L’évolution du christianisme
Par Santiago Villamayor
Cet article, publié en 2018, a circulé parmi nos amis du Réseau espagnol Redes cristianas [1], qui mènent des réflexions similaires aux nôtres.
Le 30 octobre dernier, Aragón TV a débuté avec succès une série sur « les changements en Aragon », avec un premier chapitre consacré à l’évolution de l’Église. Plus de 40 ans ont passé (depuis Vatican II) et cette transition de l’Église n’est pas terminée, elle a seulement été interrompue sous deux papautés peu rénovatrices. Mais elle semble maintenant redémarrer. Dans certains secteurs du christianisme, on parle déjà de la nécessité d’un troisième Concile du Vatican II et d’une mise à jour d’ampleur très importante. Le pape François n’est pas le seul à retrouver cet esprit de renouveau face à beaucoup de résistance et d’hésitation. Au-delà des grandes orientations du magistère ecclésial, les perplexités et les intuitions de nombreuses personnes qui gardent encore une référence à Jésus de Nazareth vont également de l’avant. Et ne sont pas moins chrétiennes.
Les églises se vident et le christianisme, et pas seulement l’Église catholique, voit fondre sa présence dans la société et la culture d’aujourd’hui. Et nous ne devrions pas en chercher les raisons dans la perte des valeurs, l’athéisme, ou la concurrence d’une éducation civique qui relègue la religion à la sphère privée. Pour beaucoup de ces chrétiens de la frontière, il s’agit plutôt d’interprétations et de formulations traditionnelles de l’Évangile qui sont devenues dépassées dans la culture actuelle. Le christianisme tel qu’il est présenté aujourd’hui ne répond pas aux défis habituels : le besoin de sens face au mal, à la mort et au sacrifice des victimes ; le désir de se remettre des dommages infligés ou de transcender une existence limitée ; la recherche d’un fondement et d’une certitude de la bonté.
Face au défi des migrations, de l’inégalité, des nationalismes, de la sécularisation croissante, du pluralisme éthique et religieux, de la grande et bénéfique vulgarisation de la science et de l’exigence d’une conscience et d’une action véritablement démocratiques, notamment dans la prise en compte des droits et du statut des femmes, l’Église a besoin d’une deuxième transition plus profonde. Ce changement doit s’accompagner de la perspective libératrice et du climat postmoderne, sécularisé, laïque de notre culture. Nous ne sommes plus un peuple religieux ni révolutionnaire. Il n’y a plus de dieux crédibles que ce soit dans les cieux ou en politique.
Il est vrai que de nombreux chrétiens répondent à ces défis par l’intermédiaire d’organisations sociales, d’institutions, de partis politiques ou même de structures propres à l’Église : paroisses, Caritas, écoles, etc. Cependant, les présupposés de la croyance n’ont pas changé et ils attirent de moins en moins, enveloppés d’un sacré ostentatoire que l’on pourrai trouver aujourd’hui plutôt au sein de la vie et la « qualité humaine profonde » (Mariano Corbi). Ainsi, de la même façon que nous sommes passés, dans la transition démocratique, du catholicisme national à un engagement de libération sociopolitique, à une plus grande appréciation de la vie et de ce monde et à une meilleure interprétation du sens de Jésus de Nazareth, de même aujourd’hui le christianisme est invité à un renouveau ou à une métamorphose qui contribuera plus étroitement au carrefour de notre époque.
Il nous faut revenir aux valeurs évangéliques non pas tant parce qu’elles constituent une identité religieuse supérieure, mais parce que cette identité n’est rien d’autre que la radicalisation des valeurs universelles avec lesquelles la communauté humaine entre en dialogue et qu’elle accepte (J. Habermas). Des valeurs telles que la sollicitude réciproque, le souci de la planète, une profonde conviction démocratique, le courage de vivre et l’ouverture au sens de la vie quotidienne.
L’originalité du christianisme n’est pas d’être une religion de salut centrée sur le mythe ou le Mystère de la mort et de la résurrection du Fils de Dieu, mais l’appel à surabonder en ces attitudes de proximité et de compassion active qui constituaient le projet originel de Jésus avant d’être absorbé par les cultures judaïsantes et gréco-romaines des premiers siècles. Attitudes qui ont animé toute la vie du Jésus qui a marché sur la mer (M. Machado) jusqu’à sa mort violente. Encouragement qui a également été donné et qui est donné dans le don de tant d’autres prophètes et personnes anonymes. Le christianisme est le mouvement de l’amour débordant (P. Ricœur, J.D. Causse) qui se transforme en espérance, même si celle-ci est incertaine. Rien donc qui soit du particularisme ou de l’exclusivité, de la supériorité, de la possession de la vérité ultime ou d’un déploiement surnaturel.
