Chili : Karadima exclu de l’état clérical
Par Régine et Guy Ringwald
Le 28 septembre, le pape François a, de sa propre autorité, exclu Karadima de l’état clérical. Cette décision est largement saluée, tant la situation paraissait anormale, voire indécente, depuis que le prêtre prédateur avait été l’objet d’une condamnation canonique (à une vie de prière et de pénitence), en 2011, il y a plus de sept ans. Mais, si on salue unanimement la mesure, la manière dont elle a été prise fait apparaître le problème de la structure de pouvoir.
L’affaire avait déclenché une crise sans précédent dans l’Église du Chili, touchant d’ailleurs toute la société. Beaucoup ne comprenaient pas que la conduite de Karadima : pédophilie, abus de conscience, abus de pouvoir, corruption de la jeunesse, puisse être compatible avec l’état sacerdotal. Ce retard à prendre la décision qui aurait dû intervenir dès la condamnation est souligné, même si la plupart des voix se félicitent de la mesure prise par François.
Dans le texte que nous publions ci-dessous, les laïcs d’Iquique ne cachent pas leur enthousiasme, soulignant le rôle des laïcs, et ils y voient la fin annoncée d’une certaine forme d’exercice du pouvoir : « une autre Église est possible ! »
La forme sous laquelle intervient cette décision a été relevée de différents côtés [1] : Le Service de Presse du Vatican écrit explicitement qu’il « a pris cette décision exceptionnelle en conscience et pour le bien de l’Église », précisant qu’il a agi en vertu du Droit Canon qui lui confère dans l’Église « le droit ordinaire, suprême, plénier, immédiat et universel qu’il peut toujours exprimer librement ».
Il s’agit donc d’un acte d’autorité émanant du « pouvoir absolu », et l’analyse que publie Juan-Carlos Claret (porte-parole de laïcs d’Osorno) analyse la faille. Dans un long développement paru sur le site ciperchile [2] le 4 octobre, il défend la thèse, que nous avons souvent reprise sur ce site, que « les abus commis au sein de l’Église ne répondent pas à des problèmes personnels, mais à une structure qui laisse de la place à ces crimes : le “pouvoir absolu” de la papauté et l’asymétrie qui le soutient. Tant que cette structure ne changera pas, dit-il, la décision de camoufler ou de dénoncer continuera à dépendre d’une volonté personnelle : si nous voulons une Église sans abus, nous devons repenser l’exercice du pouvoir ». Si l’on pense que l’abus sexuel s’explique par un problème pathologique, ou comme des actes personnels, des sanctions sévères vont dans le sens de résoudre le problème. « C’est, dit-il, la position classique de l’épiscopat… ils ne sont pas disposés à assumer la responsabilité institutionnelle ». Mais si l’abus sexuel est une manifestation de l’abus de pouvoir, alors, il s’agit bien d’un problème de pouvoir et « l’asymétrie est la caractéristique même du pouvoir ». Le laïc est sans défense contre la hiérarchie du pouvoir clérical, du prêtre jusqu’au Pape, la structure est basée sur le pouvoir absolu du pape. Cet absolutisme a eu des conséquences dans d’autres domaines, et Claret cite le cas des théologiens persécutés et surveillés par leurs supérieurs, « pour avoir osé penser et questionner ».
« Si nous ne sommes pas disposés à réfléchir et à discuter de l’ensemble de la structure ecclésiale mondiale, nous continuerons à normaliser les causes des abus sexuels… Ainsi, en tant que catholiques, nous continuerons à faire scandale par les crimes plutôt que par l’annonce de la Bonne Nouvelle ».
Chronique judiciaire :
– Le Cardinal Ezzati, convoqué au Tribunal le 3 octobre, s’est bien rendu à l’audience, mais il a décidé de garder le silence. La loi l’y autorise, mais cela a provoqué des manifestations devant la cathédrale : « Ezzati, lâche ! » « Ezzati, que nos cauchemars vous suivent où que vous alliez… »
– Selon le dernier décompte du Procureur Général, publié le 29 septembre, ce sont 221 prêtres et 8 évêques qui sont l’objet de poursuites pour abus sexuels ou dissimulation.
Poste à pouvoir :
L’archevêché de Santiago reste à pourvoir, c’est-à-dire que le Cardinal Ezzati est toujours là (dans des conditions toujours plus difficiles). Il a 77 ans et il ne peut plus même entonner un Te Deum dans « sa » »cathédrale. Dans une récente audience publique, le pape aurait répondu à une personne qui lui posait la question : « mais, ma petite, c’est que je n’ai personne ».
