Rapport Sauvé : retour sur l’exemple du Chili
Par Régine et Guy Ringwald
Après la présentation du rapport Sauvé, les faits révélés et l’évaluation du nombre des cas d’abus sur mineurs et personnes vulnérables ont eu comme un effet de souffle. Si nos lecteurs n’ont pas été pris par surprise, il y a bien des fidèles qui sont sortis de la douce quiétude que leur garantissait la confiance dans une institution au-dessus de tout soupçon. Enfin, en principe.
On n’avait pas encore eu le temps de jeter un coup d’œil sur les propositions de la CIASE-Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, au nombre de quarante-cinq, et pour certaines pas anodines, que déjà un premier sujet occupait les grands médias : le secret de la confession, sujet qui a dominé pendant une semaine. Il faut dire que le président de la Conférence des évêques avait fait fort : se faire piéger par un journaliste qui lui servait sur un plateau la suprématie du secret de la confession sur les lois de la République ! Cela n’aura servi qu’à occulter pour un temps toute analyse du rapport, qui méritait mieux. Ce sujet n’est qu’un détail, l’essentiel est ailleurs, nous allons le voir. Comme pour prendre le relais des discussions inutiles, arrivait au bout de quelques jours une proposition spectaculaire : que l’ensemble des évêques démissionnent en bloc, comme au Chili en 2018. Outre que cela a peu de chances de se produire en France, ne serait-ce que parce que des évêques ne se sentent pas personnellement responsables, ils peuvent se rendre compte de l’inanité de cette pseudosolution.
La référence au Chili nous a donné l’idée d’aller voir sur ce cas concret, que nous avions suivi de très près pendant plus de quatre ans [1]. Nous jetterons un coup d’œil sur les suites effectives de la crise chilienne, qui pourront éveiller notre vigilance.
À propos de la confession
Passons sur le fait que le sujet aurait pu être évité, et traité comme il se doit : un secret professionnel avec ses impératifs, et ses arrangements dans des cas sensibles comme ceux qui nous occupent. C’est, semble-t-il, la situation actuelle en France. Il reste que l’idée que quelqu’un puisse avoir connaissance d’un crime et le garder caché choque profondément de nos jours. Le sujet a été soulevé dans plusieurs pays, et de façon plus pressante en Australie [2]. On peut se risquer à dire que tel qu’il est présenté, comme un absolu lié au caractère sacramentel, il ne perdurera pas en l’état. Mais ramenons le sujet à de plus justes proportions. Par rapport au grand nombre de ces actes, comme révélé par le rapport Sauvé, combien de cas sont-ils concernés par le secret ? Il n’est pas naturel pour un prédateur sexuel de venir s’accuser en confession. Entre autres caractéristiques, il est un dissimulateur. On sait que, s’adressant à un enfant ou à une personne vulnérable, il joue auprès de sa victime, de son caractère sacré s’il est prêtre, au moins de sa position institutionnelle s’il est un laïc : il sait présenter la relation qu’il établit avec l’enfant sous le jour d’une manifestation grandiose de l’amour de Dieu. Lui-même, dans un rapport trouble à lui-même, n’est-il pas enclin à le croire ? Quant à l’enfant qui vient se confesser, pourquoi en parlerait-il alors qu’il est connu que la victime ne parle pas ou n’est pas crue, et s’agissant de jeunes enfants, n’a pas conscience de ce qui se passe réellement ?
Regardons un peu plus loin… Le vrai problème n’est-il pas plutôt la confession elle-même ? Voilà une situation où une personne est amenée à faire l’aveu (c’est le mot) de ce qu’il considère comme un ou des péchés, des fautes personnelles pour parler clair : autrement dit à exprimer ce qui fait partie de son intimité, dans une attitude de culpabilité et d’humiliation. Devant qui ? Devant Dieu certes, mais plus prosaïquement devant le prêtre agissant en son nom et, en son nom, absolvant les péchés, ou ne les absolvant pas, d’ailleurs. Il s’agit d’une situation de dépendance, et il n’est pas difficile d’imaginer qu’un confesseur un peu pervers puisse en abuser, en établissant une relation d’emprise sur la personne, de pouvoir sur la conscience.
Allons voir au Chili. Le sinistre prédateur sexuel à l’origine du scandale, Fernando Karadima, a été formellement et publiquement accusé par une des victimes [3] de « faire des choses inconvenantes pendant la confession », une autre a parlé de « contacts malhonnêtes à l’occasion de confessions ». Une victime explique qu’il jouait de la manipulation mentale, la menaçait si elle parlait de faire savoir ce qu’il avait entendu. Mieux, il faisait en sorte que le jeune (il s’en prenait aux jeunes garçons) se sente responsable, ou bien qu’il considère que si le prêtre faisait cela, c’est que « je devais être fier de sa confiance » [4].
