Par Régine et Guy Ringwald.
On en aurait rêvé. Imaginons : les évêques se prononcent à une très large majorité en faveur d’un « chemin synodal » (ne surtout pas dire synode), où ils seraient à égalité avec les laïcs, et comme programme de travail : l’autorité et la séparation des pouvoirs, la place des femmes dans l’Église, et leur accès au sacerdoce, le mode de vie des prêtres et le célibat optionnel, l’enseignement de l’Église sur la sexualité. Les modalités de vote sont précisées de manière à éviter qu’un groupe impose ses vues : par exemple, les mesures concernant les femmes ne peuvent être adoptées contre la majorité des femmes. De plus, il est dit que les décisions prises seront exécutoires. Pourtant certaines portent sur des points de doctrine ou de discipline sur lesquels Rome a arrêté sa position sans espoir de retour.
C’est ce qui s’est passé en Allemagne quand a été mis en œuvre le chemin synodal. Quant au rêve, au rêve de faire la même chose, il hante toujours, en France, certains cercles dits progressistes. Faisons le point sur une situation quelque peu mouvante. Tandis que le chemin synodal poursuit ses travaux, l’opposition de la curie se fait plus pressante, et les réactions en Allemagne ne faiblissent pas. Mais les courants conservateurs agitent des arguments qui soulignent le décalage de mentalité, et peut-être d’époque.
Répondre à une situation de crise
La mise en place du chemin synodal allemand répond à une urgence : la perte de crédibilité de l’Église catholique à la suite des abus, qui se traduit de manière très visible par le nombre de ceux qui refusent d’acquitter l’impôt d’Église, deux cent mille par an ces dernières années. Cette initiative se veut une réponse aux vœux affichés par François, notamment dans son discours prononcé en 2015 pour promouvoir la synodalité dans l’Église. Mais le chemin synodal est surtout une réponse à la grave crise de confiance consécutive aux révélations des abus sexuels identifiés en Allemagne, qui sont apparus dans une étude parue le 25 septembre 2018, le rapport MHG [1]. Cette étude, commanditée par la Conférence des évêques, mettait en évidence les causes structurelles des abus sexuels : le cléricalisme, une conception autoritaire de la fonction, la présence insuffisante des femmes dans les structures ecclésiastiques, la formation des prêtres.
Son organisation a été mise au point dans le détail, faisons confiance aux Allemands : parité évêques-laïcs du ZdK [2], parité globale clercs-laïcs, place des femmes, co-présidence entre évêques et laïcs. La recherche d’une représentativité maximale a été un souci primordial. Symbolique : l’assemblée plénière se tient autour de longues tables, les participants étant placés par ordre alphabétique, dispositif qui facilite grandement le sentiment d’égalité dans les échanges. Il convient toutefois de signaler que les représentants des laïcs sont le plus souvent des salariés de l’Église, responsables très engagés dans les structures.
L’expression y est totalement libre, ce qui donne parfois l’impression d’excès ou de cacophonie. C’est assumé : cette liberté dans les échanges va dans le sens de raffermir l’unité. Les textes et les interventions sont accessibles sur le site du chemin synodal.
Un précédent en Allemagne
Un chemin de concertation entre la hiérarchie et les laïcs allemands n’est pas tout à fait une idée nouvelle : il y a un précédent important. Dans l’atmosphère de crise des années 1970 s’était tenu un synode, à Würzburg entre 1971 et 1975. Ses travaux avaient bénéficié de la participation de Karl Rahner et Karl Lehmann [3]. Le document final « Das deutsche Konzil » a marqué la vie de l’Église catholique d’Allemagne jusqu’à aujourd’hui. Il était signé du cardinal Dopfner, une grande figure du Concile Vatican II dont il fut modérateur. Toutefois, certaines des propositions, décisions, documents formulés alors n’avaient pas été retenus, ce qui a provoqué des frustrations, et déjà des départs. Le vote du Synode de Würzburg (1971-1975) visant à ouvrir le diaconat aux femmes et à rendre les « conditions d’admission au diaconat » pour les hommes et les femmes aussi égales que possible est resté sans réponse, mais le sujet est demeuré présent, et a été repris à partir des années 1990. En 1997 était fondé le Réseau du diaconat féminin, qui organise des cours de formation théologique et pastorale pour les femmes qui aspirent au diaconat.
