Le culte avant la culture ?
Par René Poujol
À trop se crisper sur la liberté de culte, les catholiques pourraient bien la fragiliser.
La culture en général et les spectacles vivants en particulier, paient un lourd tribut à la lutte contre la pandémie de Covid19. La non-réouverture des cinémas, théâtres, salles de concert, cirques et musées à la veille des fêtes de fin d’année a été perçue par nombre d’acteurs de ce secteur d’activité comme un coup de poignard dans le dos. Pire : comme une forme de mépris. Et l’on a entendu des comédiens de renom se demander ouvertement pourquoi, dans un pays laïc comme la France, on autorisait le retour au culte tout en refusant les mêmes droits à la culture. Les catholiques devraient y être attentifs à l’heure où certains seraient tentés de s’en tenir à la seule revendication de leurs droits propres, fussent-ils constitutionnels.
Que celui qui sait, de science exacte, ce qu’il eût fallu faire pour lutter plus efficacement contre la pandémie lève la main. Voilà bien un geste auquel je ne me risquerai pas. Fallait-il, pour éradiquer le mal, prendre le risque de fragiliser aussi durablement des pans entiers de notre économie ? L’histoire le dira, peut-être, un jour. Pour l’heure prédomine toujours la distinction, difficile à trancher, entre besoins essentiels et non-essentiels. Or s’il est bien évident que l’urgence à se nourrir, se soigner, s’habiller ou se déplacer recouvre objectivement des priorités, on peut comprendre le sentiment d’injustice et au-delà l’angoisse de ceux – et ils sont nombreux – qui se demandent s’ils se relèveront de l’interdiction qui leur est faite de travailler. Et qui plaident que le besoin de socialisation au travers des loisirs, du sport, de la culture ou de la fréquentation des bars et restaurants est également « essentiel » à l’équilibre de chacun comme à la préservation de notre mode de vie.
Le culte comme « liberté fondamentale »
Dans ce débat entre essentiel et non-essentiel, la question de la réouverture des lieux de culte est venue nourrir la polémique. Lorsque des acteurs de renom comme Charles Berling ou Jacques Weber s’étonnent publiquement que dans un pays de laïcité, comme la France, on puisse autoriser le retour au culte tout en maintenant l’interdiction des activités culturelles, il faut prendre la mesure de l’incompréhension et de l’enjeu.
Sur le fond, l’argument ne tient pas. Pour la simple raison qu’en droit français la liberté de culte – tout comme la liberté d’expression ou de manifestation – a statut de liberté fondamentale, consacrée par nos textes constitutionnels. C’est ce qu’a rappelé encore récemment le Conseil d’État en demandant au gouvernement d’assouplir la jauge (un temps bloquée à 30 personnes) applicable aux lieux de culte. Ce qu’ont rappelé, de leur côté, certains évêques tel Mgr Antoine Hérouard dans une tribune au Monde.
C’est là une donnée objective de notre droit, indépendante des préférences de chacun au regard du culte ou de la culture. C’est notamment cette liberté fondamentale, inscrite dans les textes, qui fonde l’obligation de diffusion d’émissions religieuses sur les chaînes publiques de radio et de télévision et la présence d’aumôniers (catholiques, protestants, juifs ou musulmans) dans tous les lieux « clos » que sont les hôpitaux, les casernes ou les prisons. Au regard du droit – et la France est un État de droit – on ne peut donc contester aux responsables des cultes de se prévaloir d’une loi qui est le bien commun de tous les Français croyants ou non. Comme l’est, pour tous les citoyens, la liberté d’expression et de manifestation.
La liberté de culte : concession à l’obscurantisme ?
Pour autant il faut être attentifs à la manière dont tout cela est perçu par l’opinion publique. Que la réouverture des églises au culte puisse être ressentie par certains comme discriminatoire au regard d’autres lieux demeurés fermés est un véritable défi et doit interroger les communautés de croyants. Qu’un journaliste puisse interpréter la levée du couvre-feu au soir du 24 décembre et son maintien le 31 comme la victoire d’un « certain ordre moral » et religieux en dit long sur de possibles malentendus, alors même que pour l’immense majorité des Français Noël est d’abord une fête sécularisée autour de la famille et des enfants. [1] Que les libertés d’expression et de manifestation soient globalement perçues par les Français, comme émancipatrices pour tous les citoyens là où la liberté de culte ferait figure de concession d’un autre âge à l’obscurantisme religieux, au seul bénéfice de quelques-uns, n’est pas sans conséquence. Ce qui aujourd’hui est un droit pourrait ne plus l’être demain si la société en décidait ainsi.