Voici un exemple frappant de l’utilisation de la confession dans un but dépravé. Il s’agit d’une colonie, « Colonia Dignidad », qui a servi de lieu d’emprisonnement et de torture au temps de Pinochet, fondée en 1961 par un ancien nazi, Paul Schäfer. Lui aussi se livrait à des abus sexuels sur mineurs (une comparaison avec le cas Karadima a été étudiée). Ce qui peut paraître curieux, c’est que la pratique de la confession, assez logique chez Karadima, avait été instituée aussi par Schäfer. Il n’œuvrait pas en milieu catholique [5], mais il avait compris que cette pratique pouvait fonctionner comme un outil de domination et de contrôle, qui se prête à l’abus de conscience. On pourrait aussi s’interroger sur le sens de cette culture de la culpabilité. Et si confesser de jeunes enfants n’a pas pour but de la leur inculquer. Nous avons connu un ancien prêtre qui nous disait avoir toujours refusé de confesser les enfants.
La vraie-fausse démission des évêques
La démission est intervenue lorsque l’ensemble des évêques chiliens ont été convoqués à Rome. Lors de la première rencontre, le pape François leur a remis un texte en dix pages, bien vite publié au Chili. Il met en cause « le caractère égocentrique de l’institution (…) l’abus de pouvoir et de conscience de la part des ministres de l’Église ». Il cite, avec force et sans ambages, de graves manquements à la plus élémentaire prudence dans la gestion des prêtres abuseurs, les lacunes dans la façon dont les plaintes sont reçues, les pressions sur ceux qui mènent les enquêtes, la destruction de documents, de graves problèmes dans les séminaires. Rien de très original, mais c’est ce qui est grave. C’est à ce moment-là qu’on a parlé de la démission collective des évêques, et nous posions la question : ont-ils vraiment démissionné ? En fait, un évêque ne démissionne pas, il remet sa charge à la disposition du pape qui accepte ou non de le décharger. Dans un premier temps, les évêques sont donc tous restés en poste. Le pape a accepté le retrait de sept d’entre eux (sept sur trente-deux), certains atteints de toute façon par la limite d’âge, certains parce qu’ils étaient poursuivis par la justice ou directement mouillés dans la crise aiguë que traversait l’Église du Chili. On a assisté ensuite à une longue période où il est apparu qu’il était impossible de nommer au Chili un évêque présentable. C’était le prix à payer pour la destruction systématique du collège épiscopal menée par Sodano, puis par ses successeurs formés par lui, jusqu’au nonce Ivo Scapolo, encore en poste à l’époque dont nous parlons. Est-il inconvenant de rappeler que bon nombre des évêques en poste en France en ce moment ont été nommés sous l’égide d’un autre « fils » de Sodano, le nonce Luigi Ventura (de 2009 à 2019) [6] ? Pour clore ce tableau, précisons que Fernando Ramos, alors évêque auxiliaire de Santiago, qui avait organisé la visite de François au Chili, dont le fiasco est historique, a été promu archevêque de Puerto Montt. Concluons sans prendre de risque que la demande de démission collective des évêques, si on peut en comprendre la charge symbolique, ou le caractère de « coup de gueule », n’ouvre sûrement pas la voie à une solution.
Pour la suite, vigilance !
Au Chili, un diagnostic précis et exhaustif des turpitudes de l’institution et de leurs conséquences avait été dressé (c’était en avril-mai 2018). Il l’avait été par le pape lui-même, à la suite du rapport que lui avait remis Charles Scicluna, l’archevêque de Malte, qu’il avait envoyé sur place pour enquêter. François s’y exprimait sans réserve. Le lendemain du jour où les évêques l’avaient reçu, à Rome, le texte du « réquisitoire » était publié dans la presse chilienne. On était au plus sombre d’une crise au retentissement d’ampleur nationale, les évêques étaient totalement discrédités, plusieurs explicitement accusés. On pouvait attendre un début de prise de conscience, quelques mesures ou dispositions montrant qu’« ils » avaient enfin compris quelque chose. Du côté des laïcs, un mouvement en réseau s’est levé, donnant lieu à un « synode auto-convoqué et autogéré », comprenons en dehors de la hiérarchie (les évêques « n’ont pas la solution, ils sont le problème »). Des réseaux sont toujours actifs, mais beaucoup des militants impliqués dans le mouvement ont ensuite été happés par le mouvement social en cours [7]. Du côté de la hiérarchie, l’immobilisme est le terme qui caractérise le mieux la situation. Aucune ouverture pour associer un tant soit peu des laïcs à la vie de l’Église, les décisions, la gestion, les nominations. Profil bas : lors du soulèvement populaire, quelques paroles convenues, et retour à « l’ordre ». Quelques célébrités de l’abus sur mineurs ont été exclues de l’état clérical, mais cela, c’est le fait du pape, pas des évêques, évidemment [8].
