Allumez du feu, grand Dieu !
Par Bruno Mori
Ces propos que l’évangile de Luc dans ces versets d’évangile attribue ici à Jésus m’ont toujours frappé par leur réalisme et leur vérité. On dirait qu’ici Jésus ne se fait aucune illusion sur le sort que les hommes réserveront probablement à son message. Il sait qu’il aura beaucoup de difficultés à se frayer un chemin dans les mentalités, les cultures et les comportements établis des humains et que peu de gens auront le courage et la hardiesse de purifier leur fruste et rudimentaire humanité au feu qu’il est venu allumer. Il a conscience que sa critique du système culturel, social et religieux où il vit, que la charge révolutionnaire des valeurs qu’il propose, seront fatales autant pour lui, que pour ceux et celles qui auront le courage de suivre sa « Voie ». Il a en effet le clair pressentiment que ceux-ci seront incompris, refusés, combattus, discriminés et persécutés ; qu’ils deviendront soit une pierre d’achoppement, soit une cause de division au sein d’une société qu’ils voudraient pourtant améliorer.
De fait, avec le recul du temps, il faut reconnaître que les craintes de Jésus étaient plus que justifiées. En effet, non seulement le monde juif-gréco-romain de son temps auquel il s’adressait avec l’espoir de le transformer en une société plus fraternelle, plus juste et plus humaine a fini par l’éliminer, mais même le monde et la culture occidentales postérieurs, nés de la religion chrétienne constantinienne, qui a remplacé la Voie du Nazaréen, ont en grande partie ignoré son message, quand ils ne l’ont pas tout simplement manipulé, édulcoré, oublié et transformé pour l’adapter aux exigences du pouvoir et à leurs politiques de prestige et de domination.
De sorte qu’il est plus conforme à la vérité de dire que le monde occidental, que l’on se gargarise à qualifier de « chrétien » ou, tout au moins, de culture chrétienne, en réalité et sauf quelques rares exceptions (les saints), n’a jamais pris vraiment au sérieux la « bonne nouvelle » ou l’évangile de Jésus avec ses exigences et il a été tout sauf chrétien, étant donné qu’au cours de toute son histoire jusqu’à nos jours il s’est construit et développé sur des valeurs, des principes et des routes qui se sont déployés exactement dans le sens inverse de la Voie tracée par Jésus de Nazareth : c’est-à-dire, en empruntant le chemin du pouvoir qui exploite, domine et asservi, plutôt que la Voie de l’amour désintéressé et fraternel qui prend soin et se fait service.
Très révélateur, à ce propos, est qu’aujourd’hui encore, même dans les cercles intellectuels chrétiens les plus ouverts et les plus sympathiques au phénomène « Jésus de Nazareth », on persiste à qualifier son message de « rêve » ou d’« utopie », révélant ainsi, indirectement, que même les chrétiens les plus avertis le considèrent comme pratiquement irréalisable dans le monde des hommes.
Il serait trop long d’entrer ici dans une description exhaustive de nos infidélités au message de Jésus en tant que religion (Église) et en tant que société de culture chrétienne. Je me limiterai à souligner ici quelques contradictions évidentes entre cette culture et la prédication de Jésus.
Dans les évangiles, la valeur d’une personne est donnée par son accueil et son ouverture au prochain qui n’est plus tout simplement « l’autre », mais le « frère » avec lequel je crée des relations fraternelles de soin, de partage, d’affection et de communion. Le monde et la société moderne se sont construits au contraire sur l’individualisme le plus exacerbé, c’est-à-dire sur la fermeture de l’individu sur lui-même, devenu sa propre île, un nœud d’égoïsme, le seul point de référence de ses projets et de ses activités.
