Les chrétiens et la sauvegarde de la création
Par Jacques Arnould [1]
« Le monde est en feu », constatait Thérèse d’Avila, au XVIe siècle. Notre monde, en ce début du XXIe, ne l’est sans doute pas moins. Surpopulation et épuisement des ressources, bouleversements climatiques et catastrophes écologiques, etc. : les signaux d’alerte se multiplient au point que beaucoup se demandent si notre humanité ne serait pas parvenue au début de sa fin …
Face à de telles perspectives, les chrétiens ont réagi d’une manière a priori surprenante : les rencontres œcuméniques de Bâle puis de Séoul ont suscité l’espoir de les voir se réunir autour de ce qui s’est rapidement appelé « la sauvegarde de la création ». Ce fut l’occasion de découvrir qu’œcuménisme et écologie n’ont pas seulement en commun une étymologie, mais aussi qu’il ne saurait exister de communauté de croyants en dehors d’une communauté de vie sur la même terre habitée. D’où vient dès lors l’impression que ce mouvement œcuménique soucieux d’écologie s’essouffle ? J’avancerai deux raisons pour n’en étudier ensuite qu’une seule : économique et théologique.
Le lien entre l’écologie et l’économie est aujourd’hui clairement illustré dans l’idée de développement durable : celui-ci intègre nécessairement une dimension économique, à côté des autres piliers, environnemental et social. Nos églises sont-elles prêtes à s’interroger, à prendre position, à œuvrer ensemble vis-à-vis et au sein de la sphère économique ? Rien ne permet d’avancer une réponse pleinement affirmative et satisfaisante, aussi bien d’ailleurs dans une démarche commune que particulière. C’est là une première difficulté. La raison théologique de l’apparent essoufflement pourrait paraître plus anecdotique aux yeux de certains ; elle n’en est pas moins réelle et aisée à résumer : de quelle création parlons-nous lorsque nous décidons de la sauvegarder ?
Force est de reconnaître que l’intérêt pour la notion théologique de création était modéré, au sein des communautés chrétiennes, lorsque la crise environnementale est née dans les pays occidentaux, au cours des années 1960 ; il était alors plutôt question de l’homme, un peu moins de son âme que par le passé et davantage de la société, mais toujours de leur salut. La création n’était perçue qu’au travers d’un article du Credo, trop vite récité, et avait pris les allures d’un décor pour le drame humain.
« Une religion anthropocentrique »
À la même époque, Lynn White publiait dans un numéro de 1967 de la revue américaine Science un article provocateur intitulé « Les racines historiques de notre crise écologique ». Estimant que « le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait jamais vue », l’historien l’accusait d’être à l’origine de la crise écologique moderne en encourageant l’arrogance humaine, en donnant la prééminence à l’esprit scientifique et non aux arts, en défendant l’idée de progrès. Et il proposait de faire de François d’Assise le saint patron des écologistes.
Ces propos, relayés par les mouvements écologistes et les relais d’opinion, ne manquèrent pas de susciter des réactions au sein comme en dehors des communautés chrétiennes. Toutefois s’ils étaient réducteurs, ils n’en comportaient pas moins une part de vérité et stimulèrent les chrétiens, tant dans leurs engagements sociaux, voire politiques, que dans l’intelligence qu’ils avaient de leur tradition biblique et théologique. Faut-il nécessairement lire les premiers chapitres de la Genèse comme une invitation à dominer la nature, voire à en abuser ? Que contient la tradition chrétienne qui permet de répondre non seulement aux critiques de White, mais surtout au défi lancé par l’état alarmant des environnements naturels et de nos milieux de vie ?
Est-il encore possible d’agir ?
Le souci écologique n’a pas été le seul à inviter, à inciter les chrétiens à prendre plus au sérieux leur confession d’un Dieu créateur ; les sciences de l’univers et de la vie n’ont pas manqué d’interroger la théologie de la création. Après Galilée, Darwin et leurs nombreux successeurs, elles donnent désormais des représentations du monde marquées par l’histoire, en même temps qu’une profonde cohésion entre les divers éléments du monde ; nous ne sommes pas seulement de la poussière d’étoiles ; nous partageons aussi un même code génétique avec toutes les espèces vivantes qui se sont succédé à la surface de la Terre, depuis près de quatre milliards d’années. La réalité apparaît dès lors comme un immense fleuve, fait d’espace et de temps, auquel nous avons peut-être donné un nouveau cours, du moins sur Terre, sans être capable de l’endiguer…
Sans rejoindre les positions extrémistes des courants qui vont jusqu’à prôner la disparition pure et simple de l’humanité ou du moins une drastique diminution de la population humaine, il n’est pas déraisonnable de prendre la mesure de la peur liée à la crise écologique. Le philosophe Hans Jonas l’a analysée, dans son ouvrage « Le Principe Responsabilité » ; il montre comment ce sentiment a joué et joue encore un rôle essentiel dans notre préoccupation à aborder les dangers qui menacent aujourd’hui nos sociétés, fondées et marquées par les technosciences. Cette peur est celle d’une humanité confrontée à un avenir dont nous pouvons déjà discerner certains contours, mais dont tant d’autres restent enfouis dans l’obscurité du temps, alors même que nous devinons qu’ils dépendent pour partie de nous-mêmes et de nos actes. Elle est aussi celle d’une humanité, consciente de sa singularité au sein de l’univers, effrayée de se sentir enfermée sur cette planète perdue dans l’univers, qu’est la Terre.
Note :
[1] Dominicain français, né en 1961, Ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et en théologie. Chargé de mission « sur la dimension éthique, sociale et culturelle des activités spatiales » au Centre National d’Études spatiales.Source : http://archive.valence.cef.fr/spip.php?page=article-imprimer&id_article=10202