Ce sont quelques-unes des lignes qui soulignent et soutiennent ce changement annoncé :
- Une lecture, non pas littérale, mais métaphorique, des textes dits sacrés, qu’il s’agisse de la Bible ou d’autres écrits et traditions religieuses, spirituelles ou humanistes. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible de se réconcilier avec la science, le pluralisme religieux et culturel et la coopération avec des institutions et des mouvements de nature sociopolitique et libératrice. Une lecture qui s’éloigne définitivement du dogmatisme et qui se concentre sur le sens de la vie et l’élévation de la morale ou de la liberté plutôt que sur la vérité, concept aujourd’hui très manipulé. La Bible, plus que la raison ou la vérité, a une âme, un élan de vie et de fraternité. (« Minimalisme biblique », voir J. M. Vigil et Koinonia services)
- La complémentarité entre la foi et la science reposant principalement sur une nouvelle conception de la connaissance humaine. Une nouvelle épistémologie encore empirique, encore modeste ; elle ne parle pas tant de vérité que de modèles qui possèdent un pouvoir explicatif ; elle ne donne pas lieu à une métaphysique dogmatique, mais plutôt incertaine (J. Montserrat), loin des affirmations fortes, et qui trouve une corrélation conciliatrice dans l’abandon du concept naïf de la révélation religieuse comme vérité absolue dictée par un Être supérieur. La nouvelle épistémologie se présente maintenant comme une base de dialogue entre la science et la foi (L. Sequeiros).
- La construction d’une praxis supra-éthique qui n’est pas tant centrée sur la morale que sur la transcendance de l’amour civique et personnel fondé sur l’autonomie de la bonne et belle volonté. Le potentiel symbolique des croyances évolue vers l’engagement, la curiosité scientifique et l’honnêteté intellectuelle. Donner tout en échange de rien, pour la science, pour les défavorisés, pour la planète, requiert une motivation très particulière ; ce n’est pas une proposition de prudence morale, ni d’action ordinaire, et encore moins une exigence, ou un devoir coercitif, propre à une religion considérée comme vraie ou avec le droit d’obliger, mais un penchant transcendant de la belle et bonne raison qui est le meilleur cadeau que nous ayons pu recevoir, nous ne savons rien de personne ni même de Dieu. Nous sommes des enfants de l’amour, du don.
- La confluence des religions et des humanismes (comme le mouvement « Islas encendidas » [2]) par l’action libératrice, la contribution à la justice et au bien-être de l’homme (P. Knitter), est une tâche qui se situe à la croisée de la politique institutionnelle, de la critique antisystème et du souci des gens. Elle s’étend de la petite obole de la veuve aux plus hauts niveaux des organisations internationales.
- Les protagonistes du chapitre précité de TVA, les personnes âgées, ceux qui ne sont pas partis et ceux bien plus nombreux, qui n’ont pas perdu leur référence chrétienne, mais ne mettent pas les pieds à l’église, de la même manière qu’à l’origine du christianisme la synagogue est tombée en désuétude pour eux. Ces personnes vivent dans le lieu commun de la responsabilité démocratique et de l’écologie profonde. Leurs temples sont le peuple qui souffre, leurs sacrements sont les gestes naturels de soin et d’action communautaire, leurs célébrations n’ont rien du sacrifice pascal ou de la consécration. Les femmes sont égales aux hommes et il n’y a pas de prêtres ; la divinité de Jésus, la Résurrection et d’autres grandes vérités de la foi sont plutôt des symboles de l’immense horizon de dignité qui nourrit tout être humain. Il ne s’agit pas de faits historiques ou miraculeux (J. S. Spong, R. Lenaers, J. Hick, etc.).
Ces personnes participent à la même incertitude et la même insécurité que leurs compagnons de voyage libérateurs. Ils vivent de la confiance que leur procure cette mer de bonne volonté, celle du sept fois sept et de tant de choses qui leur viennent de la mémoire de Jésus de Nazareth. Une perspective qui les rend ouverts au dialogue, sans crainte de perdre leur identité, et prêts à l’autocritique et à l’écoute permanente.
Certains appellent ce christianisme l’« Internationale de l’espoir » ou « de la justice », (Jon Sobrino) comme une nouvelle métaphore du Royaume de Dieu, un symbole prioritaire du message évangélique avec l’expérience personnelle d’un « je ne sais quoi » mystique, la figure du Père ou l’océan ineffable de l’amour.
Beaucoup diront probablement que ce n’est pas le christianisme et y verront une réduction des valeurs surnaturelles. Mais aujourd’hui, le christianisme est pluriel et la société ne comprend pas l’alchimie religieuse et la domination d’un monde éthéré et surnaturel. Les images et les cultes surnaturels sont une expression dépassée des composantes ou de l’existentiel de la condition humaine. Le surnaturel est une qualité existentielle ou universelle insérée dans la nature humaine (K. Rahner, Luc Ferry, R. Kearney et d’autres) et n’a besoin d’aucun ajout. Votre dieu n’est pas là, mort de l’athéisme contemporain, mais enfoui dans le bon amour qui veut donner la vie.
Notes :
[1] http://www.redescristianas.net/
[2] Voir https://forus-international.org/fr/articles/islas-encendidas-face-a-l-urgence-d-un-monde-qui-batit-des-peurs-et-des-murs-nous-unissons-nos-forces-pour-changer-de-cap-308e775e-1d5d-4995-94d9-aa8fb5097630
Source : https://www.feadulta.com/es/buscadoravanzado/item/10263-la-transicion-del-cristianismo.html