« Ils nous ont promis beaucoup… »
Les organisations de victimes et la justice ont demandé que le rapport Scicluna soit porté à leur connaissance. Il reste jusqu’ici bien rangé dans un coffre au Vatican, on n’en parle plus. En quittant le Chili, l’enquêteur Charles Scicluna avait mis en place une cellule d’écoute et assuré qu’il suivrait tout ce qui lui serait transmis. Citons trois commentaires publiés deux ans après la tempête :
- Une lettre du Réseau des victimes d’abus sexuels dans l’Église à l’enquêteur Charles Scicluna : « Deux ans ont passé, vingt-quatre mois de douleur, pour constater que tout a été fait pour retarder l’enquête, pour nous lasser, pour affaiblir les dénonciateurs (…) À la Conférence épiscopale, notre accompagnatrice pastorale nous dit qu’ils n’ont pas d’informations, que tout reste à Rome (…) Pourquoi l’immense majorité de ceux qui ont dénoncé devant vous ont été oubliés ? »
- Une interview d’Anne Barrett Doyle (de Bishop Accountability [9]) au quotidien chilien La Tercera. « Pensez-vous que le pape a fait ce qu’il devait faire après le rapport Scicluna ? » Réponse : « Non… il est inquiétant que le pape ait permis que le rapport de l’enquête Scicluna soit caché aux procureurs chiliens… il laisse le secret se poursuivre dans l’Église chilienne. » Autre question : « Le Chili a été considéré comme un modèle des changements qui devaient être appliqués au reste de l’Église catholique. Pensez-vous qu’aujourd’hui, le Chili puisse être considéré comme un modèle ? » Réponse : « Non. Les paroles et les actions initiales du pape étaient impressionnantes, mais en fin de compte il n’a pas imposé des changements systémiques à l’Église chilienne. »
- Juan Carlos Claret, qui avait mené de bout en bout la bataille d’Osorno, répond aussi à La Tercera. « À moyen terme, nous avons vu la promotion des mêmes évêques responsables de la crise. Par exemple, Fernando Ramos est maintenant à la tête de Puerto Montt… À long terme, on peut s’attendre à ce que (les évêques) inventent de nouveaux clichés pour maintenir la même structure. » À propos de Scicluna et Bertomeu [10] : « Ils nous ont promis beaucoup, et ensuite ils n’ont répondu ni au courrier ni aux messages WhatsApp. »
Si on rapproche cette histoire, brièvement évoquée ici, de ce qui se passe en France, la similitude est évidente. Le caractère systémique est connu et enfin reconnu (comme d’ailleurs le cardinal Marx l’avait déjà exprimé). Le profil général de l’épiscopat français ressemble, nous l’avons dit, à celui de l’épiscopat chilien. Immobilisme, silence, étouffement sont, sinon la règle, du moins l’usage. Les faits sont connus et clairement définis, mais il y a quand même des différences : si le rapport Scicluna reste caché, le rapport Sauvé est publié. C’est un point d’appui solide. Il est d’une extraordinaire richesse, unique à ce jour, travaillé sur une base interdisciplinaire qui lui donne une formidable crédibilité ; il comporte des recommandations précises, couvrant largement différents aspects du problème. La crise au Chili était traitée (enfin traitée…) à chaud, différents évêques étaient personnellement visés. Chaque jour, on découvrait de nouveaux cas. En France, c’est plus distancé. Malgré tout, dans les deux cas, tout le monde sait, les dommages sont immenses, les victimes souffrent de ne pas avoir été entendues, et surtout le dispositif structurel qui a permis l’établissement de cet état de fait est exactement le même. Le problème, reconnu maintenant comme systémique, est directement lié à la structure verticale de l’Église catholique, ce qui est lié à la sacralisation du prêtre qui est, au mieux d’un autre temps. Lorsque Éric de Moulins-Beaufort se dit déterminé « à mener les réformes nécessaires », a-t-il bien pris la mesure du problème ? En tout cas, l’exemple du Chili, au-delà des clichés, inviterait plutôt à la vigilance.
Notes :
[1]. Voir dans Golias Hebdo et sur notre site les différents articles qui ont permis de suivre les événements, ainsi que La Bataille d’Osorno, éd. Temps Présent/Golias.
[2]. En 2018, l’Assemblée législative du Territoire de la capitale australienne a voté une loi rendant obligatoire la dénonciation des abus sexuels commis sur les enfants, obligeant les prêtres à briser le secret de confession.
[3]. Rappelons que sur les centaines de victimes, seules quatre ont témoigné en public et trois ont poursuivi en justice
[4]. Les auteurs tiennent à préciser qu’il s’agit bien ici de déviance (c’est le sujet du rapport) : la confession est considérée par le prêtre comme une fonction essentielle de son ministère.
[5]. Dans sa jeunesse, il avait été luthérien.
[6.] Condamné finalement lui-même pour agression sexuelle.
[7]. Soulèvement populaire fin 2019, élection d’une Assemblée constituante en 2020.
[8]. Cristián Precht (qui pourtant s’était illustré par sa participation au « vicariat de la solidarité », au temps de Pinochet), Karadima qu’on ne présente plus, et deux évêques émérites.
[9]. Bishop Accountability est une organisation étasunienne qui tient le registre des évêques accusés de couvrir des actes pédophiles. Ils ont publié en 2017 le premier relevé concernant le Chili.
[10]. Jordi Bertomeu assistait Scicluna dans son enquête.
Source : Golias Hebdo n°693