Cet article est une contribution inédite de l’historien Carlo Ginzburg à l’émission d’Emmanuel Laurentin de France-Culture « Le temps du débat ».

Dans le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin, on lit, à la fin de l’article « Sécularisation » (par Marc de Launay) que la laïcité peut être comprise soit « comme une conséquence de la sécularisation lato sensu » soit « comme une solution imparfaite de la question de la sécularisation » [1]. Dans les deux cas, la notion de sécularisation englobe la notion de laïcité. Mais qu’est-ce qu’on entend par « sécularisation » ?
1 – Il y a plusieurs années – en 2013, pour être exact – je me suis mis à feuilleter un paquet de vieux journaux amoncelés dans mon bureau. Je suis tout à coup tombé sur un numéro de Repubblica qui présentait un dialogue entre le fondateur du journal, Eugenio Scalfari et le pape Bergoglio. Mon œil fut attiré par cette phrase prononcée par le pape : « Dieu n’est pas catholique ». J’étais stupéfait : je n’aurais jamais pu imaginer qu’un pape pût se déclarer adepte d’une religion naturelle. J’allais immédiatement contrôler sur Google quelles avaient pu être les réactions suscitées par une telle phrase. Elles allaient de l’indignation déclarée à l’accusation, à peine voilée, d’hérésie. En naviguant sur internet, je suis tombé sur une nouvelle inattendue : la phrase n’était pas du pape Bergoglio, mais de Carlo Maria Martini, archevêque de Milan, puis cardinal. Deux jésuites – le pape et le cardinal – avaient formulé, avec un écart de plusieurs années, la même thèse déconcertante. Et alors ?
2 – Que la phrase « Dieu n’est pas catholique » ait été prononcée par une personnalité comme Martini, connu pour son œuvre de bibliste, m’apparut immédiatement comme un fait de grande importance. Prononcée pour la première fois ? La question, pour qui fait le métier d’historien, était inévitable. Mais avant de remonter en arrière, à tâtons, je dois revenir un instant à la situation d’aujourd’hui. Un contrôle rapide sur Google m’a vite fait comprendre que les sept années qui s’étaient écoulées depuis l’entretien avec le pape paru sur Repubblica n’avaient pas passé en vain. Les injures adressées au pape, les demandes de démission, les accusations « d’athéisme liquide » sont du gaspillage.
3 – Que deux jésuites, le pape Bergoglio et le cardinal Martini, s’accordent sur une affirmation aussi peu banale que « Dieu n’est pas catholique », conduit inévitablement à formuler une hypothèse : à savoir que les racines de cette idée puissent se trouver dans l’histoire de l’ordre religieux dont ils ont été (et pour ce qui est du pape, sont) membres. Les caractéristiques de l’extraordinaire nouveauté de la Compagnie ont fait l’objet, à travers les siècles, d’exaltations et de polémiques très vives. C’est le cas, en particulier, de la dispute sur les « rites chinois », qui portait sur la conduite adoptée par les jésuites au regard des coutumes religieuses de la Chine, jugée par un grand nombre comme bien trop accommodante. Elle conduisit finalement à la suppression de la Compagnie.
4 – Les débuts d’évangélisation de la Chine sont associés à un missionnaire jésuite célèbre : Matteo Ricci. En 1603 il publia un catéchisme, écrit en chinois, accompagné d’un sous-titre : La vraie signification du « Seigneur du ciel ». Il s’agit d’un dialogue entre un « lettré occidental » et un « lettré chinois ». Vu mon ignorance du chinois, je m’en suis remis à la traduction italienne, publiée en 2013 par Gianni Criveller qui préside l’Institut Pontifical pour les Missions étrangères et par le dominicain Antonio Olmi, qui enseigne à l’Université Catholique de Milan.
Le « lettré occidental » s’adresse en ces termes au « lettré chinois » :
Pour ce qui vous concerne, Seigneur, vous désirez mener l’enquête sur Celui qui a créé le ciel, la terre et les dix mille êtres […]. Je retiens pour ma part que rien sous le ciel n’est plus évident que la vérité de son existence. Qui n’a jamais levé les yeux et regardé le ciel ? Ce faisant, il n’est personne qui ne soupire en silence en son for intérieur et ne se dise : « Il doit certainement y avoir Quelqu’un au milieu de tout cela qui le gouverne ! » Ce quelqu’un n’est autre que le Seigneur du Ciel, celui-là même qui dans nos pays d’Occident on appelle Deus [2].
