Par Bernard Feillet [1]
Comme beaucoup, portĂ© par l’aventure historique du judaĂŻsme et du christianisme, dans laquelle nous nous sommes plus ou moins impliquĂ©s, j’ai Ă©tĂ© engagĂ© sur le chemin du salut, balisĂ© par toutes les Ă©tapes obligĂ©es, du pĂ©age d’entrĂ©e qui s’appelle pĂ©chĂ© originel, en traversant les relais de la rĂ©demption, de l’incarnation de JĂ©sus, de la fondation de l’institution ecclĂ©siale, de l’ordre sacramentel, pour arriver au terme du voyage, pas forcĂ©ment au bonheur, mais très certainement au jugement dernier. Et comme beaucoup, je ne reconnais plus dans cet unique itinĂ©raire obligĂ©, le chemin de mon accomplissement.
Je me situe plutĂ´t comme un funambule qui tente de rejoindre deux points extrĂŞmes sur un fil tendu au-dessus du vide. Je n’invite personne Ă me suivre, je ne dĂ©sire pas provoquer le vertige. Je demande gracieusement d’ĂŞtre accompagnĂ© du regard et que nul n’attende que je tombe du fil pour m’Ă©craser au sol. Je sais que l’Ă©quilibre est fragile entre ce que je voudrais maintenir de toute la tradition, de toute la culture, de tout le poids des ĂŞtres surtout – dans l’entreprise du judaĂŻsme et l’aventure du christianisme – et l’impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© d’aller moi-mĂŞme unique vers l’unique essentiel.
Sur ce fil il s’agit de la foi. Mais il ne s’agit pas de la foi enseignĂ©e ni de la foi rĂ©vĂ©lĂ©e. Il s’agit de la mienne, en relation avec la foi des croyants de mon univers religieux, pour rejoindre non pas d’abord une Église, ni la pratique d’un culte, ni l’exercice d’une prière, ni la confrontation d’une prĂ©sence ressentie, ni mĂŞme celle d’un Dieu aimant qui m’aurait choisi. Je cherche Ă communier, dans la crĂ©ativitĂ© de ma foi singulière, Ă la crĂ©ativitĂ© de la foi de l’humanitĂ© entière.
Je ne cherche pas Ă Ă©laborer une contre-thĂ©ologie, mais je me suis rendu Ă l’Ă©vidence que pour dĂ©couvrir qui je suis et ĂŞtre en permanence mis en alerte – sans rĂ©pĂ©ter ce qui n’est pas ma conviction intime – il fallait formuler ma foi dans la fidĂ©litĂ© au parcours de ma foi. Je ressens qu’ils sont nombreux ceux qui partagent cette nĂ©cessitĂ©. Et je constate aussi qu’au moment oĂą ils veulent l’exprimer, ils retombent dans des formulations anciennes qui les trahissent.
Pour Ă©clairer ce propos et ne pas ĂŞtre trop seul, je retiens de Marcel LĂ©gaut cette saisie fulgurante qui, en quelques mots, parle de lui, Ă©voque l’infini, dans la conjonction de son ĂŞtre avec la plĂ©nitude de l’ĂŞtre :
« De la manière dont je suis, j’accueille Dieu et Dieu se rĂ©flĂ©chit en moi. En moi il communie avec Lui-mĂŞme et je communie avec Lui. Du mĂŞme mouvement, j’accède Ă ma propre humanitĂ© en laquelle, comme nul autre, je suis de Dieu, comme en nul autre, Dieu se fait homme… »
Légaut disait souvent, pour traduire cette étincelle du divin comme indissociable de son être propre :
« Ce qui est de moi, qui ne serait pas sans moi, et qui est plus que de moi. »
En cette seule phrase, une Ă©vidence s’est inscrite dans ma vie : la prise de conscience humaine de ce que la magnificence de mon existence est porteuse d’une part de Dieu qui sans moi ne serait pas. Ainsi l’homme est l’acte de Dieu qui se laisse saisir en l’homme. En notre humanitĂ© nous approchons et nous mettons en Ĺ“uvre le mystère divin : ce mystère est agi dans le temps par le rĂ©el qui s’appelle l’homme. FondĂ© en Dieu, mais agi en l’homme, Dieu est inconcevable pour nous en dehors de notre humanitĂ© habitĂ©e par sa prĂ©sence. L’approfondissement du mystère de Dieu dans le cours de l’histoire des hommes, explorant les interrogations de leur propre maturitĂ©, a progressĂ© par la confrontation du silence de Dieu Ă l’entreprise des hommes pour mettre en Ĺ“uvre leur propre humanitĂ©.
