Par Bruno Mori
Les écrits chrétiens des origines (NT) sont unanimes à nous rapporter les impressions des premiers disciples de Jésus, convaincus d’avoir été les témoins d’une présence singulière de Dieu dans la vie de leur Maître. Ces documents présentent Jésus comme quelqu’un qui est né de Dieu, sorti de Dieu, venu de Dieu, structuré et modelé par l’action de Dieu. Dans les évangiles, Jésus affirme connaître la volonté de Dieu, posséder l’esprit de Dieu, la parole de Dieu. Il déclarera être une seule chose avec ce Dieu qui l’habite et qu’il appelle tendrement « Abba-Père ». Dans la première lettre de Jean, on trouve d’autres déclarations, toutes aussi surprenantes, qui dans l’intention de l’auteur reflètent, sans doute, les sentiments et la pensée de Jésus : « L’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour en nous est accompli. Dieu est amour et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Nous nous aimons parce que Dieu, le premier, nous a aimé. »
Si dans la vie et le comportement de Jésus les Énergies divines de l’Amour qui créent, recréent et perfectionnent les êtres, ont pu se manifester et s’expliquer d’une façon aussi remarquable, ce n’est pas étonnant que ce soient surtout les petits, les humbles, les démunis, les faibles, les malades, les ratés de la vie qui, les premiers, ont senti que cet homme dégageait le parfum de Dieu et que Dieu leur faisait signe à travers lui.
Ils eurent l’impression que Jésus était comme une fenêtre ouverte qui laissait entrevoir quelque chose du paysage de Dieu ; qu’il ouvrait l’accès à un nouveau monde ; à une nouvelle façon de penser, d’aimer et de vivre ; qu’il était porteur d’un message différent, d’un esprit libérateur qui semblait lui venir d’Ailleurs. Cela explique l‘engouement des foules à son égard, la fascination qu’il exerçait, l’émerveillement qu’il suscitait, les interrogations qu’il soulevait : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Que se passe-t-il avec cet homme ? D’où vient-il ? Qui est-il ? Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle pensée ? D’où lui vient une telle sagesse, une telle assurance et une telle autorité ? Que dire de lui ? …»
Il serait faux de croire que les gens voyaient Jésus comme un Dieu, mais il est hors de doute qu’ils expérimentaient en lui la présence d’un Esprit nouveau qui les perturbait et les déstabilisait, mais qui, en même temps, les séduisait. Jésus leur réverbérait l’image d’un Dieu « humain » qui se penche sur le manque pour le combler ; qui prend soin de la pauvreté, de la faiblesse, de la détresse, de l’imperfection, de la misère et de la souffrance des humains. Un Dieu donc qui s’humanise en aimant et qui rend plus humains ceux qui aiment.
Jésus se considérait comme un pauvre qui a tout reçu de Dieu. Il enseignait que nous sommes tous des mendiants et que nous n’existons et que nous ne valons que par la largesse de sa générosité, la richesse de ses dons et la gratuité de son amour. Rien n’appartient à personne et personne n’est « quelqu’un »; personne n’est supérieur, plus important et plus puissant que les autres, car nous sommes tous provisoires et nécessiteux. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Puisque tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons est don gratuit, il n’existe qu’un seul « devoir » vis-à-vis des autres : donner, partager, aider, servir, aimer.
Au centre de la vie et du message de Jésus, il y a donc l’annonce que Dieu se révèle dans la misère humaine. Car c’est là où il y a de la détresse, qu’il y a besoin d’amour. Et là où il y a besoin d’amour, Dieu est présent. Pour Jésus, c’est l’autre, spécialement s’il est pauvre (ce mot doit être pris dans son sens plus ample de manque ou privation de tout ce qui donne valeur et dignité à une existence humaine), le lieu privilégié de la présence et de la manifestation de Dieu en ce monde. Dans la parabole du jugement dernier [Mt 25], Jésus affirmera que tout ce qui est fait à l’autre dans le besoin, est fait à Dieu. Jésus nous raconte que c’est Lazare, pauvre et meurtri, quêtant à la porte du riche égoïste les miettes qui tombent de sa table, celui qui, à la fin de sa vie, se découvre vivant en Dieu. Restent donc disqualifiées toutes formes et expressions de pouvoir, de supériorité, de prééminence, de cupidité qui visent à exploiter, à opprimer, à soumettre, à rabaisser, à avilir les autres. Seules restent qualifiées les attitudes de la bonté, de la disponibilité, de l’accueil, du dévouement, du service amoureux, désintéressé et fraternel que Jésus englobe sous l’appellatif de « foi ».
