Dieu peut émerger de nouvelles façons grâce au « culte troublé » de Teilhard
Par Ilia Delio
Cela fait presque cinq ans qu’a été publiée l’encyclique « Laudato Si’, du pape François, sur le soin de notre maison commune » et, malheureusement, rien n’a changé en ce qui concerne le réchauffement climatique. Les statistiques continuent de montrer une augmentation des températures, et cette tendance devrait avoir des conséquences dramatiques sur l’avenir de la vie sur la Terre. Même la voix prophétique de Greta Thunberg n’a pas fait grand-chose pour changer la situation. Les militants du changement climatique continuent de protester contre les politiques actuelles (ou leur absence), mais ces actions sont également ignorées. La demande du pape et le cri de Greta pour un avenir durable tombent dans l’oreille d’un sourd. Les statistiques ne nous poussent pas à changer et les prophètes ne sont pas entendus.
L’Église continue de publier des documents sur le réchauffement climatique, ainsi que sur l’immigration, l’économie et d’autres questions d’actualité, mais peu de gens lisent ces documents. Il est triste de penser que si l’Église mourait demain, le monde exprimerait probablement sa sympathie, mais ne participerait pas aux funérailles.
Dans le passé, le christianisme a été une force créatrice de changement ; au XIIe siècle, le Vatican ressemblait à la Silicon Valley, initiant des réformes sociales et des politiques économiques qui ont façonné l’Europe occidentale. Aujourd’hui, l’Église a apparemment perdu son pouvoir de persuasion. Elle continue de publier des écrits perspicaces, mais ce sont des lettres mortes tombant sur des yeux aveugles et des oreilles sourdes. Les jours de gloire sont passés et les chrétiens respirent les vapeurs de l’histoire. En fait, une grande partie du christianisme vit sur les lauriers de l’histoire et la nostalgie. Nous parlons et prêchons comme si nous étions toujours le centre noble de l’univers et des créatures spéciales de Dieu, et non récemment arrivées dans un univers vieux de 13,8 milliards d’années.
Les écrits publiés par le Vatican sont un étrange mélange de sources patristiques et de thomisme médiéval, avec une petite cuillérée de science et de culture modernes. Le passé donne un sentiment flou et chaleureux de la puissance de Dieu, de la providence divine, de l’ordre moral et de la beauté de la sagesse. Nous aspirons à ce qui était parce que nous ne pouvons plus donner un sens à ce qui est, au moment présent. En effet, l’Église s’accroche aux grands penseurs du passé, principalement les philosophes grecs et les théologiens médiévaux, comme si la pensée s’était arrêtée.
Selon Thérèse d’Avila, Dieu ne change jamais. Comment Dieu pourrait-il changer avec des vérités fixes et éternelles ? Dieu n’a d’autre choix que de rester immuable. Les mots usés de Julien de Norwich nous poussent à maintenir le cap de cette forteresse médiévale : tout ira bien, écrit-elle. Mais tout ne va pas bien. L’Église n’est plus une force active et vitale dans le monde. Une Église sourde aux cris du monde, écrit Raimond Panikkar, est incapable de prononcer une Parole divine. Pourquoi le monde crie-t-il ? Une Terre verte ? Justice pour l’eau ? Droits des immigrés ? Ou est-ce qu’il réclame de nouveaux corps, de nouveaux cerveaux et de nouveaux esprits, tous promis par les prophètes de la Silicon Valley ?
Dans un essai provocateur intitulé « Salvation by algorithm: God, technology and the new 21st-century religions » (Le salut par l’algorithme : Dieu, la technologie et les nouvelles religions du 21e siècle), Yuval Harari décrit la nouvelle religion de la technologie. Harari est un historien israélien et professeur d’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il est l’auteur de Homo Deus : A Brief History of Tomorrow et de Sapiens : A Brief History of Humankind, et ses idées ont été largement discutées. Sa vision laïque et agnostique montre une compréhension superficielle de la religion et de la spiritualité, et pourtant ses idées sont bouleversantes. [1]
Harari débute son essai en disant que « l’endroit le plus intéressant au monde d’un point de vue religieux n’est pas la Syrie ou la Bible Belt, mais la Silicon Valley ». Il dit que « c’est là que les gourous de la haute technologie brassent pour nous de nouvelles religions incroyables qui ont peu à voir avec Dieu, et tout à voir avec la technologie. Ils reprennent toutes les anciennes promesses – bonheur, paix, justice et vie éternelle au paradis – mais ici sur Terre avec l’aide de la technologie, plutôt qu’après la mort et avec l’aide d’êtres surnaturels. »
Les religions établies peuvent se vanter, dit-il, d’un mandat divin, en leur donnant une essence fixe de vérité éternelle et immuable… mais elles « n’ont pas d’essence fixe. Elles ont survécu pendant des siècles et des millénaires non pas en s’attachant à certaines valeurs éternelles, mais en continuant à verser du vin nouveau enivrant dans de très vieilles outres. »
« Vin nouveau enivrant » est un terme très intéressant, car il met en évidence beaucoup de doctrine et de prédication catholiques ; une référence grecque expliquée dans les longues homélies ronronnantes. Si les catholiques peuvent revendiquer leur allégeance par millions, ce ne sont pas les chiffres qui font la force n’est pas dans les chiffres, selon Harari, mais les nouvelles idées créatives et audacieuses. Selon lui, le train de l’Homo sapiens quitte la gare conduite par les ingénieurs de la Silicon Valley.
