Par Patrice Dunois-Canette

L’Église devient une sorte de tour de Babel des discours sur la réforme. Tous en parlent et croient qu’ils parlent de la même chose. Ou ils veulent le croire.
S’il y a un rapport entre les mots et les choses, entre la réforme et le discours sur la réforme, il vaut peut-être de s’attarder sur les discours de la réforme. Le faire, c’est souhaiter que l’Église ose une théologie de la réforme qui ne se laisse pas « encapsuler » dans des propositions qui insistent par trop sur la réalité « autre » de l’Église pour pouvoir être pertinentes.
Dans les textes pontificaux, depuis Vatican II et toujours aujourd’hui, sont privilégiés, à celui de reformare, les verbes latins corrigere, emendare, meliorare, recreare, regenerare, renovare, reparare, restituere, revocare.
Avançons quelques pistes de travail.
D’abord, constatons que la notion de réforme peut suggérer aujourd’hui aux uns quelque chose de radical, et être perçue par les autres comme ayant quelque chose d’intermédiaire, quelque chose d’insuffisant.
Ensuite on voit que le discours de la réforme est un discours qui a pour objet d’exposer le contenu de la réforme, de la justifier ou de la critiquer, ou encore ne pas la vouloir, de la rejeter. On voit encore que le discours de la réforme entend porter sur l’ensemble des idées, des valeurs, des représentations qui, explicitées ou pas, justifient la réforme ou en nient la possibilité ou l’intérêt.
Mais allons plus loin. Quel imaginaire de la réforme ont ceux qui la voient comme quelque chose de radical ? Quel imaginaire de la réforme ont ceux qui la voient comme ayant quelque chose d’intermédiaire, quelque chose d’insuffisant, de trop modéré ? Quel imaginaire ont ceux qui la refusent ? Quel imaginaire de la réforme et quel imaginaire de l’Église.
À quels faits, données, réalités, expériences, terrains, états des lieux, visions ceux qui justifient la réforme ou encore ne la veulent pas, se réfèrent-ils pour persuader leurs interlocuteurs du bien-fondé et de la justesse de leurs positions ?
Que disent vouloir les catholiques dans leurs discours sur la réforme : discontinuité et rupture, renouveau dans la continuité, réforme systémique… suppression des abus, mise en œuvre des « potentialités » du Concile, corrections des déviations, des abandons, des confusions… retour à une forme perçue comme plus fidèle, reprise d’un héritage pour faire du nouveau, fascination pour des temps fondateurs qui fourniraient les solutions… restauration d’un ordre, d’une discipline, d’un passé récent regretté, souci de se donner une plus grande aptitude missionnaire… adhésion à une modalité d’existence qui se donne à voir, à être, et être pensé comme moderne…
Qui demande quoi ? Au nom de quoi ? Pour quoi faire ?
L’Église peut-elle légitimement changer ? Y a-t-il des domaines réformables et d’autres non ? Qui peut décider des réformes et comment les mettre en œuvre ? La réforme doit-elle venir d’en haut, d’en bas, d’un pape, d’un concile d’un évêque, d’un lanceur d’alerte, d’un prophète, d’une communauté ?
La réforme est-elle constitutive de la nature de l’Église et de sa mission ?
Y a-t-il une généalogie de la réforme dans l’Église catholique romaine ? Que disent les autres Églises chrétiennes de la réforme de l’Église ?
Quels sont les lieux de la réforme ? Le « local » doit-il être regardé comme le premier lieu ? …
Quelles sont les conditions d’une réforme « chrétienne », évangélique ?
Voilà quelques-unes des questions dont il faudra bien débattre.
Les textes conciliaires, soulignons-le, n’emploient qu’une seule fois le terme reformatio à propos de l’Église et le réserve d’abord et essentiellement à la société séculière qui doit s’améliorer.
Le mot réforme, il est vrai, avait disparu du vocabulaire « autorisé » après le concile de Trente.
Peur de tout mouvement qui s’apparenterait à une « protestantisation » du catholicisme, et à des mises en question radicales ?
Volonté de définir la réforme d’une manière propre à l’Église, de ne pas s’inscrire dans l’opposition politique classique entre « réforme » et « progrès », ou encore dans l’opposition entre « réforme » ou « révolution » ? Souci de réaffirmer la continuité avec les conciles précédents, spécialement Trente et Vatican I ?
Le Concile en tout cas ne précise jamais sa conception de la réforme. Il souligne dans Unitatis redintegratio que : « Toute rénovation de l’Église consistant essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation, c’est dans cette rénovation que se trouve certainement le ressort du mouvement vers l’unité ».
Il ajoute seulement que « l’Église, au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette réforme permanente dont elle a continuellement besoin en tant qu’institution humaine et terrestre ».