Pour Jésus, la personne spirituelle est celle qui a une grande foi dans l’amour de Dieu, ou (en langage moderne) dans les Énergies amoureuses qui régissent la réalité. Pour Jésus, être une personne de foi signifie alors être capable d’adopter, comme option fondamentale de vie, l’attitude de l’amabilité, du soin, de la compassion et du service réciproque et fraternel.
Pour Jésus donc, avoir la foi ce n’est jamais « croire » en des vérités abstraites ou retenir comme vraies des affirmations dogmatiques. Pour Jésus « croire » ce n’est même pas croire en Dieu. Pour Jésus, la personne qui a la foi est celle qui a le cœur tendre et rempli d’amour pour son prochain. L’homme de foi est celui qui est capable de sortir de lui-même, de se décentrer pour se centrer sur les autres, aller vers les autres, se donner aux autres, surtout lorsque ceux-ci sont faibles et démunis. Pour Jésus, seul l’individu qui possède ce type de foi, possède le véritable Esprit de Dieu qui bâtit en lui sa « spiritualité ».
Ainsi, Jésus fait un éloge admiratif de la foi du centurion romain qui, oubliant son rang, s’est occupé préoccupé avec sollicitude et tendresse de la santé de son serviteur « paralysé sur son lit et souffrant terriblement ». Touché par la sincérité de la compassion et l’amour de ce soldat pour son esclave gravement malade, Jésus ne pourra pas s’empêcher de s’exclamer : « En vérité, je vous le déclare, jamais je n’ai rencontré une telle foi en Israël ! » [Mt 8, 5-33 ; Lc 7, 1-10 ; Jn 4, 46-54].
C’est ce genre de comportement que Jésus veut susciter en ses disciples, lorsqu’il leur demande d’avoir la foi.
Dans les évangiles, la foi que Jésus encourage et admire est souvent celle qu’il trouve en des personnes qui ne sont ni spécialement croyantes, ni particulièrement religieuses, mais qui sont cependant très humaines, car sensibles et spirituelles (le centurion romain, la cananéenne, le bon samaritain de la parabole et la samaritaine au puit de Sichem). En réalité, ce genre de personnes croient inconsciemment et presque instinctivement en la présence d’un Mystère de bonté, de bienveillance, en communion d’unité, de dépendances, de relations essentielles, de communion profonde qui relient chaque créature dans le Tout de ce qui existe. Nous dirions aujourd’hui qu’il s’agit d’une foi qui croit que personne n’est une île perdue dans l’immensité d’un océan dangereux ; ou un individu insignifiant abandonné à ses maigres possibilités dans un Univers chaotique et hostile.
La foi que Jésus demande à ses disciples est donc celle qui les invite à croire en la Présence d’un Mystère de grâce et de bienveillance qui traverse toute la Réalité. C’est une foi qui croit qu’il est possible à chacun de se sentir heureux, en sécurité et en confiance s’il se laisse saisir par l’étreinte de ce Mystère Ultime et s’il s’abandonne dans les bras de sa tendresse et de son amour. Pour Jésus, la foi indique alors le sentiment de « confiance » en une Bonté qui se manifeste et se déploie concrètement et pratiquement en faveur de tous ceux et celles qui se trouvent dans une situation de manque, d’imperfection et de souffrance, afin qu’ils puissent trouver, dans l’interrelation, dans la communion, la solidarité et les gestes fraternels de l’amour, la pleine mesure de leur dignité et de leur humanité. C’est pour cela que la foi selon Jésus est fondamentalement une foi qui sauve et accomplit.
Source : « Pour un christianisme sans religion » (édition Karthala, 2021), p. 219