Brett Robinson établit également une relation entre religion et technologie dans son livre Appletopia : Media Technology and the Religious Imagination of Steve Jobs. La conception transcendante de l’Apple Store, selon Robinson, correspond à un modèle historique dans lequel la technologie dominante d’une époque acquiert un statut sacré. Au Moyen Âge, les grandes cathédrales étaient remplies de gens à la recherche d’une expérience de transcendance. Aujourd’hui, l’Apple Store regorge de personnes à la recherche de la même expérience. Les voitures, comme les ordinateurs, ont été construites pour transporter l’utilisateur, écrit-il – l’une déplace le corps et l’autre l’esprit. Les deux machines ont changé notre relation à l’espace et au temps.
Les appareils d’Apple encouragent l’expression de soi en invitant la créativité et la personnalisation spontanées, selon Robinson. La communication religieuse utilise un langage métaphorique, car elle propose des réalités qui ne peuvent être saisies directement. Le fonctionnement invisible du domaine métaphysique est compris par rapport à quelque chose de sensible et de concret. La religion est communiquée à travers des histoires, des symboles, de l’art et des analogies. La rhétorique de la technologie ressemble à la religion dans son besoin de métaphores pour rendre sensible l’inconnu. Les ingénieurs artistiques créent des métaphores faciles à comprendre : dossiers, ordinateurs de bureau, icônes et mémoire pour n’en nommer que quelques-uns. Une partie du génie de Steve Jobs était de trouver les métaphores qui résonnaient avec l’utilisateur non initié. À l’ère du culte à l’écran, la technologie des médias est devenue un déterminant des habitudes contemplatives.
Les publicités de la société d’informatique Apple sont les emblèmes d’une culture qui a adopté de facto la technologie comme religion, une religion qui célèbre le culte de l’individu. Les dispositifs médiatiques sont le moyen par lequel nous communiquons nos préoccupations et ritualisons la pratique de l’autodivinisation en nous procurant les pouvoirs d’omniscience et d’omniprésence accordés par un réseau de communication mondial. Que nous soyons d’accord ou non avec l’interprétation de la technologie en tant que nouveau lieu de religion, il convient de noter pourquoi la technologie nous fascine tous. La transcendance, l’autocréation et la connectivité ne sont que quelques-unes des dynamiques sous-jacentes de la technologie. D’une simple pression sur un bouton, les domaines physique et métaphysique fusionnent sous nos yeux. Un statut divin est accordé à ceux qui regardent les flux infinis d’informations qui traversent leurs écrans.
La technologie informatique s’inspire de la nature elle-même. Lorsque la physique du 20e siècle a explosé avec une nouvelle compréhension de la matière et de l’énergie, le concept du champ est né. La cybernétique et l’information sont vite venues expliquer la complexité des systèmes dynamiques fonctionnant en tandem avec l’environnement. Pour que la science accepte la théorie de la relativité d’Einstein et les découvertes qui ont suivi, les anciens paradigmes ont dû être écartés ou mis de côté.
Dans un sens, la science a abandonné Aristote, Aristarque et Copernic, et a opté pour Darwin et Einstein. Les lois de l’espace et du temps de Newton ne pouvaient pas résister aux équations d’Einstein. La matière et l’énergie, réalisa Einstein, étaient deux formes de la même chose. Les paradigmes changent, a écrit Thomas Kuhn, lorsque les données ne correspondent plus aux équations. Le monde de Newton a été vu d’une manière entièrement nouvelle par Einstein, et le monde lui-même a pris un tout nouveau sens. La science change parce que nous changeons notre perspective ; nous voyons la nature d’une nouvelle manière. Ce que nous voyons, c’est que la nature est insaisissable, pleine de mystère. La nature n’est pas fixe et statique, mais dynamique et déployée, ce qui est l’essence de l’évolution.
