Le combat de Jésus avec les scribes est-il encore le nôtre ?
Par Robert Ageneau
Il est toujours stimulant et revigorant de relire le livre d’Eugen Drewermann intitulé La parole et l’angoisse. Commentaire de l’évangile de Marc [1], publié en 1995. En cette année-là, les éditeurs français qui avaient traduit et publié le prêtre allemand, devenu psychanalyste, comme Le Cerf et Albin Michel, vont cesser de le mettre à leur catalogue. C’était en grande partie suite à sa condamnation en 1991 par l’évêque de Paderborn, avec l’appui de la congrégation romaine de la Foi, dirigée alors par Joseph Ratzinger. Il y eut également une grosse pression des autorités dominicaines sur les éditions du Cerf pour qu’elles abandonnent leur projet de publier, comme c’était prévu, le gros ouvrage de Drewermann sur les clercs, Fonctionnaires de Dieu [2].
L’originalité de Drewermann est de recourir à la psychologie des profondeurs, autrement dit à la psychanalyse, pour comprendre un certain nombre de gestes et de paroles de Jésus rapportés par les évangiles. Il écrit à propos de la guérison du possédé de Capharnaüm (Marc 1, 14-20) : « La psychanalyse nous a appris à comprendre cet état de l’âme. Elle nous explique comment on peut en arriver à cesser de vivre par soi-même pour voir sa vie se réduire et tourner en rond, solitaire, dans le cercle vicieux de l’angoisse, de la haine et du refus de soi. En arrière-plan, on trouve presque toujours l’influence de gens, ou même d’un système, soucieux d’empêcher le petit enfant de devenir grand, de prendre une quelconque décision personnelle, de vivre par lui-même » [3]. Ou encore : « La psychothérapie me semble être un élément d’importance, elle qui permet de décrypter les images enfouies dans l’inconscient. J’irai jusqu’à dire que la psychanalyse est un instrument indispensable pour comprendre l’homme, pour comprendre en particulier la figure de Jésus » [4].
L’évangile de Marc est écrit au début des années 70, une quarantaine d’années après la crucifixion. Il succède aux écrits de Paul de Tarse qui s’échelonnent entre 46 et 65. Il est encore assez proche de l’événement Jésus dont les faits et les paroles se transmettaient en grande partie dans les réunions hebdomadaires de la synagogue, où les adeptes de Jésus constituaient un courant parmi d’autres, encore accepté ou toléré. Jusque à ce qu’ils en soient expulsés quelques années plus tard.
L’évangile de Marc est plus court que ceux de Matthieu et Luc, les deux autres synoptiques qui le suivront à 10 ans et 20 ans d’intervalle. Chez Marc, on ne trouve pas de récits de naissance et d’enfance de Jésus. Son évangile commence avec l’entrée de Jésus dans la vie publique et l’annonce de la venue immédiate du royaume de Dieu. C’est en Marc 1, 21-28 et suivants, dans le premier chapitre de cet évangile, qu’est relaté son combat avec les scribes.
Qui étaient les scribes ? Comme le nom l’indique, c’étaient des juifs sachant lire et écrire, qui travaillaient la Bible. C’étaient des érudits, des lettrés, dont le rôle était d’étudier la loi, de la transcrire et d’en écrire des commentaires. Au temps de Jésus, ils sont souvent associés aux pharisiens. Ces professionnels, de ce qu’on pourrait appeler la grande Église juive, en oubliaient parfois l’esprit. Ils maintenaient d’une main de fer l’application des préceptes et défendaient la véritable interprétation des textes. Vis-à-vis de Jésus, ils vont vite manifester méfiance et haine.
