Dix notes théologiques au-delà du théisme
Par José Arregi
Remarque : Le texte reproduit fondamentalement mon intervention d’ouverture lors de la discussion organisée par vidéoconférence le 27 juin 2021, entre une quarantaine de personnes hispanophones d’Amérique et d’Europe ayant pour sujet théisme et non-théisme autour du livre Después de Dios. Otro modelo es posible (Après Dieu. Un autre modèle est possible) (José Arregi, Carmen Magallón, Jacques Musset, Mary Judith Ress, José María Vigil, Santiago Villamayor) (Ed. Nuevo Tiempo Axial, 2021, disponible en format numérique, d’accès libre et gratuit sur redesreto10.blogspot.com et d’autres réseaux).
Un salut très cordial à chacune et chacun, quels que soient le continent et l’hémisphère, le méridien et le parallèle, le théisme ou le non-théisme, la foi ou le doute dans lesquels vous vous trouvez.
Chez plus d’un, le titre « Después de Dios » (Après Dieu) peut susciter un profond malaise, ou plus qu’un malaise. Mais nous accolons en sous-titre : « Un autre modèle est possible ». Le titre se réfère, en fait, au « modèle Dieu ». Non pas à Dieu en tant que Réalité fondatrice, mais à « Dieu » en tant que modèle interprétatif, en tant que cadre théorique de compréhension de la réalité. Les modèles ne changent pas comme les modes, d’un été à un autre. Ils sont beaucoup plus stables, ils peuvent perdurer des siècles, voire même des millénaires. Le géocentrisme, par exemple, depuis bien avant Ptolémée, dura des millénaires jusqu’à Copernic et Galilée. Le mécanicisme de Newton dura un peu plus de deux siècles, jusqu’à la relativité d’Einstein. Tout change toujours de plus en plus vite.
Je propose dix notes théologiques visant à la réflexion et au débat critique en cette époque de transition vers un modèle posthéiste.
1- Le modèle Dieu prédominant dans les religions théistes est une entité ou un Étant surnaturel, unique ou pluriel, représenté presque toujours comme un être humain masculin, tout-puissant et créateur du monde souvent, ou pour le moins doté de pouvoir pour intervenir dans le monde de l’intérieur ou de l’extérieur, en tout cas comme sujet autonome, comme quelqu’un.
2- Cette représentation a une date de naissance. Elle fut probablement conçue par l’imagination humaine il y a 7000 ans environ dans l’antique Sumérie (Irak), berceau de la civilisation la plus ancienne connue. C’est là-bas que l’on trouve les ruines du temple le plus ancien connu dans le monde, datant du Ve millénaire avant J.C. Le temple était la demeure de « Dieu », avec un clerc pour gardien, à la tête de la religion.
3- Cette idée de Dieu et le système religieux théiste naquirent et s’imposèrent sans doute parce qu’ils présentaient un intérêt évolutif pour la société. C’est la loi fondamentale de l’évolution en général et de la vie en particulier. Les jours de ce modèle sont comptés.
4- Mais le dépassement du théisme ne date pas seulement d’aujourd’hui. L’expérience la plus profonde du Réel a incité des sages, des mystiques et des prophètes de toutes les traditions à dépasser le Dieu modèle, toute image mentale et institutionnelle de l’Absolu. Confucius et Lao-Tseu en Chine, Bouddha, Mahavira et les auteurs des Upanishads en Inde, Parménide, Pythagore et Héraclite en Grèce… délaissèrent le « Dieu » représenté par l’Absolu irreprésentable : Ciel, Dao, Brahman ou Shunyata. Plusieurs siècles auparavant déjà, Zoroastre en Perse changea de Dieu, il abandonna la représentation humaine pour adopter le feu sans forme fixe, transformateur de toute forme, comme unique image.
5- Israël nous introduit en plein dans le monde sémite, mais son monothéisme et son eschatologie furent marqués par une profonde influence perse, indo-européenne. Les grands prophètes d’Israël enseignèrent que le premier commandement de la Loi de Dieu est : « Tu ne feras aucune image de Dieu » (Ex 20, 4). Nous ne pouvons pas nous passer d’images et de mots, mais ceux-ci ne valent que dans la mesure où ils nous invitent à aller au-delà, jusqu’à l’Absolu sans image et jusqu’au Mystère sans mot, en perpétuelle transition. Subsistent seulement des métaphores et des récits métaphoriques. Jacob, dans le gué ou le passage du Yabboq, lutte contre son image de Dieu et l’emporte, il ressort blessé de cet affrontement, mais aussi béni (Gn 32, 23-33). Moïse le transgresseur, fuyant le pouvoir pharaonique, s’avance dans le désert, et là, dans une montagne « païenne », il rencontre le Mystère sans nom dans le Buisson Ardent, seul quatre consonnes imprononçables (YHWH) : « Je suis celui qui suis » (et qui tu es et l’Être de tout ce qui est) (Ex 3). Elias, fuyant lui aussi le pouvoir royal et ses prophètes professionnels, mais lui-même habité par l’idéologie du Dieu unique et tout-puissant, idole suprême, dut apprendre qu’un tel « Dieu » n’existe pas, que l’Absolu n’est ni un vent impétueux ni un séisme terrible ni un feu dévorant, mais bien une brise légère à peine perceptible (1 R 19). Chaque fois ils ont rencontré Dieu au-delà de « Dieu ».