Chemin synodal et non synode
Les sujets traités : pouvoir, vie sacerdotale, place des femmes, sexualité, couvrent tous les aspects des ingrédients de la crise actuelle [4] (pas seulement en Allemagne, évidemment). Ils sortent de ce qui est autorisé aux synodes locaux, et pour cette raison, ce n’est pas un synode, mais un « chemin synodal », expression inventée pour l’occasion.
Le statut canonique des résolutions finales pose un problème évident. Il avait été annoncé à son de trompe que les décisions seraient contraignantes, ce qui pose le problème de l’autorité. On en est maintenant à une formulation beaucoup plus nuancée. Disons que les organisateurs semblent en avoir rabattu :
- il reviendra à l’évêque de mettre en œuvre (ou non) ce qui ressort du droit local ;
- ce qui ressort de l’Église universelle sera soumis à Rome.
Michael Quisinsky est professeur de théologie à l’Université catholique de Fribourg en Brisgau [5]. Il ne cache pas qu’il y a « un grave danger » de déception, tout en ajoutant que les participants en ont bien conscience. Plus on entrera dans le concret, plus il sera difficile de vaincre les résistances.
Une ambiguïté, ou plutôt des ambiguïtés
Il est bien clair que les sujets qui sont traités dans les instances du chemin synodal sont justement les « sujets qui fâchent », les principales questions qui bloquent, aux yeux des réformistes, tout mouvement de réforme, d’adaptation, susceptible de rendre l’Église catholique un peu plus crédible en ce début de vingt-et-unième siècle. Or, s’ils persistent à bloquer, c’est qu’ils sont considérés par la Curie comme définitivement tranchés pour les femmes, les prêtres, et sont au centre de l’enseignement actuel pour ce qui est de la sexualité. Aux yeux du Vatican, ils concernent l’Église universelle, les Allemands comme les autres n’ont pas d’autre choix que de se plier au magistère. Alors comment les allemands feront-ils pour rendre exécutoires leurs éventuelles décisions si elles s’en écartent ? C’est d’autant plus compliqué que tous s’accordent à ne pas vouloir de schisme, hypothèse repoussée avec horreur. Première ambiguïté.
De son côté, la position du pape François n’est pas non plus très limpide. On se souvient que dans une lettre adressée au peuple de Dieu qui chemine en Allemagne, qu’il avait écrite, le 29 juin 2019, lors du lancement de l’opération, il maniait tout ensemble les encouragements et les avertissements, comme s’il était au fond favorable à la thèse des Allemands et, du fait de la Curie, retenu de le dire. Seconde ambiguïté, pas moins grave que la précédente. En effet, il y a un précédent. Lors de la publication de l’exhortation apostolique sur l’Amazonie, après le synode de 2019, il est clair qu’il avait dû battre en retraite sur l’ordination d’hommes mariés (les viri probati) pourtant votée par l’assemblée, et sur le diaconat féminin. Cet antécédent nous dit que François peut être retenu d’avancer quand la Curie agite le spectre d’une opposition frontale.
Du côté de la Curie, pas d’ambiguïté au contraire. Dès le départ, la lettre de François avait été influencée par une démarche des plus hauts dignitaires [6], y compris les cardinaux Kasper, pourtant considéré comme « libéral » et Parolin, Secrétaire d’Etat.
Sur la catholicité
L’Église catholique, en Allemagne, a une tradition de se prendre en charge sans tout attendre d’en haut, d’où la force de l’organisation des laïcs. Avec ce chemin synodal, ils se mettent dans le sillage d’une proclamation de Vatican II : « L’Église catholique, une et unique, existe dans les Églises locales et à partir d’elles ». Une telle façon de voir diffère essentiellement de la longue évolution de l’Église catholique, allant toujours vers plus de centralisation et d’uniformisation de la doctrine, des rites et des pratiques, et cela depuis les conciles fondateurs, en passant par la réforme grégorienne au 11e siècle, le concile de Trente et Vatican I. Les mêmes raisons qui rendent cette Église incapable d’une saine inculturation en Amérique Latine, en Asie. Ce sont deux conceptions de la catholicité qui s’opposent : union d’Églises en communion de foi, ou Église uniforme administrée depuis Rome. Objectivement, les deux visions sont incompatibles. Trouver un accommodement serait tout à la fois un miracle et une révolution.