Dans cette humanitĂ© tout ĂŞtre est crĂ©ateur de Dieu, d’une manière unique et inaliĂ©nable, pour la part de son ĂŞtre qui est Ă©tincelle divine. Cette humanitĂ©, je l’appelle la matrice divine. Ainsi engagĂ©e dans cet enfantement de Dieu au monde, la foi du croyant entre en mutation. La foi facile est de croire que toute l’histoire humaine s’inscrit entre pĂ©chĂ© originel et jugement dernier et que Dieu s’est manifestĂ© au commencement des temps pour diriger l’histoire. La foi difficile est de renoncer Ă faire intervenir directement Dieu dans l’histoire de l’humanitĂ©. Pour saisir l’Ă©mergence du divin Ă travers cette histoire, ne faut-il pas renoncer Ă parler comme d’une Ă©vidence de l’intervention de Dieu, de ses dĂ©cisions, de sa volontĂ© de mettre en Ĺ“uvre un projet dĂ©fini « de toute Ă©ternitĂ© » ?
La foi difficile se livre Ă la saisie du mystère de Dieu en chaque homme et de l’accomplissement de cet homme en Dieu. L’histoire des hommes n’est pas le livre ouvert que Dieu a signĂ© de son nom. Mais cette histoire est l’entreprise imprĂ©vue oĂą il nous est donnĂ© – sans que nous puissions saisir l’origine de ce don – de saisir l’Ă©mergence du mystère divin qui s’y vit et qui sourd de l’intĂ©rieur de l’humanitĂ© dans les contradictions mĂŞmes de l’histoire humaine.
Je suis amenĂ© ainsi Ă me dĂ©tacher – et c’est lĂ oĂą la foi est difficile – du langage de la rĂ©vĂ©lation. Je renonce mĂŞme au mot de rĂ©vĂ©lation. Je ne peux dire que Dieu a créé et qu’il a dĂ©signĂ© parmi nous des prophètes pour faire entendre sa voix. Je ne peux imaginer un Dieu crĂ©ateur qui serait en arrière de moi et qui aurait dans ma vie une existence antĂ©rieure Ă la prise de conscience que j’aurais de lui. En allant ainsi « vers Dieu sans Dieu », j’accepte l’ascèse de la foi, dans laquelle Dieu n’intervient pas et oĂą il n’est pas nommĂ© providence. L’espace est vaste pour qu’en moi la foi devienne la foi au cĹ“ur de la croissance de l’homme. Le lieu de la foi est l’histoire de l’humanitĂ© comme le lieu de l’Ă©mergence du divin.
Ă€ travers l’entreprise humaine, cette Ă©tonnante tentative d’exister, je dĂ©cèle le projet insensĂ© de croire et d’espĂ©rer en ce qui fait que l’homme est un homme : la passion de l’infini scellĂ©e dans l’incomplĂ©tude de l’homme.
C’est ainsi que je lis la Bible, je descelle dans les textes sacrĂ©s les traces du tâtonnement du peuple qui tente de faire parler ce Dieu qui n’a rien dit. J’y dĂ©couvre les traces des mythes fondateurs, qu’ils soient des ancĂŞtres mythiques comme Abraham, des Ă©popĂ©es comme la sortie d’Égypte, ou l’invention de l’histoire politique comme la conquĂŞte de la Terre Promise. Ă€ travers ces mythes successifs, des hommes ont tentĂ© de commencer Ă dire leur Dieu. J’y lis les traces d’un devenir humain, trop humain, et en cela approche d’un destin unique, de tâtonnement en tâtonnement, de tendresse sensible au scandale du malheur, d’Ă©motions pacifiĂ©es aux confrontations avec les autres peuples. J’y dĂ©couvre l’Ă©mergence d’une purification de l’histoire humaine, Ă©mergence du sens, invention du bien Ă travers l’histoire, pour conjurer le malheur et libĂ©rer le bonheur d’ĂŞtre un homme.