6- Nous chrétiens, nous pouvons et nous devons aller aussi au-delà de l’image du Dieu de Jésus. Jésus demeura sans doute théiste, mais sur de nombreux points, pas en tous, il passa outre l’image conventionnelle de Dieu. De fait, la tradition mystique chrétienne alla sur ce point au-delà de Jésus. Maître Eckhart, par exemple, fit la distinction entre Divinité et Dieu : il reconnut la Divinité comme Rien, ou comme Tout privé de tout attribut, et il nia la réalité du Dieu avec attributs. « Oh, Dieu, libère-moi de Dieu » disait-il.
7- Aujourd’hui, pour beaucoup, toujours plus nombreux, de chrétiennes et de chrétiens profondément engagés et sincères, il est non seulement permis, mais aussi nécessaire de se défaire de toute image théiste de Dieu ou de l’Absolu, en allant en cela au-delà de Jésus. Nous ne croyons pas ce que nous voulons, mais ce que nous pouvons (J.M. Mardones), à l’intérieur du « croyable disponible » de notre époque (P. Ricœur). Aujourd’hui, l’existence d’un Étant antérieur au monde, subsistant sans celui-ci et agent créateur premier de celui-ci, s’avère difficilement crédible. Au-delà de tout dualisme entre monde physique et métaphysique et entre matière-esprit, au-delà de tout schéma temporel avant/après, au-delà de toute opposition entre transcendance-immanence, le monde est mû par un dynamisme créatif qui le rend autocréateur.
8- Que reste-t-il, dès lors, après « Dieu » ? Après « Dieu », il reste Dieu. Ou bien, si l’on préfère éviter d’utiliser ce terme tellement équivoque -sachant que tous les termes de tous les dictionnaires le sont- on peut dire : « Après “Dieu”, il reste le Réel », auquel nous appartenons. Le Réel : tout ce qui existe, antérieur à nous et plus grand que nous, l’univers infiniment grand et infiniment petit. Le Réel c’est des formes, mais pas seulement des formes, mais aussi du Fond Infini qui s’ouvre dans chaque forme de l’infiniment grand et l’infiniment petit. Le Réel est la beauté qui nous séduit et nous émeut. Le Réel est le souffle vital qui anime et assemble et crée tout, dans une créativité infinie de possibilités inépuisables. Le Réel est autoconscience du je, altérité du tu, communion du nous. Le Réel est digne de foi, de confiance illimitée en dépit de tout. Après « Dieu », subsiste le Réel, avec le Mystère source dynamique qui bat en son Fond.
9- Le Réel premier et dernier, l’Absolu source, n’est pas un Cela impersonnel, pas plus qu’un Je face à un tu, non plus un Tu face à un je, qui seraient deux. C’est plutôt le Je Absolu qui n’a pas de limite et n’en impose aucune. C’est le Tu Absolu qui ne contient aucune séparation et n’en entraîne aucune. Le Réel absolu, auquel nous appartenons, est Transpersonnel, c’est-à-dire infiniment plus que « personnel » dans le sens où l’on entend ce terme (centre autoconscient individuel distinct d’un autre centre autoconscient individuel). Le Réel absolu est plus que personnel, de sorte que dans notre relation avec Lui/Elle/Cela il ne suppose ni la fusion en un ni à la séparation en deux.
10- Cette Réalité source créatrice, pouvons-nous encore l’appeler Dieu ? A chacune, à chacun d’en décider. Personnellement, en cette époque de transition, je ne me refuse pas à l’appeler encore Dieu, sans l’enfermer dans aucune image. L’important n’est pas comment nous croyons en elle, mais comment nous la créons. L’important n’est pas comment nous la nommons, mais comment nous l’incarnons, comment à la faveur de chaque pas et de chaque respiration nous inspirons et nous nous laissons inspirer par le Souffle vital, l’Âme et le Cœur du monde -ce sont des façons de parler- et comment nous nous enflammons dans la flamme d’amour qui ne se consume pas. L’important est que cette création qui gémit dans les douleurs de l’enfantement puisse parvenir à sa réalisation la plus accessible, sa libération la plus totale dans la compassion avec le blessé proche et lointain. L’important est que la bonté créative soit la plus réelle possible en tout et que Dieu au-delà de « Dieu » soit tout en tout (1 Co 15, 28) en cette petite planète et dans l’univers ou multivers tout entier.
Source : https://josearregi.com/fr/dix-notes-theologiques-au-dela-du-theisme/
Traduit par Peio Ospital
“Ne nous retire pas ton amour,
à cause d’Abraham, ton ami (prophète, liberté/Moi),
d’Isaac, ton serviteur (roi, collectif/Nous),
et d’Israël que tu as consacré (prêtre, efficacité/Je).
Il n’est plus, en ce temps,
ni prince (collectif/Nous),
ni chef (efficacité/Je),
ni prophète (liberté/Moi) . . .
Et maintenant, de tout coeur, nous te suivons (liberté/Moi),
nous te craignons (collectif/Nous) et nous cherchons (efficacité/Je) ta face.”
(Cantine d’Azarias – Dn 3)
“Augmente en nous la foi, Seigneur : fais-nous la grâce de tenir,
dans ce monde, notre devoir (efficacité/Je) de louange (liberté/Moi)
et de service (collectif/Nous).”
(Prière du Temps Présent – Mardi matin IV)
Ce qu’il y a de juste et de bien avec les trois valeurs de référence
que sont la liberté, l’efficacité et le collectif, c’est que ces trois valeurs
sont envisagée comme étant des valeurs sociales
au service d’une justification sociale (en terme de justice).
Voilà ce qui/que pourrait être le Réel.