Dans Marc 1, 21, nous lisons : « Ils entrèrent dans Capharnaüm. Comme c’était le sabbat, il (Jésus) prit la parole dans la synagogue. Les gens étaient frappés de stupeur, car ce qu’il enseignait, il l’enseignait de sa propre autorité et non comme le font les lettrés, qui sont les spécialistes de la Loi » [5]. Puis, il y a les épisodes de l’homme habité d’un souffle impur, de la belle-mère de Pierre couchée avec de la fièvre, des malades et des possédés qu’on amène en grand nombre à Jésus, des lépreux, des paralytiques. Et déjà « quelques lettrés, assis, ruminaient en leur for intérieur : “de quoi cet homme parle-t-il. Il blasphème. Qui peut effacer les fautes sinon Dieu, le seul Dieu” » (Marc 2, 7-8).
Le texte poursuit : « Il était à la maison, allongé pour le repas. Il y avait avec lui et ses disciples des collecteurs d’impôts et des gens mis au ban de la société, qui étaient nombreux à le suivre. Les lettrés du parti des séparés, voyant cela, dirent à ses disciples : “Quoi, il mange avec la racaille, avec les collecteurs d’impôts” » (Marc 2, 15-16). Puis, vient l’épisode des disciples qui arrachent des épis de blé un jour de sabbat. Les lettrés viennent demander encore : « Pourquoi les disciples de Jean et ceux des séparés jeûnent-ils et non les tiens ? ».
Terminons avec l’épisode de l’homme dont la main avait été frappée de paralysie. Jésus s’adresse alors aux lettrés : « Serait-il défendu le jour de sabbat de faire du bien plutôt que du mal ? De sauver ma vie au lieu de la détruire ? Ils se taisaient. Il les toisa du regard avec colère. Il était triste qu’ils aient le cœur si dur… Alors les séparés sortirent et tinrent conseil avec les partisans d’Hérode pour le faire mourir » (Marc 3, 1-5). Jésus perçoit rapidement dans les scribes ceux qu’ils le persécuteront jusqu’à la mort.
La bonne nouvelle que Jésus annonce, c’est celle d’un Dieu qui veut d’abord le bien des humains. Jésus remet les gens debout. Ce ne sont pas le culte ou le respect minutieux de la Loi qui l’intéressent, mais la guérison des angoisses et des blocages de la vie, le dépassement des catégories du pur et de l’impur, l’écoute et la fréquentation des autres sans que ces derniers soient qualifiés de malfaisants, de jouisseurs, de libertins…
Nous sommes loin d’un Dieu tout-puissant, cruel, archaïque, répressif et brutal, mais proche d’un Dieu d’amour et de proximité. La religion n’est pas au service de l’aliénation ou du refoulement, mais de la libération et de l’humanisation. Tel est le message central qui ressort des premières annonces de ce qu’est le royaume qui vient. « Ce qui est sorti de Jésus, n’est-ce pas au fond une manière d’apprendre comment devenir homme ? », assure Drewermann [6].
Sans jouer au procureur ou chercher à provoquer ou à culpabiliser, est-il possible de penser au présent cette affaire de scribes, de séparés ou de lettrés dans le cadre des Églises chrétiennes et, en particulier, de la catholique ? Est-ce que les Églises sont suffisamment aujourd’hui des lieux de liberté, de plénitude, d’ouverture aux vents du monde, avec en profondeur l’expérience d’un Dieu qui donne sens à nos vies, d’un Dieu qui respecte la recherche, la démocratie, le débat, qui souffre des cruautés et des malheurs de l’existence, mais respecte notre liberté ? Autant de questions que se posent beaucoup de croyants en ces temps de crise et d’accouchement d’un nouveau monde !
Peut-on aller jusqu’à penser que beaucoup de théologiens cachent ou ignorent le vrai visage du Dieu libérateur, et continuent d’enfermer la foi dans des expressions et des formules périmées ? Quelle impertinence penseront certains ! Peut-on imaginer que beaucoup d’exégètes, qui scrutent jour et nuit les Écritures, cachent au peuple des découvertes qui font penser autrement ? Ainsi, la plupart des exégètes modernes sont d’avis que les récits de naissance et d’enfance de Jésus ne sont absolument pas des récits historiques, mais des textes mythiques pour rehausser les origines de Jésus. Et pourtant, peu d’applications en sont faites dans les homélies et les catéchismes, comme si cette vérité pouvait altérer la croyance et la foi.
