Chili : le procès des victimes de Karadima contre l’Archevêché se complique
Par Régine et Guy Ringwald
Revenons à Karadima (tout ce qui a été révélé au Chili, plus ce qui le sera encore, part de là). Ce triste sire, qui a été à la tête de la paroisse El Bosque, et de la société de prêtres « Pia Union Sacerdotal », s’est rendu célèbre pour ses abus sexuels et psychologiques sur des mineurs et sur de jeunes prêtres, sur lesquels nous ne revenons pas davantage ici. Ses agissements ont été dissimulés pendant de nombreuses années, alors même qu’ils faisaient déjà l’objet de plaintes à l’Archidiocèse de Santiago. Sont particulièrement en cause le Cardinal Errazuriz et son successeur, l’actuel Cardinal-archevêque Ezzati. C’est ainsi que, lorsque l’affaire a éclaté en public, la Justice civile, bien qu’elle ait reconnu Karadima coupable, en 2010, n’a pu le condamner, les faits étant alors prescrits. Un procès canonique au Vatican a abouti, en 2011, à sa condamnation « à une vie de prière et de pénitence » [1].
La justice civile ne pouvant rien de plus contre Karadima, les trois victimes [2] ont intenté, en 2015, un procès contre l’Archevêché de Santiago qu’ils accusent de négligence systématique et d’ignorance délibérée dans la gestion de leurs plaintes, ce qui a entraîné la prescription. Ils réclamaient que soit reconnue publiquement la dissimulation, et une indemnité de 450 millions de pesos (environ 600 000 €). Ils ont perdu le procès en première instance, principalement sur deux motifs : insuffisance de preuves, ce qui est une question d’appréciation, et – plus curieux – parce que l’Archevêché de Santiago ne représente pas l’Église catholique. Les plaignants ont fait appel, et l’affaire est venue en audience le jeudi 18 octobre.
Juan Carlos Cruz
Dimanche 21 octobre, La Tercera publiait que le jugement avait été rendu le vendredi 19, donnant satisfaction aux plaignants. On imagine leur joie. Juan Carlos Cruz apparaissait sur une vidéo, exultant, lui d’ordinaire si réservé. La nouvelle s’est retrouvée dans toute la presse, la Conférence épiscopale publiait un communiqué disant qu’ils étudiaient la possibilité d’aller à la Cour Suprême. Vatican News reprenait l’information.
Douche froide lundi 22 : la présidente de la Cour d’appel affirmait qu’aucun jugement n’avait été rendu, un des avocats étant absent le vendredi, ce qui pourtant n’apparaît pas dans la nouvelle publiée dimanche. Cela a été confirmé ensuite. On s’interroge : La Tercera est un journal raisonnablement sérieux, la nouvelle n’avait pas été mise en doute. D’où cette nouvelle avait-elle bien pu venir? Comment avait-elle « fuité »? On s’est même permis de se demander s’il n’y avait pas eu de pressions, mais les autorités judiciaires assurent qu’il n’en est rien.
Mercredi 24, la Cour d’appel convoquait les parties pour une rencontre de conciliation, fixée au 20 novembre. Démarche sur laquelle on peut encore s’interroger : une telle recherche de conciliation avait été tentée, à plusieurs reprises, et encore lors du procès en première instance, et toutes avaient échoué. L’archevêché dit aujourd’hui qu’à l’époque, on était tout près d’un accord. En fait, l’archevêché était disposé à payer quelque chose, mais refusait de reconnaître les dissimulations et manœuvres dilatoires. Or, c’est surtout cela que réclament les victimes, beaucoup plus que de l’argent. Ils ont donc fait savoir qu’ils refusaient la rencontre de conciliation. Mais le tribunal maintient sa convocation, arguant de ce qu’il s’agit d’une décision souveraine qui s’impose aux parties. Espère-t-on maintenant faire porter la responsabilité de l’échec sur les victimes ? En tous cas, c’est un mois de « gagné ».
Encore un détail. Dans le cours du procès, les plaignants ont fait état d’un document nouveau : une lettre du Cardinal Errazuriz, trouvé lors d’une des récentes perquisitions, dans laquelle il explique pourquoi il a, en son temps, clôturé le dossier sans le remettre à la justice. Justement ce qu’on lui reproche, et qu’il avait toujours nié. C’est sur cette base que la Conférence des évêques voulait en référer à la Cour Suprême, du fait qu’ils n’avaient pas eu connaissance de ce document. De toute façon, la Cour d’appel a fait savoir qu’elle ne le prenait pas en compte. Qu’à cela ne tienne : le Cardinal est l’objet d’une nouvelle plainte sur la base de cette lettre.
À suivre. Mais le fond du problème est ailleurs. On peut voir là que ce n’est pas la justice civile qui pourra régler le scandale de la pédophilie dans l’Église catholique.
Notes :
[1] Il n’avait pas été exclu de l’état clérical, contrairement à ce qu’affirmait souvent la presse. Il vient de l’être : https://nsae.fr/2018/10/07/chili-karadima-exclu-de-letat-clerical/[2] il s’agit toujours de Cruz, Hamilton et Murillo, bien qu’il y ait évidemment beaucoup d’autres victimes. Juan Carlos Cruz fait état de pressions psychologiques très graves qu’il a subies quand il a voulu quitter « El Bosque ».