Notes :
[1] notamment dans Le Monde du 29 septembre
[2] https://ciperchile.cl/2018/10/04/una-opinion-inconveniente/_________________________________
Karadima : le crépuscule de l’impunité [1]
Par Leonel Reyes Fernández,
représentant du Mouvement « Nous sommes aussi l’Église », région d’Iquique.
L’exclusion (retrait, abandon, expulsion) de l’État clérical de Fernando Karadima Fariña représente, sans aucun doute, la chute de l’empire de l’impunité pour les abus sexuels, les abus de pouvoir et la manipulation des consciences, de la part d’un des personnages les plus sinistres de l’histoire de l’Église chilienne. Le renvoi de Cristian Precht Bañados [2] s’inscrit dans la même ligne, et il reste encore d’autres abuseurs sexuels – de cette caste sacerdotale – qui doivent être révoqués de leur statut ministériel, en raison des crimes qu’ils ont commis, et des dommages irréparables qu’ils ont causés.
Ces exclusions nous apportent des leçons et des espoirs : cette victoire est due, en premier lieu, aux dénonciations courageuses des victimes elles-mêmes – hommes et femmes – qui ont osé affronter la hiérarchie ecclésiastique chilienne, malgré l’inertie, l’incrédulité et l’indolence des autorités face à la clameur des victimes. Cependant, le travail acharné pour la vérité, la justice et la réparation, la persévérance en vue de la purification interne de l’Église, la foi au Jésus de l’Évangile, leur ont permis de vivre ce jour de la bonne nouvelle de l’effondrement de l’empire de l’impunité. Bien que les dommages ne puissent jamais être effacés, les victimes se sont organisées pour exprimer leur résilience, leur survie, et la défense de leurs droits humains. C’est un acte de grand héroïsme qui a permis d’ouvrir les blessures de Jésus crucifié : « Le sang des martyrs est la semence des nouveaux chrétiens » (Tertullien).
D’autre part, c’est aussi une victoire du « mouvement des laïcs et laïques » qui est né en cette circonstance. Indignés, ils se sont organisés pour assurer le suivi, et faire pression sur les différents diocèses blessés par des abuseurs, complices et dissimulateurs. Il est nécessaire de reconnaître la valeur du travail accompli par certains médias. Surtout les médias – presse écrite et numérique – qui ont fait confiance et ouvert leurs colonnes pour publier, informer et diffuser des notes, des articles, des chroniques, des interviews en rapport avec ces sujets. Sans le soutien de ces médias, les laïcs, au niveau local et au niveau national, seraient restés invisibles et n’auraient eu aucun impact sur l’opinion publique. Un des défis les plus complexes et les plus délicats reste la coexistence forcée avec un épiscopat mis en cause et en état de démission. Un laïcat émerge avec une mission prophétique et apostolique claire qui a encore beaucoup à faire.
Finalement, grâce à la détermination du Pape François, on a mis fin au malaise général des catholiques et des personnes de bonne volonté qui attendaient une action concrète et exemplaire contre les agresseurs sexuels. Les évêques chiliens n’ont pas eu le courage d’attacher le grelot [3] parce qu’ils étaient eux-mêmes impliqués dans cette culture d’abus et de dissimulation. Le traitement des abus sexuels par les évêques chiliens n’a apporté que confusion, ambiguïté, complicité, dissimulation et retard.
Cependant, cette exclusion nous laisse avec plusieurs questions à éclaircir et des défis à relever :
Premièrement, combien d’autres Karadima vivent au Chili dans l’impunité du sacerdoce, et sous l’immunité de juridiction de certains diocèses et congrégations religieuses, à quoi s’ajoute la protection particulière de certains évêques. Karadima représente la pointe de l’iceberg d’une grande machine perverse installée depuis des décennies au Chili. Par conséquent, il reste encore d’autres régions, il reste encore d’autres diocèses, où découvrir et dénoncer les abuseurs sexuels, qui restent protégés par le corporatisme clérical. Il y a même de nombreux abuseurs vivants – d’autres sont déjà morts – qui connaissent le déclin de cet empire immoral, contraire à l’éthique, et criminel. C’est une question de temps et de patience, mais tous devront répondre devant la justice, y compris les complices et les dissimulateurs. N’oubliez pas : continuez à dénoncer !
