Michel Wieviorka : « Ceux qui dénoncent l’islamo-gauchisme l’installent dans une sorte de nébuleuse »
Le sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, vient de publier « Racisme, antisémitisme, antiracisme : apologie pour la recherche » paru aux éditions La Boîte à Pandore.
Alors que Frédérique Vidal exigeait un rapport sur « l’islamo-gauchisme » à l’université, le sociologue s’est autosaisi de la question des champs de la recherche et a écrit un livre qu’il a remis à la ministre. « Je n’ai pas eu de retour pour l’instant », raconte-t-il. « Mais je ne désespère pas ! »
Pour lui, ce concept d’islamo-gauchisme est « une drôle de construction : islamo, ça n’est pas islamismo, c’est donc tout l’islam qui est en jeu, tous les musulmans ; et gauchisme, c’est pas toute la gauche, c’est le gauchisme. C’est assez étrange. »
« Les terroristes ne sont pas des gens passés par l’université »
« Admettons que cette construction nous dise quelque chose, sur une sorte de rencontre qui existerait entre certains secteurs de la gauche et certaines dérives de l’islam », pose comme hypothèse Michel Wieviorka. « Je suis allé voir à l’université, je suis ces questions depuis très longtemps. »
« Je ne dis pas qu’il n’y a rien. Mais ce n’est pas grand-chose. »
Pour le sociologue, « on vit avec la hantise et parfois la réalité du terrorisme. C’est pas des gens qui sont passés par l’université dont il est question ! Il y a d’autres problèmes, et la ministre a tout amalgamé. Elle a fait des déclarations pour faire un lien entre l’islamo-gauchisme qu’elle attribue à l’université, en parlant de gangrène, une maladie, avec l’invasion du capitole le 6 janvier 2021 ! Tout ça n’est pas très sérieux. Les mêmes qui dénoncent l’islamo-gauchisme l’installent dans une sorte de nébuleuse où il y aurait aussi les études postcoloniales, les études décoloniales, tout est mélangé. »
« C’est une vision qui ignore ce qui se passe dans l’université, dans l’univers de la recherche en sciences sociales », assure Michel Wieviorka. « Il s’y passe des choses intéressantes, contestables, mais qui méritent d’être examinées sérieusement plutôt que d’être balayées d’un revers de main. »
En utilisant le même mot pour deux choses différentes, « on fabrique de la confusion »
Il revient également sur la question de la racialisation, où le terme « race » n’a pas le même sens que dans le racisme historique. « La race, pendant des siècles, c’était une idée scientifique », rappelle le sociologue. « Depuis les années 70, il y a toute une façon de penser en général le social et en particulier les questions de races, qui consiste à dire que tout est construction sociale. La race n’est pas une réalité physique, mais une construction sociale : c’est la société qui fabrique l’idée de race. »
« On arrive à ce moment de grande confusion où c’est le même mot “race” sert à désigner quelque chose de nocif et proprement raciste, mais aussi quelque chose de sociologique. On fabrique de la confusion ! »
Pour Michel Wieviorka, l’intersectionnalité dont on parle également beaucoup, « avant d’être dans la revendication, c’est d’abord un outil pour analyser le réel. C’est l’idée que si vous cumulez les risques de discrimination (genre, “race”, handicap, sexualité), ce que vous allez subir n’est pas simplement l’addition des difficultés, mais quelque chose de plus : ça fait système. L’idée d’intersectionnalité, c’est l’idée que si on veut réfléchir aux discriminations, il ne faut pas mettre chacune dans une sorte de silo, il faut les analyser dans leur ensemble. »
« C’est intéressant comme idée », assure le sociologue. « Mais de là à en faire un combat politique… On entend des choses assez consternantes. Mais ce ne sont pas les chercheurs qui sont au cœur de ce combat politique ! Ce sont des politiques. Le débat, qui pourrait être un débat scientifique, passe au débat public, où tout est simplifié, tout est amalgamé, on ne sait pas de quoi on parle. Et on met à mal la raison, le souci d’être sérieux, et le souci de comprendre ce que disent les autres, le souci d’échanger. »