Pierre Teilhard de Chardin était un scientifique et un observateur attentif de la nature. Ses idées sur Dieu, l’esprit, la matière, le Christ, la création et la rédemption ne sont pas nées dans une chapelle pendant l’Heure Sainte ou lors des réunions de comités de spécialistes savants, se demandant si l’utilisation du mot infaillible devait être appliquée à tous les enseignements de l’Église. La plupart de ses écrits sont basés sur des études minutieuses et détaillées de la physique et de la biologie. Il n’est pas surprenant qu’en tant que scientifique et jésuite, Teilhard ait été fasciné par la matière elle-même.
Dans « La puissance spirituelle de la matière » [2], Teilhard écrit de manière lyrique et mystique le pouvoir de la matière dans laquelle la divinité est cachée. Il s’éveille, pour ainsi dire, au pouvoir de la matière, s’abandonnant dans la foi « au vent balayant l’univers ». Alors qu’il commence à voir la matière plus clairement, son esprit s’illumine, la matière se révèle dans sa vérité, « le pouvoir universel qui rassemble et unit ». Chaque élément du monde commence à rayonner l’amour divin qui brille à travers les choses quotidiennes du monde. Teilhard prétend que nous devons souffrir de la dureté de la matière pour connaître son éclat. Il écrit : « Que la matière m’élève donc à ces hauteurs, par la lutte, la séparation et la mort [emphase par l’auteur]; qu’elle m’élève jusqu’à ce qu’il me soit enfin possible, en parfaite chasteté, d’embrasser l’univers ». Au plus haut niveau d’union, Teilhard exalte la matière comme le « milieu divin, chargé de pouvoir créateur… imprégné de vie par le Verbe incarné ».
Dans un article sur « La recherche scientifique comme adoration », feu le jésuite Fr. Thomas King rassemble les idées de Teilhard sur la matière et la recherche scientifique. Teilhard a réalisé la nécessité de « lutter avec la matière » et de voir ce qu’elle révèle, de la même manière que la recherche scientifique lutte avec le monde et en vient à le comprendre comme ne peut jamais le faire quelqu’un qui ne fait que le regarder. Comme le dit King, « Teilhard considérait la recherche scientifique comme essentielle au mysticisme ».
Selon King, pour Teilhard, « la science, comme l’esprit lui-même », est «un processus, toujours en train de sonder l’inconnu ». Le mysticisme ne consiste donc pas à « contempler une vérité déjà établie » ; mais plutôt « le mysticisme réside dans l’acte même de découverte qui crée une nouvelle vérité ». « C’est en ces termes », écrit King, « que nous devons comprendre le discours de Teilhard sur l’amour de Dieu »… « avec chaque fibre de l’univers unificateur ». L’univers est « en cours » et l’un des domaines du processus unificateur est « l’esprit du scientifique », engagé dans le déroulement de l’univers lui-même.
« Alors que les scientifiques s’efforcent de donner un sens à leurs conclusions », écrit King, ils aspirent à une nouvelle unité, à de nouveaux horizons de compréhension. « Les “fibres de l’univers unificateur” se réunissent dans l’esprit du scientifique », écrit King, tandis que l’esprit est attiré par un pouvoir caché dans la matière ; pour Teilhard, c’est « une sombre adoration ». C’est « l’acte spirituel suprême par lequel le nuage de poussière de l’expérience prend forme et s’allume au feu de la connaissance » (Teilhard, dans L’Activation de l’énergie). Teilhard indique que le fait de se débattre avec la matière mène à un « culte troublé ». Entrer dans la dynamique inconnue de la matière perturbe le connu, y compris la prière et l’adoration. Ce n’est pas comme d’habitude, car de nouvelles connaissances conduisent à de nouvelles idées, ce qui conduit à de nouvelles visions et compréhensions, et à cet égard, Dieu continue d’émerger de nouvelles manières.
Notes :
[1] On peut lire aussi Sommes-nous libres, de José Arregi (note de la rédaction
[2] Chapitre 3 de « Hymne de l’Univers »
Source : https://www.globalsistersreport.org/news/god-can-emerge-new-ways-through-teilhards-troubled-worship?clickSource=email
Traduction : Lucienne Gouguenheim
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