De quelle nature est donc cette réforme permanente ? sur quoi porte-t-elle ou peut-elle porter : nouvelle posture langagière, pratique, doctrine…. pratique et doctrine?
Si, à l’ouverture du Concile, les baptisés utilisaient, pour évoquer les changements désirés, aggiornamento, développement et ressourcement, ils utilisent aujourd’hui en tout cas le mot réforme.
Changement de mentalité ? Concession « à la mondanité », à « l’esprit du monde », « soumission à la culture contemporaine », « renoncement », « brèche » ouvrant sur des abîmes, et finalement « trahison », non seulement de la vérité, mais de Dieu?
Expression du sentiment qu’il n’est plus temps d’attendre et de se contenter d’une adaptation, d’un ajustement ? Manifestation du « flair des fidèles » ? Envie de dire que la réforme n’est pas que repentance, conversion et changement de vie individuel ? qu’elle ne se résume pas à une « posture » aimable, à un « sentimentalisme » sympathique, à la spiritualisation de tout ?
Il faudra bien se mettre au clair.
Qu’est-ce qui dans l’Église est « intouchable », « définitif », « irréformable », « intangible » ?
Qu’est-ce qui dans l’empilage des enseignements de l’Église peut faire l’objet d’un réexamen, qu’est ce qui, dans un enseignement souvent « infaillibilisé », peut être questionné ?
Comment prendre en compte de manière réflexive l’historicité de la représentation de l’Église, de la vision qu’à l’Église d’elle-même et de son rôle… l’historicité de son organisation, de sa dévolution des rôles ? Comment prendre en compte l’historicité de son rapport au monde, de son rapport aux manières de vivre et d’aimer, de son rapport à la conscience au libre arbitre, à l’autonomie de l’homme ?
Quelle réforme pour une Église qui se comprendrait, non pas comme Royaume déjà advenu et parfait, mais comme une création historique, ancrée dans un contexte social déterminé, appelé donc à changer, comme une institution humaine destinée à évoluer avec l’humain dont elle dit avoir le souci?
Mais dire tout cela n’est-ce pas laisser entrevoir les contours d’une réforme refusée ou combattue par d’autres catholiques, laïcs ou clercs, voire redoutée par l’institution ?
L’historicisation du christianisme qui rend possible et fait droit aux nécessités de réforme ne conduit-elle pas à sa relativisation et à sa fragmentarisation ?
D’aucuns le pensent tout haut.
Ceux-là déplorent une pastorale de la « miséricorde » qui laisserait entendre que le catéchisme ou compendium de toute la doctrine catholique tant sur la foi que sur la morale de 1992 ne serait plus la référence absolue.
Cette pastorale viendrait atténuer la portée d’un enseignement que nul ne peut modifier et qui s’impose à tout croyant. Elle se développerait en contradiction avec la doctrine.
Revenir sur cet enseignement serait tenter de le contourner de manière « frauduleuse », ce serait vouloir déconstruire la continuité d’un l’enseignement qui ne peut et ne doit changer, ce serait trahir la vérité, trahir Dieu.
L’enseignement du magistère n’est-il pas l’expression même de la volonté du Christ ? L’autorité du magistère, l’autorité de Dieu ?
Le mot réforme et les discours sur la réforme posent en fait, on le voit, de redoutables questions : quel rapport y a-t-il entre l’enseignement doctrinal de l’Église et la foi, un bloc de vérités « formant une unité dogmatique » et la foi ?
Qu’est-ce que la doctrine ? Pourquoi et au nom de quoi serait-elle irréformable ?
Changer la discipline n’est-ce pas aussi inéluctablement changer la doctrine ?…
À quelle Église finalement appartenons-nous et voulons-nous appartenir ? Une Église gardienne d’un plan divin dans lequel il revient aux hommes de se couler ? Une Église d’une transcendance qui devient un fardeau, un poids trop lourd ?… Une Église de l’incarnation, une Église d’un Dieu qui vient à l’homme pour que l’homme aille à Dieu, advienne libre ?
Qu’est-ce qui, nous lie et nous relie finalement aujourd’hui entre catholiques aux discours si différents et contraires sur la réforme ?
Les discours sur la réforme se révèlent être décidément de formidables analyseurs.
Analyseur : Événement, objet dont l’action inconsciente, souvent imprévisible, produit un effet de sens et fait éclater des groupes ou des personnes précédemment unis sous les images du moi ? https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/analyseur/3239
Analyseurs de « ce sentiment pénible et irraisonné dont on ne peut se défendre » qu’on appelle un malaise (définition du terme « malaise » dans Le Petit Robert, éd. 1986) ?
Analyse positive à la fois historique, institutionnaliste et pragmatiste (la théorie pragmatiste fait une place aux jugements des personnes) ?