Nous nous trouvons ici au plus près de la thèse « Dieu n’est pas catholique », formulée au sommet de la Compagnie trois siècles plus tard. L’ouverture, ou plutôt l’adaptation des jésuites aux rites et aux croyances religieuses des pays à évangéliser avait fait ses preuves en Inde, avant d’être formulée à nouveaux frais en Chine. Mais l’adaptation du message chrétien par les missionnaires jésuites avait une face positive et une face négative. D’une part, quelques-uns des éléments de la religion des pays à évangéliser étaient reconduits à la religion chrétienne, à travers un exercice de traduction : « le seigneur du Ciel, celui-là même que dans nos pays d’Occident on appelle Deus ». D’autre part, le message chrétien était transmis en passant sous silence certains de ses éléments. Mais lesquels ? Le Catéchisme de Matteo Ricci nous donne une réponse. Le dialogue entre le « lettré occidental » et le « lettré chinois », après avoir touché des thèmes comme l’immortalité de l’âme et la « réfutation des fausses doctrines [le bouddhisme] au sujet de la réincarnation », en vient à la doctrine chrétienne à proprement parler. Le « lettré occidental », la présente en ces termes :
Il y a très longtemps, en Occident, il y avait beaucoup de sages. Il y a plusieurs milliers d’années, ils prédirent de manière détaillée, dans les Écritures canoniques, l’incarnation du Seigneur du ciel […]. Il commandait aux sourds d’entendre et tout de suite, ils entendaient ; il commandait aux aveugles de voir, et tout de suite, ils voyaient […] il ordonnait aux morts de revenir à la vie, et tout de suite, ils étaient ressuscités. […] C’est ainsi qu’Il accomplit ce qui avait été écrit par les anciens sages et porta à l’achèvement ce qui était contenu dans l’ancienne Écriture […] Quand Son œuvre de diffusion de la Voie fut achevée, Il monta au Ciel, à la claire lueur du jour, au moment qu’Il avait expressément annoncé [3].
5 – Que manque-t-il dans cette présentation du christianisme ? C’est évident : la crucifixion de Jésus et sa résurrection. Ce qui n’a pas empêché le pape Benoît XVI, de présenter Matteo Ricci en 2010, quatre siècles après sa mort, comme
un cas singulier d’une heureuse synthèse entre l’annonce de l’Évangile et le dialogue avec la culture du peuple à qui on l’apporte [4].
En réalité, comme le fait observer le père Olmi,
un des traducteurs du Catéchisme de Matteo Ricci sur la Révélation chrétienne, sans nul doute, il y a encore beaucoup à dire ; il y a à dire l’essentiel – à savoir que le Fils de Dieu, fait homme, est mort, ressuscité pour nous.
Et pourtant, continue le père Olmi,
ce Catéchisme, et la théologie qui l’inspire et qui le guide sont indispensables à l’évangélisation de la Chine, parce qu’ils conduisent, avec le recours de la raison et du langage, à la limite supérieure de la raison et du langage [5].
En d’autres termes, un choix dicté par une stratégie progressive : l’évangélisation des Chinois envisagée par Matteo Ricci commençait en présentant un christianisme épuré de la crucifixion et de la résurrection – ainsi, comme on a pu le voir, qu’un Dieu identifié au « Seigneur du ciel ».
6 – Dans une de ses Lettres provinciales dirigée contre la casuistique, surtout celle des jésuites, Pascal faisait observer qu’en Inde et en Chine, les jésuites « suppriment le scandale de la Croix, et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant » [6].
Dans un livre qui va paraître en français sous le titre Néanmoins. Machiavelli, Pascal, j’ai analysé un ouvrage de Johann Ludwig Fabricius, professeur à l’Université de Heidelberg, publié sous le pseudonyme de Ferrarius en 1667 : Euclides Catholicus. Fabricius/Ferrarius partit des Lettres provinciales de Pascal pour proposer sous une forme sarcastique et paradoxale une forme de religion civile, antichrétienne. Les modèles qu’indiquait Fabricius/Ferrarius étaient Mahomet ; le « très religieux » Machiavel ; la « méthode du catéchisme chrétien » diffusé par les jésuites « dans les provinces de l’extrême Asie ». Voici en quoi consistait cette méthode :
Car, quand ils [les missionnaires jésuites] comprirent que ce qui restait de la doctrine des apôtres en Europe, fût-ce peu de choses, contenait quelque chose de désagréable et de répugnant, qui, comme cela avait été déjà dans le passé, semblait folie aux Grecs et scandale aux Juifs, ils ne prédiquèrent pas Christ crucifié, le seul que Paul disait connaître, mais un tout autre Christ : beau, magnifique, portant un habit chinois, qui par le passé était descendu du ciel en grande pompe et avait prédiqué le règne de notre Pontife [7].
