêques est clairement exprimé : « établissement de listes par les conférences épiscopales, avec des vetos croisés qui laissent de côté les meilleurs, processus qui reste entre les mains du nonce et de la curie qui recevaient beaucoup d’instructions des cardinaux Médina et Sodano, lequel fut responsable de la nomination de nombreux évêques chiliens au profil conservateur ».
Selon l’auteur, la solution se trouve dans la mise en œuvre du Concile Vatican II qui « n’a que cinquante ans, alors que les conciles demandent au moins cent ans pour être reçus ». Si on marche à ce rythme, on peut se demander si, dans cinquante ans, il restera quelqu’un pour assurer la réception de Vatican II qui, d’ailleurs, est déjà partiellement obsolète. La société, au rythme où elle évolue, aura du mal à attendre « le temps de l’Église ».
On peut se demander si l’article couvre bien les racines du problème chilien. Nous regrettons, en effet, que le rôle clé joué par le Cardinal Sodano (et ses successeurs) ne soit mentionné que pour la forme, alors qu’il a été déterminant pour assurer la transition (dont on perçoit aujourd’hui les résultats). Il est connu que le Cardinal Sodano a mis en place des évêques dont la docilité et le conservatisme étaient les caractéristiques principales. Mais il n’est pas dit que cela a permis de développer, conjointement avec les États-Unis, une politique de destruction des communautés de base, sous couvert de lutter contre la « théologie de la libération », cependant que la dictature de Pinochet détruisait ce qu’avait fait le gouvernement de Salvador Allende. Il n’est pas inutile de rappeler que le nonce avait sa salle réservée à la paroisse « El Bosque » (la « salita del nuncio »), où sévissait le sinistre prédateur sexuel Fernando Karadima, et qui était un lieu de rencontre pour la haute société soutenant le régime militaire. Il y avait là des connexions discrètes avec les représentants américains. Sur tout cela, et sur le processus mis en place par le nonce Sodano, l’article est bien silencieux.
Par ailleurs, dans un article qui étudie l’état actuel de l’Église du Chili, on cherche en vain une mention du rôle des laïcs, tant celui qu’ils ont joué dans la mise au jour des turpitudes de la hiérarchie, que celui qu’ils pourraient être amenés à jouer dans la reconstruction. Sans le mouvement des laïcs d’Osorno qui ont agi en synergie avec les victimes de Karadima, on en serait encore à traiter de calomniateurs les victimes du sinistre curé d’El Bosque (de cette paroisse sont sortis cinq évêques et des dizaines de prêtres), et on continuerait sans doute à camoufler « pour ne pas faire de mal à l’Église ». Le mouvement des laïcs, qui se prolonge aujourd’hui dans tout le pays, entend bien que les choses ne reviennent pas comme avant, et que les laïcs soient enfin considérés comme des adultes. Les jésuites Jorge Costadoat et Felipe Berrios, parmi d’autres prêtres et religieux, apportent d’ailleurs à ce mouvement le soutien de leur compétence [2].
Enfin, l’auteur reconnaît que les crimes d’abus sexuels sont un mal partout présent dans l’Église. Mais pourquoi et comment lutter contre ce cancer ? Il nous dit aussi que François tente de fournir un remède exemplaire. Si conscients que nous soyons de la difficulté, des oppositions et des fortes paroles dont il s’est montré capable, nous devons constater que les tergiversations, les lenteurs, les retours en arrière font que beaucoup doutent qu’un fort mouvement de redressement et de réforme soit vraiment en cours. Par exemple, une revendication de Marie Collins [3] et des mouvements de victimes, portant sur la mise en place d’un dispositif permettant de sanctionner les évêques dissimulateurs, a été bloqué par la Curie, et le Pape lui-même s’efforce d’expliquer que ce n’est pas possible.
Au-delà du grand apport qu’il constitue à la réflexion sur l’ecclésiologie et les conditions d’un retour au christianisme social, on regrette que l’article paraisse toujours bien centré sur l’Église, assimilée à la hiérarchie : le peuple de Dieu est cité mais n’est pas acteur.
Notes :
[1] Il y a trente ans [2] Voir :Osorno, Karadima : nouveaux commentaire et développements judiciaires
Chili : le pape en appelle aux laïcs
Chili : après la lettre du pape, premiers remous
[3] Marie Collins est irlandaise. Victime dans son jeune âge d’un prédateur sexuel, elle a fait partie de la Commission mise en place par François pour faire des recommandations sur la protection des mineurs. Elle a démissionné en 2017 pour protester contre les blocages de la Curie (voir https://nsae.fr/2017/03/04/vatican-une-figure-de-la-lutte-contre-la-pedophilie-demissionne/)