Grandeur et Misère
Par Michel Jondot
« La condition des grands »
Pascal a écrit une jolie parabole pour évoquer « la condition des Grands » de ce monde. Il s’agit d’un pauvre homme qui fait naufrage au milieu de la mer. Le flux et le reflux des vagues le ballotent pour le déposer sur une île lointaine et inconnue. Miracle ! Le voyant sortir des eaux, la population l’acclame ; ce naufragé avait l’allure et le visage de leur roi qui était disparu. On voit en lui son retour. L’homme se laisse prendre au jeu : il accepte, pour survivre, d’exercer au mieux les responsabilités qu’on attend de lui, sans être dupe des illusions de la foule. Il sait bien que, dans le fond, il n’est qu’un miséreux dépossédé de tout. Les Grands de ce monde, eux non plus, ne doivent pas s’aveugler en exerçant leur pouvoir. Leur grandeur n’est qu’un leurre. Qu’ils se gardent d’oublier leur pauvreté fondamentale !
Grandeur et misère : telle pourrait être l’expression pour désigner le sens de cette fête des Rameaux. Les deux mots traduisent les situations qu’évoquent le début et la fin du texte de la Passion selon St Marc. Tout commence par une concertation entre les grands prêtres qui s’interrogent sur la façon d’exercer leur pouvoir : « Ils cherchaient comment arrêter Jésus. » Le récit se termine par la mise au tombeau d’un pauvre homme mort misérablement sur la croix.
Face aux autorités
Du début à la fin, le récit met en scène ce malheureux face aux puissants de ce monde. Le voilà d’abord aux prises avec les autorités religieuses, dans le palais du premier des Grands prêtres, entouré de ses dignitaires, « les grands prêtres, les anciens et les scribes ». On le voit ensuite devant Pilate, le gouverneur de l’Empire romain ; celui-ci mène son interrogatoire de la façon que lui imposent ses hautes fonctions. Grand Prêtre et gouverneur ont des hommes sous leurs ordres pour exécuter leurs décisions. Les grands prêtres envoient leurs gardes, « une foule armée d’épées et de bâtons ». « Ils mirent la main sur lui et l’arrêtèrent » et l’amenèrent chez le Grand Prêtre d’abord et, ensuite, « après l’avoir ligoté, ils le livrèrent à Pilate ». Celui-ci avait ses soldats, centurions et hommes de troupe. Ils l’emmènent au palais du Gouverneur avant l’interrogatoire et ensuite au Prétoire
La dérision du pouvoir
Avec la comparution devant Pilate, le thème de la royauté s’introduit dans le récit. Jésus ne conteste pas le Romain qui le considère comme le Roi des Juifs : « tu l’as dit, je le suis. » En réalité, cette royauté ne s’affirme pas dans l’exercice d’un pouvoir, mais dans la plus extrême détresse. Elle entraîne les moqueries sadiques des soldats qui s’inclinent devant lui par dérision, comme devant un monarque ; ils l’habillent de pourpre, la couleur des vêtements de l’Empereur et lui font une couronne d’épines. On avait écrit sur la potence : « Le roi des Juifs. » Alors les valets du Grand Prêtre se gaussent à leur tour : « Qu’il descende de sa croix, le roi d’Israël ! » En ce point de détresse extrême, par miracle, un officier de l’armée romaine comprend tout : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! » Qui donc est Dieu ? On dit de Lui qu’il est Tout-Puissant et qu’il nous domine d’en-haut. En réalité la Toute-Puissance de Dieu n’est pas au-dessus de nous pour nous écraser ; Il est avec nous, dans notre misère, pour nous aimer.
Ne soyons pas dupes
Les hommes, dans toutes les civilisations, se structurent de telle sorte que des rois, des Présidents ou des chefs exercent leur emprise sur des sujets ; ils considèrent ce pouvoir comme une dignité. Fâcheuse illusion qui souvent est à la source de violence et d’aliénation.
La fête des Rameaux invite les croyants à ne pas être dupes des pouvoirs auxquels ils sont soumis. La liturgie du jour commence par l’évocation d’un événement étrange ; à l’époque romaine, un général victorieux faisait une entrée triomphale dans la Ville. Des chars s’avançaient remplis des richesses acquises sur l’ennemi et la foule acclamait le vainqueur porté sur un char tiré par quatre chevaux. On dirait que l’arrivée de Jésus à Jérusalem est une manière de caricaturer et de mépriser un pouvoir dominateur de cette espèce. Curieux roi que ce provincial monté sur un ânon, entouré par des gosses qui crient ; ils étalent des haillons sur le sol en guise de tapis et agitent en braillant quelques branchages arrachés aux arbres du chemin. C’est le prélude au mystère de la Croix. On commence à avoir de quoi se moquer.
Il est peu probable que beaucoup de lecteurs de cette homélie soient au nombre des grands de ce monde. Il est vraisemblable, en revanche, que beaucoup aient quelque responsabilité : le chef d’entreprise par rapport à ses employés, le maître par rapport à ses élèves, le médecin par rapport à ses patients, les parents par rapport à leurs enfants, l’officier ou le sous-officier par rapport à ses subordonnés, les conjoints l’un par rapport à l’autre. Que tous, et en particulier ceux et celles qui disposent d’un pouvoir important, prennent garde : leur dignité ne vient pas des charges qui leur sont confiées, mais de leur pauvreté. Les honneurs auxquels ils ont sans doute droit ne doivent pas masquer leur faiblesse : elle nous fait entrer dans le mystère de Dieu. Devant Jésus ridiculisé aux yeux de tout Israël, aux dires de l’Évangile de Jean, Pilate aurait dit « voici l’Homme ». Cet homme, comme on le comprend souvent, n’est pas l’individu de Nazareth, mais l’ensemble de l’humanité. Pascal a su le faire entendre : en chacun de ses membres, fussent-ils rois, couve cette misère fondamentale qui donne chair au Fils de Dieu.