7 – Donc, dans le cours des siècles, la stratégie missionnaire de la Compagnie de Jésus a été interprétée, de manière tour à tour favorable ou hostile, comme une « heureuse synthèse » entre l’Évangile et la culture des autres peuples, ou bien comme une trajectoire vers la religion naturelle. C’est là une énigme – pour ceux aussi qui considèrent le pape Bergoglio, le premier pape jésuite, comme le dernier anneau d’une longue chaîne historique. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une chaîne qui remonte bien au-delà du Concile Vatican II, qui, selon l’ex-nonce apostolique Carlo Maria Viganò, celui-là même qui a demandé la démission du pape, aurait marqué un tournant « moderniste » des plus déplorables.
Est-ce qu’on pourrait regarder la phrase « Dieu n’est pas catholique » comme un épisode – imprévisible et ambigu – de la sécularisation ? Peut-être. Après tout, la sécularisation implique l’appropriation des instruments des religions – et l’inverse aussi, pourquoi pas ? L’adaptation est une forme de lutte.
Un grand merci à Martin Rueff pour la traduction du texte depuis l’italien.
Notes :
[1] M. de Launay, « Sécularisation », Dictionnaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction de Barbara Cassin, Paris 2004. p. 1122.
[2] M. Ricci, Catechismo. Il vero significato di “Signore del Cielo”. Sommario : Un sincero dibattito su Dio, a cura di A. Olmi, Bologna 2013, p. 113.
[3] M. Ricci, Catechismo, p. 463.
[4] Cité par Claudio Giuliodori, in appendice a M. Ricci, Catechismo, p. 492
[5] A. Olmi, introduction par M. Ricci, Catechismo, p. 88.
[6] Voir supra, chapitre 8.
[7] Ibid, p. 43 [recte 51] : « Hi enim, cum animadverterent ipsas illas licet exiguas, quae in Europa permanserunt, Apostolica doctrinae reliquias etiamnum nescio quid continere horridum et durum, et quod, ut olim, stultitia Gentibus videatur, Judaeisque sit scandalo, non Christum docuere crucifixum, quem unicum tamen Paulus se scire professus est, sed alium formosum, magnificum, Chinensi habitu indutum, qui mira cum magnificentia aliquando de coelo in Europam descenderit, et Pontificis nostri praedicaverit regnum ».
Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Carlo_Ginzburg_par_Claude_Truong-Ngoc_mars_2013.jpg
Carlo Ginzburg est l’un des plus grands historiens contemporains. Professeur d’histoire moderne, il a enseigné à l’université de Bologne, puis à partir de 1988 à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Son livre le Fromage et les Vers, publié en 1976, est un classique de la micro-histoire
Si l’on en croit les 3 personnes que je vais citer, deux chrétiens et un musulman,
tous trois bien plus qu’estimables, Dieu est au-delà de tout discours théologique
et de toute religion :
C’est en tout cas ce qu’ils nous invitent à penser :
« Si tu penses et crois qu’Il est ce que professent et croient toutes les écoles
de l’islam, Il est cela, et Il est autre que cela ! Si tu penses qu’Il est ce que
croient les diverses communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens,
polythéistes et autres -, Il est cela et Il est autre que cela…. Nul ne Le connaît
sous tous Ses aspects, nul ne L’ignore sous tous Ses aspects… Il embrasse
les croyances de toutes Ses créatures, de même que les embrasse Sa
miséricorde… »
Abd el-Kader 1808-1883
« Lorsque nous pensons Dieu, nous le blasphémons ou nous l’idolâtrons. »
Marcel Légaut, 1900- 1990
« Tout concept formé par l’entendement pour tenter d’atteindre et de cerner
la nature divine ne parvient qu’à façonner une idole de Dieu, non à le faire
connaître. »
Grégoire de Nysse, 336-394