Entretien avec Dominique Collin
Ces deux échanges entre Dominique Collin et Paul Löwenthal sont extraits de l’article « Ouvrir le christianisme » publié dans le n°198 de Golias Magazine
Humanité de Dieu, vocation divine des hommes
Paul Löwenthal : Tentons de parcourir les voies d’une foi chrétienne vécue. Partons des fondements. J’aime cette phrase des Pères de l’Église, à partir d’Irénée au IIe siècle : Dieu s’humanise pour que l’homme se divinise.
Dominique Collin : Pour ma part, je ne partirais pas d’Irénée pour dire le cœur du christianisme, mais de Nietzsche que je tiens pour l’un des plus grands Docteurs de l’Église ! Dans L’Antéchrist, un de ses livres les plus virulents contre le christianisme, il écrit ces mots remarquables : « Que signifie la “Bonne nouvelle” ? La vraie vie, la vie éternelle est trouvée, – elle n’est pas promise, elle est là, elle est en vous : vie dans l’amour, sans exception et sans exclusive, sans aucun sentiment de distance, chacun est enfant de Dieu. » (§ 29) Tel est bien l’inouï de l’Évangile : qu’une « vraie vie » soit présente et offerte comme seul l’amour peut « donner vie ».
Pour revenir à la fameuse phrase de saint Irénée que vous citiez, je dirais que Dieu, s’il est, ne peut être que le plus-humain de l’homme. Tout ce qu’on croit devoir dire d’autre de lui me rappelle ces mots de Michel Deguy que j’aime beaucoup : « Nous avons ventriloqué Dieu ; nous l’avons fait sujet de nos phrases (par le truchement des prêtres) (en) des millions de phrases contradictoires. “Silence sur Dieu” (ça veut dire cesser de le faire parler) serait un bon moratoire. » Mais comme il est difficile de tenir ce moratoire, je précise ceci pour être bien clair : « croire Dieu » comme le plus-humain de l’homme n’oblige plus à poser ou à nier son existence et rend superflu l’imaginaire qui le représente omniscient, personnel et total.
P. L. : J’ai écrit un livre titré « Quand douter libère ». Bossuet a écrit que l’hérétique est celui qui a une opinion. Je suis donc hérétique – et je trouve cela confortable, dès lors que l’Inquisition est désarmée… Je peux m’interroger et progresser. Quelques questions me gênent pourtant. Par exemple, nous disons que Dieu est tout-puissant, omniprésent, omniscient… Mais il saurait donc ce qu’il adviendra de chacun de nous ? Où est notre sainte liberté d’enfants de Dieu si tout est déjà écrit ?
D. C. : Permettez-moi de vous redire que le « Dieu » que vous évoquez n’existe que dans les catéchismes ! Ce Dieu-là n’a plus cours. Si l’on pense que le christianisme a un avenir, il faut, je pense, prendre au sérieux la « mort de Dieu » dont vous savez que Nietzsche en fait l’annonce dans le Gai savoir. Il écrit : « Le plus important des événements récents – le fait que “Dieu est mort”, que la croyance au Dieu chrétien est devenue impossible » (§ 343). C’est que pour lui, le Dieu chrétien est celui qui, faisant honte à chacun d’être né, nourrit le ressentiment de tous. Oui, Nietzsche a raison : un tel Dieu est impossible à vivre ! Il faut même aller jusqu’à penser que la mort de Dieu est la condition « permanente » de sa renaissance dans une humanité « en voie du plus-humain ». Quant au doute sur lequel vous avez écrit, je le réfléchirais ainsi : « le croyant peut s’autoriser d’un certain scepticisme », lequel, pour moi, ne relève ni d’un doute négateur ni de l’inertie d’une foi paresseuse, mais de cette aspiration à la vérité qui est au cœur de la vie de foi. Le croyant persévère à chercher la vérité, car c’est par amour de la vérité qu’il refuse de posséder une vérité définitive.
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Le cléricalisme
P. L. : Sur tous les enjeux, nous rencontrons l’obstacle du cléricalisme. Un système qui génère ses harmoniques : dogmatisme, traditionalisme, obscurantisme, culpabilisme, centralisme, moralisme, juridisme, purisme, sacralisme… Et la formation des clercs reste classique. Ce qui fige la doctrine, les pra-tiques cultuelles et l’inspiration morale dans un monde qui change, en bien ou en mal. Le magistère parle de mystères, mais édicte une doctrine – au singulier ! Il continue, moins qu’au Moyen-Âge, mais obstinément, à imposer des « vérités », des rites et des règles morales : il joue sur les peurs et sur les doutes des fidèles en les bridant au lieu de les faire s’ouvrir à la vie et donc aux autres, avec leurs visions.
