« Maurice Bellet nous manque »
Par Jean-Claude Guillebaud
L’homme a été l’instigateur d’un christianisme moins formel, plus incarné et aussi plus pénétrant. Sans rien perdre de sa lucidité. L’auteur, prolixe, s’est particulièrement intéressé à l’avenir de la foi chrétienne tandis que le christianisme fait face à son déclin. Hommage à un théologien aussi libre qu’engagé.
Avec Jacques Ellul et René Girard, le théologien Maurice Bellet fut mon maître spirituel avant de devenir mon ami. Il est mort le 5 avril 2017 à l’âge de 94 ans. J’étais, comme bien d’autres, ému, troublé par ce « manque » ressenti au fond de moi-même. On répète que ceux qu’on aime ne nous quittent jamais. Je ressens aujourd’hui cette lumineuse vérité.
J’avais d’abord lu des ouvrages de Maurice Bellet, à commencer par Le Dieu pervers en 1979 et quelques autres. Puis, un peu par hasard, j’ai fait sa connaissance grâce à Guy Coq, un ami commun de la revue Esprit. Nous avons souvent « colloqué » ensemble. À force, nous avons même pris l’habitude de déjeuner tous deux, une ou deux fois par trimestre.
Chaque fois, c’était un grand moment de ressourcement spirituel et nos conversations me sont devenues précieuses. En 2016, par exemple, Maurice m’avait aidé à réfléchir au rapport compliqué que nous entretenons avec l’Évangile. Mais pourquoi compliqué ? Je n’ai rien oublié de sa réponse. À force d’en revenir au texte évangélique et aux épitres de Paul, puis à mettre ces lectures et relectures au cœur de nos liturgies, nous risquons de fétichiser ce qui est écrit. Nous serons donc tentés d’en faire une lecture littérale, figée, immuable, comme s’il s’agissait d’un texte gravé dans le marbre.
L’Évangile est parole avant d’être écriture
Tous les chrétiens n’en sont pas là, certes, mais nous sommes parfois plus attachés à la lettre qu’à l’esprit, plus à la formulation qu’au message. D’où cet effet de récitation, de répétition, de psalmodie qui appauvrit notre adhésion. Nous finissons par oublier que l’origine des Évangiles est orale. Il s’agit des paroles du Christ recueillies par Marc, Luc, Matthieu et Jean. Leur statut ontologique est celui d’un propos oral. Le message évangélique n’est pas « écrit » ni dicté, mais annoncé par Jésus et transcrit par les Évangélistes.
S’attacher à une « parole », c’est être plus proche de l’esprit que de la lettre. On ne peut pas se conformer de manière rigide au texte ni lui obéir. Il s’agit de s’en inspirer, ce qui est infiniment plus riche, plus vivant. À la différence d’un texte, une parole n’est jamais séparée de la vie, « dans le mouvement infini de la parole et de l’écoute » (Bellet). Elle s’adresse à l’autre, suscite l’échange, la discussion, la relation.
Gardons ici en tête la première phrase de l’Évangile de Jean : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » L’Évangile n’est pas un livre qui aurait été interprété une fois pour toutes. Ce n’est pas un « savoir » intellectuel ni une « érudition » intimidante. Il est vivant, comme toute expérience humaine. Il revit d’une manière différente à chaque lecture. Comme toute parole, il n’a jamais le même grain, le même accent. Depuis deux mille ans, cette parole rebelle défie la mise en cage. Nul ne peut la prendre en otage ou la couler dans le bronze. Elle n’est pas faite pour être enrégimentée. Elle reste magnifiquement subversive.
La blessure de la pauvreté
Une autre fois, nous avions longuement parlé de la misère et de la pauvreté. La pauvreté – qui revient en force – n’est pas une affaire de statistiques ou de « manque » mesurable en euros. Elle est d’abord blessure, humiliation. Dans le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, un personnage (le curé de Torcy) s’écrie que l’Église ne doit pas seulement garder le souci des pauvres, elle a sous sa garde « l’honneur de la pauvreté ». Bernanos lui prête cette remarque terrible : « Je n’aime pas mes pauvres comme les vieilles Anglaises aiment les chats perdus, ou les taureaux de corrida. J’aime la pauvreté d’un amour profond, réfléchi, lucide, d’égal à égal. »
Si les plus pauvres vivent leur sort comme un abandon, c’est qu’on a depuis longtemps outragé leur dignité, confisqué leur langage, méprisé leurs manières. Pour reprendre une formule abjecte, tout se passe comme si, depuis des années, les politiques (de droite ou de gauche) allaient partout se répétant à eux-mêmes : « Avec les pauvres, mais pas pour déjeuner ! » Propos abject, en effet.
« S’il se révèle que la foi chrétienne est incapable d’affronter le monde tel qu’il est, alors sa défaite est certaine »
Une meilleure place aurait dû être faite à Maurice dans le débat public. On s’apercevra un jour qu’il aura été l’un des très rares intellectuels à jeter les fondements d’un « autre » christianisme. Lucide, généreux, rénové, ce christianisme serait accordé à la modernité dans ce qu’elle a de meilleur. Il rendrait aux chrétiens leur confiance et leur joie devant l’avenir.
L’œuvre – abondante – de Bellet en témoigne pour les générations futures. « S’il se révèle, écrivait encore Bellet, que la foi chrétienne est incapable d’affronter le monde tel qu’il est, de donner une interprétation valable et efficace de ce que les gens vivent, alors sa défaite est certaine. Et sa place sera au musée, dans le folklore, dans l’histoire des historiens. » Alors, évitons, à force d’adaptations gentillettes, de mettre en péril la tradition évangélique elle-même, ce qui conduirait à une dissolution de la foi, au profit d’une « spiritualité vague et d’une morale crispée ».
Oui, Maurice Bellet nous manque, mais son absence continue à nous parler.
Bonjour,
J’ai appris un peu par hasard que Jean-Claude Guillebaud avait participé à l’émission télévisée “Vive la Crise” en 1982 qui faisait la pédagogie du néolibéralisme dans un contexte de crise et de trahison par la gauche de ses idéaux. Une erreur de jeunesse, j’espère…Mais je veux bien lui donner l’absolution au vu de ses engagements ultérieurs et des belles choses qu’il nous écrit sur le christianisme…
Amitiés
BREYSACHER Christophe