Ainsi, renfermé dans la prison dorée de sa solitude, l’individualiste ne trouve d’autre moyen de donner sens, importance et valeur à son existence que par l’indépendance des autres, que par la supériorité sur les autres et donc que par le recours au pouvoir qu’il obtient de la quantité d’argent qu’il réussit à accumuler. De sorte que, pour ce type de personne, non seulement l’argent devient le but ultime, la valeur absolue, le bien absolu, sa meilleure possibilité de valorisation personnelle, de réussite et de bonheur, mais aussi l’unique religion qu’il pratique et le seul dieu qu’il est disposé à adorer. Voilà alors que pour ce genre d’individu, l’autre n’est plus le « frère » et le « prochain » de l’évangile, mais le concurrent, le rival, le compétiteur, l’obstacle, l’adversaire, l’ennemi qu’il doit combattre, vaincre et éliminer pour atteindre sa supériorité et pour que reste intacte et affermie la puissance de son pouvoir et la source de ses revenus.
Et chose incroyable, voilà que pour l’individualiste-capitaliste l’argent devient le la valeur suprême qu’aucune autre valeur ne réussit à égaler et pour laquelle il est prêt à tout sacrifier : les sentiments, la sensibilité, la sagesse du cœur, les relations affectives et amicales, le bien-être de personnes, de la Nature, de la Planète et même son instinct naturel de conservation de sa propre vie physique. En effet, l’homme d’affaires moderne, a plus à cœur son capital que les équilibres écologiques de la Terre, que la qualité du climat, de l’air, des sols, des mers, des forêts, etc., qui lui sont pourtant indispensables pour se garder en vie.
Aujourd’hui l’empire du capitalisme néolibéral a réussi à transformer le monde, non pas en une société humaine responsable et civilisée, mais en une économie globale de marché, où règne la loi de la jungle, c’est-à-dire, du plus rapace et du plus fort et où tout peut être vendu et acheté, exploité, détruit et saccagé afin d’être transformé en marchandise et donc en argent, sans aucun égard aux exigences de justice sociale, et de bonheur véritable des personnes.
Le pouvoir de l’argent est ainsi devenu l’unique système opératif qui fait fonctionner notre monde moderne. Nous comprenons facilement que nous sommes en train de mettre au point une forme de société qui fonctionne sur des logiques suicidaires qui ne peuvent que produire injustices, confrontations, divisions, pauvreté, souffrances, destruction et mort. De sorte que, finalement, l’énorme pouvoir de l’argent accumulé n’aura servi qu’à miner tout espoir raisonnable, je ne dirais pas d’un futur meilleur, mais d’un futur tout simplement possible pour notre humanité.
C’est donc dire le degré d’égotisme, d’aveuglement, de folie et de stupidité dans lequel l’être humain peut tomber lorsqu’il se laisse emporter par l’angoisse de pouvoir et l’obsession de l’argent et de ses logiques égoïstes et nécrophiles qui obnubilent son esprit et qui le privent de cette sensibilité profonde et cette intelligence du cœur qui font la qualité humaine d’une personne.
Qu’est-ce qui empêche alors de conclure que les « riches » qui ne se nourrissent que de pouvoir et de l’illusion de supériorité donnée par l’argent qu’ils possèdent, sont finalement les individus les plus « misérables » et les plus à plaindre et à craindre sur terre ?
Nous nous trouvons alors ici sur la même longueur d’onde que Jésus de Nazareth lorsque, à propos de ceux qui, déjà en son temps, ne vivaient que pour acquérir pouvoir et accumuler des richesses, il s’exclamait stupéfait : « Cela leur sert à quoi à ces gens que de vouloir conquérir et posséder le monde entier, s’ils doivent y perdre leur âme ! » (Mt 16,26 ; Mc 8,36 ; Luc 12,20)
Il est évident que ce type de monde et de société bâtis et sur le culte de l’argent, sur l’hostilité réciproque et sur la guerre pour plus de pouvoir, se situent aux antipodes du monde et de la société souhaités par Jésus de Nazareth où les relations humaines inspirées uniquement par l’amour gratuit et désintéressé se révèlent comme les seules capables de produire et de cultiver les fruits d’une véritable prospérité, d’une plénitude de vie et d’un bonheur durable.
Source : http://brunomori39.blogspot.com/