Quant aux évêques et aux papes d’hier et d’aujourd’hui, ont-ils respecté la nouveauté de l’événement Jésus, quand ils ont bloqué les recherches, comme ils l’ont fait en condamnant ceux qui au début du XXe siècle cherchaient des expressions de foi tenant compte des sciences modernes (la crise moderniste) ; en interdisant à Teilhard de Chardin de publier ses recherches et ses hypothèses, en condamnant brutalement l’expérience des prêtres-ouvriers ; le pape et les évêques écoutent-ils suffisamment ceux qui cherchent aujourd’hui à renouveler la pratique chrétienne pour notre génération ?
Aujourd’hui que le phénomène des « troisièmes femmes et hommes » [7] s’accroît d’année en année, n’est-il pas vital que les Églises se remettent en route, abandonnent l’esprit de contrôle propre aux lettrés et aux scribes, privilégient la vie qui va avec le changement, les hypothèses, la confiance en un Dieu immensément plus grand et différent que celui de nos petites représentations ?
Dans son courrier quotidien des lecteurs, le journal La Croix, qui fait un savant équilibre entre ceux qui sont « pour » ou « contre » le statu quo ou les chemins nouveaux, a publié dans son numéro du 18 février 2021 un extrait de la lettre d’un certain père Herbert Mischler qui écrit : « J’aimerais compléter l’article du 7 janvier sur “ces paroissiens qui manquent à l’appel”, car il n’y a pas que les paroissiens qui manquent à l’appel ! Où sont nos chrétiens qui fréquentaient nos maisons d’accueil, nos foyers de charité, nos centres de formation, nos maisons qui proposent dans tous les diocèses des récollections et des retraites spirituelles ? Où sont-ils passés ? Certes, certains sont décédés, d’autres ont vieilli et ne peuvent plus se déplacer… Mais force est d’admettre qu’il n’y a pas eu de renouvellement… »
Dans l’évangile de Marc, il est dit qu’au commencement de l’action publique de Jésus, « sa renommée se répandit aussitôt dans toute la Galilée » (1, 28). Puis « Jésus se replia vers la mer avec ses disciples. Une foule nombreuse l’avait suivi de Galilée et d’autres foules, apprenant tout ce qu’il faisait, venaient à lui de Judée, de Jérusalem, d’Idumée et au-delà du Jourdain, des alentours de Tyr et de Sidon » (3, 7-8). On comprend que, face à cette révolution dans l’annonce de la bonne nouvelle, « les séparés (lettrés et scribes) sortirent et tinrent conseil avec les partisans d’Hérode pour le faire mourir » (3, 6). Jésus ne sera pas mis à mort pour expier nos péchés, mais parce qu’il a posé des actes de libération et qu’il nous a transmis une autre réalité de Dieu.
Robert Ageneau
fondateur des éditions Karthala
Notes :
[1] Eugen Drewermann, La parole et l’angoisse. Commentaire de l’évangile de Marc, Desclée de Brouwer, Paris, 1995, 460 p.
[2] Eugen Drewermann, Fonctionnaires de Dieu, Albin Michel, 1993.
[3] La parole et l’angoisse, op. cit., p. 24.
[4] Eugen Drewermann, Dieu immédiat. Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Desclée de Brouwer, 1995, p. 40.
[5] La Bible, Bayard/Médiaspaul, Paris/Montréal, 2001. Dans la traduction de cette Bible, originale par sa forme littéraire, les scribes sont appelés les lettrés ou les séparés.
[6] Dieu immédiat, op. cit., p. 54.
[7] Depuis le constat qu’en avait fait François Roustang en 1966, le phénomène de ces chrétiens qui ne pratiquent plus, et pensent par eux-mêmes en matière d’expressions