Dieu comme Dieu est au-delĂ de toute pensĂ©e. Il est Dieu : l’impensable peut me fasciner, il ne m’impressionne pas. Mais saisi comme devenir de l’homme, Dieu est en cours, il est le Dieu insĂ©parable de l’humanitĂ©, non pas effigie, mais trace de ce qui grandit dans le devenir de chaque ĂŞtre. Alors quand je pense l’homme je pense Dieu et ce Dieu-lĂ m’impressionne. C’est vraiment le Dieu dont je voudrais ĂŞtre contemplatif dans la vie, dans la vie de chacun d’entre nous, et dans ma propre vie.
L’Écriture apparaĂ®t alors comme un lieu de saisie Ă©tonnant. Non pas comme une «parole de Dieu », mais comme le balbutiement d’une humanitĂ© qui tout doucement apprend Ă parler de l’essentiel. Ce texte a Ă©tĂ© Ă©crit par des gĂ©nies spirituels, qui en le construisant se sont construits eux-mĂŞmes dans l’Ă©mergence du divin.
Il me semble que ce que JĂ©sus a Ă©tĂ© nous invite aujourd’hui Ă un dĂ©passement de ce qu’a Ă©tĂ© JĂ©sus. Chacun d’entre nous comme croyants, et chaque homme, quelles que soient ses rĂ©fĂ©rences religieuses, est invitĂ© Ă devenir le Christ, c’est-Ă -dire naissance du divin dans l’humanitĂ©. Si tout homme est appelĂ© Ă devenir Christ, en ce sens aussi JĂ©sus est devenu Christ, par l’accomplissement de toute sa vie, habitĂ©e par le mystère de Dieu.
Tout s’accomplit dans l’infime de chacune de nos existences. Et je deviens volontiers disciple de saint Paul, en donnant au mot Christ une intention qui concerne l’humanitĂ© entière et qui dĂ©passe toute dĂ©monstration, c’est de l’ordre de la vision. Vision que Pierre Teilhard de Chardin annonçait : « L’accroissement du Monde emportĂ© par l’universel devenir » Et il ajoutait : « J’en suis sĂ»r, parce que je le sens. » C’est alors que la foi devient la saisie de notre ĂŞtre au monde.
Nous ignorons tout de l’avenir de l’humanitĂ© sur des milliers d’annĂ©es, et du point de vue des religions, nous sommes au nĂ©olithique de la foi. L’humanitĂ© dans sa croissance est un champ d’Ă©mergence du divin qui prendra des dimensions insoupçonnĂ©es. Si nous sommes frileux, refermĂ©s sur la protection de notre petite cassette thĂ©ologique, les rĂ©fĂ©rences des religions Ă©clateront pour avoir imprudemment monopolisĂ© la vĂ©ritĂ© sur Dieu, et nous nous Ă©tonnerons d’ĂŞtre tout seuls au milieu du temple, devenu trop petit pour la croissance du divin : le divin aura rĂ©vĂ©lĂ© l’humanitĂ© Ă elle-mĂŞme et cette humanitĂ© saura que la religion n’est qu’un tremplin.
Note :
[1] Dernier chapitre de son livre « L’Étincelle du divin » (DDB, 2005)
« Ce qui est de moi, qui ne serait pas sans moi, et qui est plus que de moi. »
(Marcel Légaut)
49 Alors, l’un d’entre eux, Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là , leur dit : « Vous n’y comprenez rien ;
50 vous ne voyez pas quel est votre intérêt : il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. »
51 Ce qu’il disait là ne venait pas de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là , il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation ;
52 et ce n’était pas seulement pour la nation, c’était afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés.
(Jn 11, 49-52)