Une première réaction
Le chemin synodal poursuit son travail imperturbablement. Ralenti, gêné par la crise sanitaire ; la production des documents finaux aura un peu de retard. Elle est maintenant attendue pour le printemps 2022. Le Forum n°1, concernant le pouvoir et le partage du pouvoir, a émis un document intermédiaire. Le site CRUX (États-Unis) a rapporté le 27 mai une réaction de l’archevêque de Denver (Colorado), Samuel Aquila : une lettre de 15 pages, lettre ouverte aux évêques du monde, qui donne le ton de ce que pourraient être les positions des conservateurs dont nous allons voir plus loin qu’ils commencent à s’énerver. C’est aussi un signe que le chemin synodal intéresse bien au-delà des frontières quoi qu’en disent certains qui voudraient circonscrire le problème à une crise spécifique à l’Allemagne [7]. Rendre plus démocratique le processus d’élection des évêques et des pasteurs, remettre en question le célibat des prêtres et dire que des clarifications sont nécessaires pour ouvrir l’accès des femmes aux ministères ordonnés dans l’Église demeurent, pour Mgr Aquila, des sujets fermés « en contradiction avec la compréhension définitive de l’Église par le Christ lui-même ». Et, s’adressant à ses collègues évêques : « Aurons-nous le courage de marcher sur le chemin de la Croix, en supportant le mépris du monde pour le message de l’Évangile ? Tiendrons-nous compte nous-mêmes de l’appel du Seigneur Jésus à la repentance, et aurons-nous le courage de nous en faire l’écho auprès d’un monde incrédule ? » Voilà qui promet !
Petite guerre de tranchées
Comment se vit cette situation ? Les participants au chemin synodal poursuivent leur travail. La Curie lance de temps en temps un signal qui vient manifester une opposition dure, tandis que du côté allemand, on n’hésite pas à répondre sans excessif ménagement. Une petite guerre de tranchées dont voici les points saillants.
Conflit ouvert : la question des paroisses
Le 29 juin 2020, le Pape François approuvait un document, préparé par la Congrégation pour le clergé, relatif à « La conversion pastorale de la communauté paroissiale au service de la mission évangélisatrice de l’Église ». Vaste et beau programme, mais qui cache mal une reprise en main. Le rôle du curé est affirmé comme celui qui, dans le rôle du pasteur, est le seul à pouvoir guider la communauté. Il est le détenteur de l’autorité qui s’applique dans tous les domaines. Les laïcs ne peuvent avoir la responsabilité d’une communauté paroissiale. La lettre contredit donc directement les efforts visant à confier la direction des paroisses, par exemple, à des équipes de prêtres et de laïcs.
L’Église d’Allemagne avait justement entrepris de réorganiser ses paroisses. Cela comportait un plan de réduction de leur nombre et une implication d’équipes de laïcs dans la conduite des paroisses, ce qui existe déjà en Allemagne. Ainsi, l’évêque de Trèves avait commencé à mettre en œuvre ce processus qui devait ramener le nombre de paroisses de 800 à 35. Il a été obligé de revenir en arrière sur ordre du Vatican. À l’heure où le processus synodal doit traiter notamment de la place des laïcs, les Allemands ont pris pour eux la directive du Vatican, non sans raison.
Les réactions ont été vives [8]. Ainsi, le cardinal Reinhard Marx : prenant la parole à la cathédrale de Munich, à l’occasion d’un hommage à un ses illustres prédécesseurs, le Cardinal Julius Döpfner, il a taillé en pièces le document du Vatican : « il est un peu étrange qu’un document arrive de Rome sans n’avoir jamais été discuté avec nous ». Il a également rappelé à la Curie Romaine que pour l’Église, « lire les signes des temps » – comme y invite l’instruction – requiert avant tout la sensibilité de l’écoute… ».
Le cardinal enfonce un coin : « il ne s’agit pas qu’une personne proclame quelque chose et que les autres n’aient qu’à suivre ». Et il s’insurge : « comme si nous n’avions jamais pensé aux paroisses missionnaires en Allemagne ! » Il lance aussi une autre attaque contre ce document qui, selon lui, sape le souhait souvent répété par François d’avoir une Église synodale : « La Curie n’est pas simplement un organe de contrôle des évêques, mais une aide à l’Église tout entière, afin que l’Église reste unie ».
