Par Marie-Anne Jehl
Commençons par un souvenir de mes années de prof de français en collège. Au programme de la classe de Troisième, l’autobiographie, donc une compétence attendue en écriture : rédiger un texte à la première personne. Immanquablement, quand je demandais à mes élèves de raconter à la première personne un évènement marquant et ses conséquences, venait la question : « Madame, est-ce que ça doit être vrai ? », à quoi je répondais que je n’avais aucun moyen de vérifier et qu’ils avaient le droit de se prendre pour Madonna ou Vercingétorix.
Sans aller jusqu’à prendre une identité fictive ou faire le récit littéraire de sa vie, chacun de nous peut se demander s’il/elle, en s’exprimant, le fait avec son vrai « moi ». Très probablement, chaque fois que je parle ou agis, je ne le fais qu’avec une partie de ma personnalité, celle que j’ai envie de montrer à ce moment-là. Nous savons très bien que, si nous demandions à nos proches de nous caractériser brièvement, ces différents portraits ne seraient pas identiques, loin s’en faut. Et pourtant nous ne sommes pas des simulateurs et nous nous efforçons d’être vrais. Mais nous ne pouvons tout simplement pas rendre compte de tous les mécanismes de notre être intérieur et nous aurions bien du mal à répondre avec assurance à la question : « Qui es-tu, en vérité ? »
Or cette connaissance de soi est de plus en plus considérée comme indispensable pour avoir une vie épanouie. Il suffit de voir les nombreux tests accessibles sur le Net ou dans les magazines, qui ne nous apprennent souvent que ce que nous savions déjà… Et peut-être même l’injonction socratique « Connais-toi toi-même » est-elle en fait un objectif inatteignable.
On peut s’interroger sur ce que nous dit l’Évangile à ce sujet. Eh bien, pas grand-chose ! Jésus condamne, parfois violemment, l’hypocrisie et la dissimulation, mais n’invite pas vraiment ses disciples à l’introspection. Deux épisodes cependant m’interrogent.
Tout d’abord les récits de la tentation au désert (Mt 4, 1-11 et Lc 4, 1-13). Dans cet épisode, raconté évidemment avec le style et les références de l’époque, Jésus est seul avec lui-même… et le diable. Or les suggestions de ce dernier sont précédées de cette proposition : « Si tu es Fils de Dieu… » Et Jésus, qui pourtant parlera bien de Dieu comme de son Père, n’exécute pas les prouesses demandées par le diable comme preuves. Il me semble que tout cet épisode peut être lu comme une quête, par Jésus, de sa propre identité, de sa vérité. Après son baptême par Jean et la « théophanie » qui l’accompagne, il a en effet de quoi s’interroger. On peut donc lire ce passage comme la tentative de répondre à cette question : « Si je suis vraiment Fils de Dieu, qu’est-ce que ça signifie dans ma vie ? » Et ce débat intérieur amènera Jésus à refuser le pouvoir, le spectaculaire, les honneurs. Il choisit de rester dans les limites de l’humain. Sa vie sera enseignement, proclamation du Royaume et surtout proximité et attention aux plus petits.
Le deuxième épisode est celui, bien connu aussi, de l’entretien avec la Samaritaine (Jn 4). J’ai toujours été intriguée par le passage où il est question de son mari et où Jésus « devine » qu’elle en a eu cinq et qu’elle vit avec un sixième. Mais que vient faire la vie privée de cette femme dans ce dialogue quasi théologique ? Sans doute nous montrer une fois de plus que Jésus ne demande pas de certificat de moralité avant de faire confiance à quelqu’un. Mais peut-être aussi autre chose. En effet, la femme ira dire à ses compatriotes : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. » Ne le savait-elle pas ? Bien sûr que si ! Mais je crois que ce qui a tout changé pour elle, ce jour-là, c’est d’être regardée avec bienveillance, même dans la « vérité » de ce qu’elle était. Alors elle s’est connue elle-même autrement que comme une pécheresse, parce que sa vérité était d’être beaucoup plus que ce que disait sa vie conjugale. Et la voilà devenue disciple à son tour…
Je ne sais toujours pas s’il faut à tout prix se connaître soi-même en toute vérité ou s’accommoder de la part d’ombre qui nous habite (je ne parle pas ici, évidemment, des thérapies indispensables quand notre vie nous échappe), mais je suis convaincue, en revanche, que toute introspection qui n’aurait comme seul objectif que de « me connaître » serait stérile. Chercher avec bienveillance à s’accepter soi-même pour regarder les autres avec humanité, tout simplement, c’est peut-être ça « être en vérité ».
Source : Les Réseaux des Parvis n°104-105 : La vérité, toujours en construction ?