Le dimanche des conversions ratées et réussies !
Sg 7, 7-11 ; Ps 89 ; He 4, 12-13 ; Mc 10, 17-30
Par Antoine Duprez
Quel est le moteur de la conversion ? C’est la parole de Dieu, décrite dans l’épître aux Hébreux, comme une épée à deux tranchants au partage de la jointure et de la moelle [1].
L’évangile raconte une conversion ratée (Mc 10,17-30) : un homme, appelé à tort « le jeune homme riche », un beau type d’homme, « un premier de cordée, selon les critères juifs : riche, bien élevé (il appelle Jésus « bon Maître »), parfait au niveau du faire : il ne boit pas, ne « fornique » pas, ne tue pas, n’abandonne pas ses parents. Qualité supplémentaire, malgré toutes ces réussites, il est insatisfait, à la différence du pharisien de l’évangile. Il sent qu’il lui « manque » quelque chose [1]. C’est vraiment quelqu’un de très attachant, qui devait avoir beaucoup d’amis et de relations. On comprend que Jésus l’aime. C’est pour cela qu’il va le secouer : « Pourquoi m’appelles-tu bon » ? une façon de lui dire « Pas de formule de politesse avec moi » et « une seule chose te manque : va vends tout ce que tu as » [2].
Jésus frappe là où cela blesse, au niveau de l’avoir. Cet homme est très riche et ne veut pas quitter ses richesses. La rencontre se termine mal : « il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. » La tristesse provient souvent du sentiment d’avoir « raté » [3] ce à quoi on était appelé.
Après son départ, Jésus éclate, comme si cet échec l’avait touché personnellement. Il tient des propos explosifs : « malheur aux riches… Il est plus difficile… ». Les apôtres sont « stupéfaits», «déconcertés », car Jésus renverse tous les canons de l’époque (ils n’ont pas beaucoup changé!) : bon statut social, respect des codes, richesse, réussite, joie de vivre, une personnalité attachante, l’homme parfait, à qui tout semble réussir. On comprend que Jésus l’aima.
Des conversions réussies
Avec une sorte d’humour, le texte oppose ce modèle de la réussite selon les canons mondains, cet homme apparemment parfait, aux champions de la réussite selon Jésus : des enfants et ces apôtres, complètement décontenancés, qui aimeraient s’identifier à cet homme, eux qui socialement sont des petites gens, pécheurs de Galilée, ayant tout quitté, métier, famille, pour suivre Jésus. Et pour comble, Jésus leur promet un centuple, pour le moment bien virtuel, mais avec des persécutions et dans le futur, « la vie éternelle ». La balance n’est pas égale !
L’Évangile nous pose la question : À qui voulons-nous nous identifier ?
Si l’homme riche avait tout quitté, vendu ses biens et suivi Jésus, aurait-il tout gagné ? Pas forcément. Car même pour les apôtres, tout n’est pas joué. Déjà Pierre, bien qu’ayant tout quitté, s’est fait remettre vertement en place en Mc 8,33 « arrière de moi, Satan ». Jacques et Jean le seront à leur tour en Mc 10,32-35 [4].
Car la conversion chrétienne consiste à changer totalement de modèle, de « logiciel ». Il ne s’agit pas de changer seulement du « faire », de comportement, ni de renoncer à son avoir, mais c’est au niveau de l’être, de « renoncer à soi-même ». Or cette conversion radicale est impossible à l’homme seul, elle ne peut venir que de Dieu.
Car il faut vraiment tout quitter et changer de l’intérieur : ce qu’on a, ce que l’on fait, mais aussi ses représentations de Dieu et de son envoyé Jésus-Christ. Ce chemin de conversion radicale, les apôtres sont en train de le faire progressivement. Ils n’y parviendront totalement que le jour où ils quitteront tout, y compris leur vie, à cause de Jésus-Christ. Et cela ne sera pas dû à la force de leur volonté, mais à l’Esprit envoyé par Jésus-Christ ressuscité.
C’est là que prend tout son sens la première lecture (Sag.7, 7-11) : « J’ai prié, le discernement m’a été donné, l’Esprit de la Sagesse est venu en moi ». Un critère de cette présence est le changement de valeur qui s’opère : « J’ai tenu pour rien la richesse : Je l’ai préférée aux trônes et aux sceptres. L’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, j’ai aimé la Sagesse ». Là est vraiment la conversion radicale, cette préférence, presque naturelle, pour les valeurs évangéliques. Paul l’a vécue : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » [5]. À travers ce renoncement radical pour le Christ, cette sagesse engendre une richesse inouïe. Elle rend « vivants » et pas seulement, dans la vie éternelle, car elle est déjà aujourd’hui la vie éternelle. C’est ce qu’évoque François d’Assise lorsqu’il parlait de la joie parfaite. Peut-être nous est-il arrivé de pressentir cette plénitude, ce pressentiment que là est la vie véritable.
En attendant cette joie parfaite, les textes nous rappellent des éléments importants :
- L’essentiel n’est pas l’endroit où l’on est, à un moment donné, ni ce que l’on possède, qui est du statique, mais la dynamique d’une vie, sa mise en route 6, son mouvement. Dans ces passages, le mouvement est omniprésent : « Jésus se met en route, un homme accourt, va vends ce que tu as, les apôtres ont tout quitté »
- Chacun de nous est à la fois l’homme riche et les apôtres en cours de cheminement. La foi nous dit que le Christ nous aime avec nos ambiguïtés, nos allers-retours et que la preuve de son amour se vit lorsque qu’il nous invite à des choses impossibles. Ne nous nous efforçons pas alors à vouloir à tout prix réaliser ces choses : nous resterions dans l’ordre du faire humain, sans réussir et ce serait source de grande tristesse, mais ayons confiance dans la parole de Dieu, cette épée à deux tranchants et prions l’Esprit
- « J’ai prié et le discernement m’a été donné. » Sag 7,7
- « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours. Que nos cœurs pénètrent la Sagesse » Ps 89.
Notes :
[1] Maurice Bellet commentait ce texte en évoquant la parole du chirurgien qui dit à son patient, à la découverte d’un cancer : « si vous voulez vivre, il faut couper ». Plus prosaïquement, je pense à ce texte chaque fois que j’ouvre des huitres ![2] Le manque « qualité essentielle » pour la psychanalyse.
[3] Rater une cible (hattah) est en Hébreu le mot du « péché ».
[4] Par ailleurs, le scandale de voir les apôtres si « stupides » sera tel dans les premières communautés matthéennes, que pour dédouaner Jacques et jean, de la question « idiote » « qui est le plus grand ? », alors que Jésus marche vers sa passion, elle sera posée par la mère de Jacques et Jean ! (Mt 20-20-23).
[5] Comparaison très profane, comme ces grands amateurs de vin qui préféreront automatiquement les vrais bons vins sans se laisser duper par des piquettes même bien présentées.
[6] Il n’est pas dit d’ailleurs que le « jeune homme riche » ne se convertisse pas plus tard, une vie ne se résume pas à un seul moment.