Plusieurs évêques et théologiens allemands ont jugé le texte rétrograde. L’archevêque de Bamberg, Ludwig Schick, l’a qualifié de « théologiquement déficient ». L’évêque de Würzburg, Franz Jung, a regretté que le lecteur « puisse avoir l’impression qu’il s’agit seulement de renforcer les droits du clergé sans pour autant renforcer dans la même mesure la responsabilité globale du peuple de Dieu ». L’évêque de Trêves a déploré que le texte du Vatican limite la responsabilité personnelle des évêques et des diocèses.
S’exprimant dans un sens différent, on retrouve le cardinal archevêque de Cologne, Rainer Maria Woelki, qui est un opposant au chemin synodal. Il fait l’éloge du document, tandis que l’évêque Meier d’Augsbourg a vu dans la nouvelle instruction du Vatican, une réforme « spirituelle plutôt que structurelle ».
Le « responsum »
Un dubium [9] avait été soumis à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi pour demander si l’Église disposait du pouvoir de bénir des couples homosexuels. On ne sait pas trop de qui il émanait : on a pensé qu’il pouvait venir de fidèles, mais le cardinal Muller a aussi été soupçonné. Dans sa réponse (le désormais fameux « responsum »), la CDF a exprimé une position de refus, basée sur une lecture littéraliste qu’on pensait obsolète, en des termes si catégoriques qu’elle a beaucoup surpris, et provoqué des réactions très vives dont la plus remarquée a été celle de l’évêque d’Anvers, Mgr Bonny [10]. Des réactions de révolte qu’on n’aurait pas imaginées, il y a encore quelques années, ont pris en Allemagne l’allure de provocations. Ainsi, le 10 mai, une action coordonnée de désobéissance a été organisée. Un ensemble de prêtres a procédé à des bénédictions collectives de couples homosexuels. Notons que les évêques n’ont pas approuvé… Le 22 mars, un groupe de 200 théologiens allemands accusait le « responsum » de manque de profondeur théologique et de rigueur dans l’argumentation.
Une fois encore, la position du pape François ne fait rien pour clarifier le débat. Il avait très officiellement « été informé du Responsum » et avait « consenti à sa publication ». Il semble que consentir n’est pas forcément approuver. En effet, le dimanche suivant, lors de l’Angélus, le pape développait dans son homélie ce qui a été interprété comme une critique à peine voilée du Responsum. Dans cette homélie, le pape s’exprime en des termes généraux, mais qui s’appliquent fort bien à notre sujet : « Il s’agit de semer des graines d’amour et non par des mots, qui s’envolent, mais par des exemples concrets, simples, courageux, non pas de condamnations théoriques, mais par des gestes d’amour », parlant d’une « terre aride à cause d’incompréhensions… ou de prétentions au légalisme, ou de moralismes cléricaux. »
Les femmes « prêcheuses »
Autre point d’opposition : voilà que des femmes prononcent maintenant des commentaires de la parole, voire des homélies en bonne et due forme, ou presque, puisqu’en principe cet exercice est réservé au prêtre. Il est depuis longtemps d’usage courant (en Allemagne, ne confondons pas) que des femmes assurent des homélies lors de services de la parole. Mais voici que le 12 mai dernier, et pour la deuxième année consécutive, 12 femmes, dans 12 lieux, ont prononcé 12 homélies à la messe.
« Notre objectif est de faire comprendre que les femmes peuvent prêcher et peuvent le faire bien », explique Urike Göken-Huismann, théologienne de 59 ans et présidente de l’Association des femmes catholiques d’Allemagne (KFD). « L’Église passe à côté de beaucoup de choses en ne nous permettant pas de le faire… Il y a une richesse de talents chez les femmes qui doit être exploitée », insiste-t-elle. Une fois encore, les évêques allemands n’ont manifesté aucune opposition officielle à cette initiative.
Avant de nous réjouir trop fort, signalons qu’à côté du mouvement Maria 2.0 qui manifeste de temps à autre de façon bien visible en faveur de la place des femmes dans l’Église, il existe aussi un contre-mouvement Maria 1.0 [11], dont la porte-parole, Clara Steinbrecher a commenté en ces termes : « l’Église catholique n’est pas un cadre dans lequel chacun peut souhaiter obtenir ce qu’il veut ». Quand les laïcs dits « progressistes » s’efforcent d’obtenir de prendre la parole, il ne faut pas oublier qu’ils ne sont pas les seuls laïcs dans l’Église catholique, même en Allemagne.
Après la vraie – fausse démission du Cardinal Marx
L’épisode de la démission du cardinal Marx, refusée immédiatement (presque) par François, a d’évidentes connexions avec la question du « chemin synodal ». Le pape a-t-il adoubé le cardinal ? C’est la lecture qu’en ont faite les tenants des réformes qui y ont vu un encouragement dégageant la voie : le pape partage les points forts de la critique de Marx. A-t-il en fait piégé, emprisonné l’archevêque de Munich ? Rendu à son état précédent, sans plus avoir la liberté de démissionner (sauf nécessité : une enquête est en cours sur les questions d’abus en Allemagne, mais ce serait une autre affaire), rendu à son positionnement de partisan des réformes, ayant épuisé ses cartouches. Comme toujours, et osons dire malheureusement : François a parlé, tout le monde a entendu les mêmes phrases, tout le monde s’en trouve encouragé, ou rassuré, selon le côté où on se trouve.
Toujours est-il que les adversaires du chemin synodal sont montés au créneau. D’abord le cardinal Brandmüller, égal à lui-même, ne nous attardons pas. Puis le cardinal Walter Kasper, et là, cela peut peser plus lourd. Le cardinal Kasper est généralement crédité d’un esprit ouvert : il a été, de 2001 à 2010, président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, il s’est signalé, au moment du synode sur la famille, par ses idées libérales sur la question des divorcés-remariés. Le 9 juin (la réponse de François est datée du 10), il a donné un long entretien à l’hebdomadaire du diocèse de Passau, repris partout sous le titre : « Le chemin synodal allemand souffre d’un grave défaut congénital » : une disqualification sans appel. Suit une démolition en bonne et due forme. Ne nous étonnons pas trop : le cardinal Kasper était intervenu auprès de François, dès avant le lancement du chemin synodal, parlant de « désastreuse illusion » pour lui demander de s’y opposer [12] On peut quand même être surpris d’un langage aussi dur, et d’arguments aussi brutaux, de la part d’un homme connu pour être plus nuancé.
Sa critique est d’abord fondamentale : le chemin synodal n’est pas un synode (dont acte, nous l’avons précisé), pas non plus un lieu de dialogue. Il rappelle la voie normale : dialogue, conférence épiscopale, curie, pape, celle qui en l’état actuel des choses est fermée aux réformes jugées urgentes. Il récuse les évolutions sociologiques comme base de la réflexion : « Pourquoi le chemin synodal ne prend-il pas la lettre du pape François plus au sérieux (celle qu’il avait inspirée NDLR), comme il sied à un synode, et n’examine-t-il pas les questions critiques à la lumière de l’Évangile ?… la seule norme est Jésus-Christ ». Mais le chemin synodal ne s’en est jamais écarté. Il « constate que d’autres nations réagissent avec irritation lorsque nous donnons l’impression de vouloir leur fixer le cap selon la devise : “Le monde sera guéri par la nature allemande” [13]. Ce slogan repris par les nazis a eu des conséquences terribles qui n’ont pas encore été oubliées ». Là, c’est franchement mal venu, et on ressent comme un malaise.
Quand il écrit : « Le renouveau doit provenir d’une croissance intérieure de la foi, de l’espoir et de l’amour. Nous devons… redécouvrir l’Évangile dans toute sa radicalité et devenir ainsi une nouvelle Église qui attire à nouveau les nombreux jeunes et moins jeunes en quête de sens », le cardinal Kasper rejoint une thèse souvent articulée par le pape. La question que cela pose : l’approche spirituelle dispense-t-elle de l’effort humain pour assurer la vie ?
Entrant dans le vif, il se dit « incapable d’imaginer que certaines demandes, telles que l’abolition du célibat et l’ordination des femmes au sacerdoce, puissent être soutenues par une majorité des deux tiers de la conférence épiscopale 14 ou qu’elles puissent trouver un consensus dans l’Église universelle ». Heureusement, il n’a pas perdu espoir « que les prières de nombreux catholiques fidèles contribuent à ramener le chemin synodal en Allemagne sur une voie catholique ». Cette argumentation, fermée, sans nuances, vient d’un cardinal qui jouit d’un certain prestige, et qui n’est pas marqué comme opposant à François.
Qu’on ne s’y trompe pas : la machine à contrer le chemin synodal se met en route. Un signe : fleurit sous diverses plumes le spectre de la « protestantisation » qui serait le programme du chemin synodal. Pas très gentil pour les protestants. C’est l’injure suprême qu’on croyait d’un autre âge. Plutôt que de traiter des arguments, on agite un épouvantail. L’autre angle d’attaque est directement lié à la lettre de démission du cardinal Marx : on nie le caractère systémique des abus, on reporte comme toujours la responsabilité sur la faute individuelle. L’Église, elle, est sainte et ancrée dans le Christ. Cette position est portée, par exemple, par Julián Herranz, vieux routier de la curie, cardinal espagnol membre de l’Opus Dei, dont une lettre a eu les honneurs, le 8 juin, de la « une » de l’Osservatore Romano. Le pape avait-il eu connaissance de cette lettre avant sa publication ?
Vers un schisme ?
On agite beaucoup la perspective d’un schisme. Il est clair que personne n’est en Allemagne en train d’organiser un schisme. Le chemin synodal allemand se situe d’entrée de jeu dans la perspective de l’Église universelle. Georg Bätzing, président de la Conférences des évêques disait récemment, dans une interview à ACI Stampa « Il est absolument clair qu’il y a des questions que nous ne pouvons discuter qu’au niveau de l’Église universelle. Nous apporterons notre contribution… cependant, je voudrais répondre à l’accusation maintes fois répétée selon laquelle nous sommes des schismatiques ou que nous voulons nous séparer de Rome en tant qu’Église nationale allemande. Notre lien avec Rome et le Saint-Père est très étroit… L’action contraignante sera la responsabilité, selon le sujet, du Saint-Siège ou de l’évêque local ». A propos des discussions et des positions parfois abruptes exprimées publiquement, Mgr Bätzing considère que « le risque pris d’afficher des désaccords n’a pas entamé le principe général de l’unité ».
À moins que le schisme ne soit déjà là, de fait. Nous n’inventons pas : cela se dit. Précisons. Si un schisme consiste en la séparation d’un groupe constituant une Église parallèle, on ne peut pas considérer cette hypothèse, on ne voit pas une Église allemande schismatique. Mais le schisme qui existe déjà pourrait bien se perpétuer : c’est cet état que l’on connaît, où ceux qui ne s’y retrouvent plus, et qui n’y respirent plus, quittent l’Église, cependant que ne reste que la frange sans cesse rétrécie des plus conservateurs qui sont à la recherche du temps passé. C’est là que la discussion avec Rome sera décisive. Si le chemin synodal présente des conclusions inacceptables par Rome, il y aura des frustrations comme ce fut le cas après Wurtzbourg, en plus grave. Si les propositions sont trop timides, il y a bien des catholiques allemands qui perdront patience. Il est là le risque, cela ne s’appelle pas un schisme, c’est seulement ce qui se produit déjà depuis un bon nombre d’années, et que le chemin synodal a pour but d’enrayer…
Notes :
[1] du nom des trois universités de Mannheim, Heidelberg, Giessen qui y ont contribué.
[2] ZdK : Zentralkomitee der deutschen Katholiken, organisme qui co-préside le « chemin synodal ».
[3] futur archevêque de Mayence et président de la conférence épiscopale
[4] pour plus de détail, et sur l’organisation du travail, voir Golias Hebdo n° 602, semaine du 5 au 11 décembre 2019
[5] Une grande partie de ces informations proviennent de l’excellente conférence-débat donnée en mars de cette année, par le Professeur Michael Quisinsky, animée par François Ernenwein, et diffusée sur le site « Confrontations »
[6] Golias Hebdo n° 602 (voirAllemagne : Un « chemin synodal » qui fait problème à Rome)
[7] En décembre 2020, NSAE (Nous sommes aussi l’Église) a été amené à apporter son soutien au chemin synodal pour réagir à cette manœuvre.
[9] question soulevée par des fidèles ou des pasteurs qui ont besoin d’une clarification sur un sujet controversé.
Le responsum est la réponse officielle au dubium.
[10] Golias Hebdo n°671
[11] Les partisans de Maria 1.0 considèrent que la vague nationale de protestations, y compris une « grève de l’église » contre une « Église catholique dominée par les hommes », est non seulement superflue et théologiquement erronée, mais voient également dans la désignation Maria 2.0 une instrumentalisation inadmissible de la Mère de Dieu.
[12] Golias Hebdo n° 602
[13] Am deutschen Wesen soll die Welt genesen
[14] Majorité qualifiée dans le cadre du chemin synodal
Source : Golias Hebdo n° 678