Ces tensions surgissent dans le contexte du prochain débat parlementaire relatif à la loi sur les séparatismes. Une loi qui entend renforcer la laïcité à travers la lutte contre l’Islam radical. Mais avec de graves risques de dérives comme le dénonce l’historien de la laïcité et sociologue Jean Baubérot dans différentes tribunes récentes. Il écrit dans le Monde : « Le paradoxe c’est que le gouvernement affirme renforcer la laïcité, alors qu’il porte atteinte à la séparation des religions et de l’État. (…) Il va plus loin que ne le réclamaient les partisans d’un contrôle étatique sur les religions, quand se préparait en 1904, la loi de séparation des Églises et de l’État. (…) Aujourd’hui on veut aller plus loin que les “combistes “ ». Voilà qui interroge ! [2]
Parler de Dieu quand Dieu n’intéresse plus personne
Au mois d’août dernier, une enquête IFOP publiée par le même quotidien illustrait une nouvelle érosion de la culture chrétienne chez les jeunes Français. Jérôme Fourquet commentait l’étude en ces termes : « Il y a un phénomène global de sécularisation de la société. Pour beaucoup, cela n’a plus grand intérêt de connaître cette culture. C’est devenu une langue étrangère, voire inconnue, pour une grande partie des jeunes générations. » Le 4 décembre, revenant sur cette enquête, Golias Hebdo titrait : « Parler de Dieu quand Dieu n’intéresse plus personne. » Et l’auteur de l’article de livrer ce commentaire : « Quelle parole et quel témoignage pourraient surmonter ce manque d’intérêt évident pour les réalités de la foi ? (…) Comment suggérer un intérêt pour la question de Dieu hors toute démarche religieuse ? Est-ce seulement possible ? » [3]
Autant d’évolutions qu’il faut avoir à l’esprit. Elles portent le risque d’une incompréhension croissante entre la société et les croyants. Et au-delà, un risque de remises en question si ces derniers donnaient par trop le sentiment d’être dans la simple revendication ou la défense de « droits acquis » fussent-ils constitutionnels, sans grande considération pour le reste de la société. Revendiquer, par des manifestations publiques ostentatoires, le droit à la réouverture des églises, en pleine période de confinement, n’était assurément pas la meilleure manière de dire sa solidarité avec l’ensemble des Français, également contraints, et de leur offrir l’image de croyants soucieux de concilier leur foi et leur devoir citoyen.
Aux premiers rangs du combat pour la culture
Les évêques de France l’ont bien compris qui, dans un premier temps, à une dizaine d’exceptions près, ont plutôt appelé les fidèles à la patience et à la responsabilité. Ce qui a été l’attitude commune des leaders religieux protestants, juifs ou musulmans. La tonalité a changé lorsque le gouvernement, ayant décidé une réouverture des lieux de culte, s’est enferré dans cette jauge invraisemblable des 30 fidèles. Le recours alors intenté devant le Conseil d’Etat contre une mesure reconnue par tous comme absurde ne justifiait sans doute pas les condamnations sans appel qui, ici ou là, ont par moment pris l’allure d’un bishop-bashing. Comme si l’essentiel était de se démarquer, aux yeux de l’opinion, d’un épiscopat suspecté d’être sous influence d’« ultras ». Voir certains catholiques relativiser les conditions d’exercice réel de la liberté de culte, là où ils n’auraient fait aucune concession sur les libertés d’expression et de manifestation mérite réflexion et débat.
Pour le reste, les religions présentes sur le territoire national font partie de notre patrimoine commun. En préserver le libre exercice est un enjeu essentiel de culture, non seulement pour les croyants, mais pour la société en général. Raison de plus pour que les catholiques soient au premier rang du combat pour la culture, dans sa diversité, au côté de celles et ceux qui la font vivre et qui en vivent. Il leur faut, là encore, écouter le pape François. Ce n’est pas le moindre mérite de son encyclique Laudato si’ que d’avoir souligné combien, à travers le défi écologique, la Création à protéger n’était pas que nature, mais également culture.
Notes :
[1] Cédric Enjalbert dans une Newsletter de « Philosophie magazine » cité par le philosophe Denis Moreau dans un billet de son compte Facebook.
[2] Le Monde du 15 décembre 2020, p.30
[3] Voir https://nsae.fr/2020/12/14/parler-de-dieu-quand-dieu-ninteresse-plus-personne/
VERBATIM
« La laïcité représente également, dans l’univers de la culture, un idéal de rencontre où différentes traditions religieuses et spirituelles peuvent entrer en dialogue les unes avec les autres et ensemble avec la société et le monde des arts. C’est ce que vit depuis plus de quarante ans l’abbaye de Sylvanès, proche de ma ville natale, dans le Rouergue méridional. Et je reste infiniment reconnaissant au frère André Gouzes, op, et à Michel Wolkowitsky d’avoir fait de cette abbaye cistercienne du xiie siècle un lieu ouvert de dialogue et de création, dans une triangulation féconde entre le répertoire musical d’inspiration catholique, la richesse des autres traditions religieuses et spirituelles du monde et la société sécularisée qui est notre réalité. Mon attachement à ce lieu, à travers diverses publications et mon appartenance à son conseil d’administration, tient à la conviction que se joue là, non sans difficulté ni résistance parfois, le meilleur de ce que la laïcité peut représenter de richesse pour notre pays lorsqu’on a compris que des croyants pouvaient la servir avec loyauté, générosité et désintéressement. » (René Poujol : Catholique en liberté, p.147)