Deuxièmement, nous vivons le monde à l’envers. La hiérarchie ecclésiastique chilienne – en la personne de M. Ricardo Ezzati – semble nettoyer son image et dégager sa responsabilité quant aux faits, s’en prenant à l’homme à terre, en publiant le communiqué de la destitution de Fernando Karadima Fariña. Il s’exclut des responsabilités exécutives et administratives, laissant paraître qu’eux-mêmes – Cardinal et évêques – n’ont rien à voir avec les atrocités commises par Karadima. M. Ricardo Ezzati veut garder son poste et veut plaire au peuple. Il se lave les mains comme Ponce Pilate. M. Ricardo Ezzati a depuis longtemps perdu sa crédibilité morale et éthique sur ces questions. Pour le reste, il ridiculise et offense les prêtres, les religieux, les diacres, les laïcs, les hommes et les femmes qui travaillent inlassablement pour soutenir l’institution ecclésiale endommagée. Vous devez partir, maintenant !
Troisièmement, la détermination canonique ou ecclésiastique est une chose, mais la justice civile en est une autre. Celle-ci, le ministère public – par l’intermédiaire de ses unités spécialisées – travaille sans relâche pour révéler la vérité et faire justice le cas échéant. Une reconnaissance particulière à toute son équipe d’avocats et d’enquêteurs pour la tâche ardue de faire prévaloir l’état de droit, en ce moment historique où il lui incombe d’agir. D’autre part, à partir de maintenant, les victimes – et leurs familles – dans leurs justes droits, intenteront des procès civils contre les agresseurs, et plus probablement contre les institutions ecclésiales, pour la responsabilité qui leur revient.
Quatrième et dernier point : un schisme ecclésial de grande ampleur est en gestation. L’histoire de l’Église a vu de nombreux événements qui ont créé divisions, ruptures et séparations depuis 2018 ans. Beaucoup pour des raisons doctrinales : hérésies, apostasie. D’autres sur divers fondements historiques et sociaux : conceptions théologiques, visions du monde liées à des considérations culturelles, conquêtes territoriales, simonie, entre autres. Aujourd’hui, en plein XXIe siècle, cela se produit du fait d’une situation paradoxale et inattendue : la corruption et les crimes contre les droits humains des enfants, des adolescents et des jeunes.
Mais malgré tout, « Une autre Église est possible » !
Déclaration publique
Communauté des laïcs Diocèse d’Iquique
Le 28 septembre 2018, le pape François a exclu de l’état clérical Fernando Karadima Fariña.
A ce propos, nous exposons :
- Nous apprécions la décision exceptionnelle de l’évêque de Rome, mais pas avant d’avoir reconnu la longue Via Crusis que les victimes de Karadima ont parcourue, qui est un exemple de courage et de persévérance. Ils ont fait apparaître l’inconfortable vérité que d’autres tentent de cacher, affrontant tout un appareil de dissimulation, dans la hiérarchie de l’Église catholique chilienne.
- Nous sommes fiers des frères de l’Organisation des laïcs d’Osorno, qui ont créé un climat de soutien, de confiance et de dignité avec les victimes, pour qu’elles sachent que cette Église du peuple ne les abandonne pas. Malgré les attaques constantes sur tous les fronts. Ne reculez jamais.
- Avec cette résolution tardive, mais définitive du Pape, nous voulons croire que le protectionnisme féroce qui régnait parmi nos pasteurs commence à s’effriter. Puisse le nettoyage atteindre tous les coins du Chili. Ne laissez aucune victime sans justice et sans réparation.
Une autre Église est possible… mais sans complices ni dissimulateurs.
Notes :
[1] Publié le 29 septembre 2018, dans Théologie de la libération
http://piensachile.com/2018/09/karadima-el-ocaso-de-la-impunidad-protegida/
[2] Cristian Precht est un prêtre qui fait l’objet de plusieurs poursuites et condamnations, et qui vient d’être « renvoyé » de l’état clérical. Le cas est d’autant plus douloureux que l’homme s’était fait connaître pour avoir beaucoup aidé les victimes de la dictature.
[3] en espagnol « ponerle el cascabel al gato » ; l’expression française, quoi que peu usitée, se réfère aux rats qui décident en conseil d’aller attacher le grelot au cou du chat (la Fontaine). Évidemment, il ne se trouve personne pour y aller.