D. C. : Je comprends les difficultés que vous évoquez, mais je les crois liées à un régime de chrétienté qui est derrière nous et ne reviendra pas, hormis dans certains « micro-climats » nostalgiques et conservateurs. Il est temps de récuser la chrétienté pour de chrétiennes raisons et de lui opposer des modes de christianité. Pour le dire d’une formule, je crois qu’il nous faut passer d’une chrétienté sans christianisme à un christianisme sans chrétienté. Un christianisme qui ne soit plus de chrétienté et que j’appelle, avec d’autres, christianité est un christianisme « hors mythes et hors rites ».
D’ailleurs, ce qu’a montré la gestion religieuse de l’épidémie de Covid, c’est que la mythologie chrétienne ne peut plus donner un sens réellement signifiant à ce qui nous arrive. Quel évêque a osé dire qu’elle était voulue par Dieu pour punir ou pour convertir ? Et qui lui a répondu : Mais si Dieu l’a voulue, pourquoi faudrait-il le prier pour qu’il nous en débarrasse ? En définitive, l’épidémie n’a plus que le sens scientifique ou médical que l’homme veut bien lui donner et non celui que la croyance en la Providence lui imposait autrefois. Ce que montre encore la pandémie, c’est l’évanouissement des sentiments religieux « traditionnels » : la crainte pour son salut, la contrition pour ses péchés, la prière de demande et l’évocation imaginaire du paradis comme suprême compensation aux malheurs du temps. Michel Onfray le dit d’une formule : « le christianisme ne fonctionne plus chez les chrétiens », que je traduis ainsi : les chrétiens ne croient plus à leurs croyances parce que celles-ci sont devenues pour eux des mythes, des vérités à langue morte.
Le mythe est une croyance obsolète, une sorte de certitude usagée, qui n’opère plus ailleurs que dans sa récitation réglementaire à l’église. Car ce qui signale un mythe, c’est qu’il « dit qu’il dit vrai ». Et je rappelle la définition du dogme donnée par Pierre Legendre : « discours de ce qui est dit, parce que cela doit être dit ». Il suffit donc qu’il soit répété, même s’il ne parle plus. Or, la vérité de l’Évangile, en quoi elle n’est ni un mythe ni un dogme, n’a de sens qu’à être véri-fiable, fiable parce que véridique, véridique parce que fiable. Comme le dit Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, les mythes sont « des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible ». Ces vérités « usées », l’esprit se contente de les accepter – alors même qu’il ne les désire peut-être pas – alors que la parole de la Vie se reçoit comme une impression sensible, sans quoi elle ne serait pas vivifiante.
Quel ne fut pas le malheur de pétrifier cette parole parlante pour en faire une doctrine à la compacité croissante sans parler de son opacité que le magistère ecclésiastique recouvre aussitôt de ce cache-misère bien utile qu’est l’invocation du « Mystère » ! L’Évangile a été piégé par des doctrines, et ce sont ces doctrines qui ont rendu l’âme avec la modernité. Je ne plaide pas pour une « nouvelle foi », mais pour un plein usage de la grande pensée de l’Évangile, encore largement inouïe. Car l’Évangile pense, et il pense pour le mieux. C’est la leçon essentielle que je garde de mon compagnonnage avec Maurice Bellet. Enfin, concernant les rites, je me contente de vous faire remarquer qu’on est passé en régime de chrétienté de l’expression créatrice et vivante de la foi en la foi aux rites eux-mêmes. Et donc à retomber dans la pensée magique. Que vaut un rite qui fait avaler la foi comme une hostie ?
Pour diminuer (non pas supprimer) la tension entre la finalité de l’Église (être le peuple du Dieu de Jésus) et la destination actuelle de l’Institution Catholique (une structure ecclésiastique masculine romaine), je mets ma confiance dans l’Évangile pour aller, au-delà de mes certitudes, de mes limites, de mes concepts, vers la vie ; « la foi commence par l’accueil du réel tel qu’il se présente. » (Marie-Laure Durand, bibliste).
“Nietzsche que je tiens pour l’un des plus grands Docteurs de l’Église” écrit Dominique Colin !!!
Je suppose que Dominique Colin ne connait pas vraiment Nietzsche car les quelques citations suivantes permettent de voir que sur l’essentiel Nietzsche est à l’opposé absolu de Jésus,
L’Antéchrist (Avant-propos, §2) : “Périssent les faibles et les ratés ! Premier principe de notre philanthropie. Et il faut même les y aider. Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’aucun vice? La compassion active pour tous les ratés et les faibles – le Christianisme… ”
L’État chez les Grecs.: “Pour que l’art puisse se développer sur un terrain fertile, vaste et profond, l’immense majorité doit être soumise à l’esclavage et à une vie de contrainte au service de la minorité”
Par delà le bien et le mal :« Il faut aller ici jusqu’au tréfonds des choses et s’interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter »