Jésus, manifestation d’un « autre » Dieu
Par Bruno Mori
Si les hommes ont identifié Dieu avec la toute-puissance et le pouvoir absolu et si les individus détenteurs de ce pouvoir ont souvent été considérés comme des divinités dignes de la même adoration et de la même gloire (voir L’image inacceptable de Dieu), que penser de Jésus de Nazareth qui a disqualifié de façon totale toute forme et toute manifestation de domination et de pouvoir (Mt.20, 25-28 ; Mc.10, 42-45) ? N’est-il pas le premier homme de l’histoire qui, en s’érigeant contre le pouvoir, s’est aussi dressé, par le fait même, contre une fausse et funeste image de Dieu et contre un néfaste et déplorable modèle d’humanité ? Tout l’enseignement de Jésus peut être réduit à ces affirmations fondamentales :
-Le pouvoir, la puissance, le prestige, la supériorité, la grandeur, la richesse, la suffisance, l’arrogance ne peuvent jamais être associés à Dieu et ne sont jamais le signe et la manifestation ni de sa nature ni de sa présence.
-Dieu est immanent à notre monde et il est particulièrement présent dans l’humain qui est faible et démuni, mais qui sait aimer.
-Là où il y a amour désintéressé, là il y a non seulement présence du « divin », mais aussi présence authentique de l’« humain ».
Dans la suite de cet article, je vais essayer d’élaborer et d’élucider ces intuitions de base du Maître de Nazareth.
J’ai déjà dit précédemment que la nature de Dieu est inaccessible à la connaissance humaine et que toute description ou définition de Dieu est fausse et insensée. De Dieu nous ne pouvons connaître que les manifestations visibles (les signes) de son existence. Si nous ne pouvons rien dire ni rien connaître de ce qu’est Dieu en lui-même (essence ou nature de Dieu), nous sommes cependant capables de saisir la réalité de ce monde et d’émettre l’hypothèse que, puisqu’il y quelque chose plutôt que rien, Dieu est peut-être le nom commun par lequel, depuis toujours, on cherche à exprimer la Réalité Ultime, le Mystère Originel, la Source et la Profondeur de l’être, l’Énergie de Fond qui lance et garde les êtres dans l’existence. Cette Énergie serait à l’origine du mouvement évolutif propre à notre Univers, où tout est en mouvement vers des formes toujours plus accomplies et supérieures d’être. Cette Énergie Fondamentale apparaît comme une Source « matricielle » et donc comme une Réalité « amoureuse » et « bénévole ». Dans le monde, tel que nous le connaissons, Dieu semble être donc particulièrement présent et agissant là où il y a ébauche et germination d’être ; là où il y a incomplétude, insuffisance, impuissance, faiblesse. C’est lorsqu’il y a manque, pauvreté, petitesse, imperfection, fracture, que semblent s’activer les Énergies qui conduisent les êtres de ce monde vers un meilleur achèvement et une plus grande complexité, en créant relations, connexions, dépendances et communion. C‘est d’un vide total et d’un presque rien initial qu’a jailli l’immensité, la diversité et la beauté époustouflante de l’Univers.
Ces dynamiques qui semblent être propres à la Réalité Ultime, nous les retrouvons, exactement identiques, dans la perception que Jésus a et qu’il nous transmet de Dieu. Jésus fait l’expérience de Dieu comme d’une Réalité Spirituelle qui se donne et qui, en se donnant, crée, transforme, renouvelle, guérit, complète, perfectionne, accomplit. Cette expérience de Dieu soutient toute son action et détermine l’orientation et la qualité de sa vie. Son existence, calquée sur celle de Dieu, le transformera en « l’homme pour les autres », qui se donne sans calculer à tous ceux et celles qui vivent des formes et des situations de manque et de débilité. Jésus ne se reconnaît lui-même en tant que personne que dans la profondeur de cette relation amoureuse qu’il a établie avec la Réalité Ultime qui, pour lui, a acquis toutes les caractéristiques d’un être personnel.
Et puisque cette qualité de relation avec Dieu est ce qui a fait de Jésus l’« homme » qu’il a été, il faut en conclure que toute personne qui configure son existence selon les orientations, les attitudes et les valeurs propres à la vie de Jésus, non seulement se réalise en humanité, mais devient, comme Jésus, signe et manifestation de la présence du « Nouveau », de l’« Inouï » et de l’« Incomparable » dans notre monde. En d’autres mots, le « phénomène Jésus » nous indique dans quelle direction chercher pour trouver le lieu de la présence de Dieu dans notre Univers, ainsi que la formule d’une authentique humanisation de l’individu.
De sorte que chaque personne qui réalise son humanité d’après ce modèle devient, pour ainsi dire, autant une icône qu’une preuve particulièrement convaincante de l’existence et de l’action du Dieu-Énergie-d’Amour dans notre monde. On peut comparer une telle personne à la fleur du jardin dont la vie n’est possible que dans le rayonnement du soleil et grâce à la pluie qui tombe du ciel. Chaque fleur est une preuve de l’existence du soleil et de l’eau.
Jésus de Nazareth a été pour ses disciples l’homme qui a su donner corps, consistance, visibilité à cette forme proprement originelle et « divine » d’Amour qui depuis toujours fait bondir les êtres vers un « plus-être » et qui maintenant, à ce stade évolutif de l’histoire de l’Univers, se verse, tout aussi gratuitement et largement, dans le manque radical de la misère humaine pour l’enrichir et la restaurer. Et puisqu’une telle qualité d’amour est apparue à ses disciples, d’un côté, comme totalement inédite, et de l’autre, comme absolument extraordinaire, ils en ont déduit qu’il était impossible que l’homme de Nazareth ait pu trouver la capacité d’un tel amour dans les « réserves » ou le potentiel de sa nature humaine. Ils en ont alors conclu que cette capacité et cette qualité d’amour lui venait d’Ailleurs ; que Dieu était en cet homme ; que Dieu agissait par lui ; que l’Énergie amoureuse de la Réalité Ultime avait trouvé en cet homme une résonance particulièrement éclatante et que, par son intermédiaire, elle était en train de guérir l’imperfection et le mal du monde. Ses disciples ont eu l’impression qu’en l’Homme de Nazareth l’Amour Originel s’était humanisé et que désormais cet individu serait resté pour les humains non seulement le séjour privilégié de la présence divine, mais aussi le prototype et le paradigme d’une humanité accomplie selon le projet et les attentes de Dieu. La personne de Jésus leur est apparue comme le lieu d’une manifestation et d’une concentration uniques des forces de l’Amour dans notre monde.
Le Dieu de Jésus une Énergie « faible », car elle se manifeste dans la faiblesse et l’indigence des êtres
Les écrits chrétiens des origines nous ont laissé une documentation saisissante concernant le sentiment éprouvé par les premiers disciples d’une présence singulière de Dieu dans la vie de leur Maître. Ces documents présentent Jésus comme Parole de Dieu, comme quelqu’un qui est né de Dieu, sorti de Dieu, venu de Dieu, modelé et structuré par l‘action de Dieu. Dans les évangiles, Jésus affirme connaître les intentions et la volonté de Dieu. Il dit posséder l’esprit de Dieu, la parole de Dieu et il déclarera même être une seule chose avec ce Dieu qui l’habite et qu’il appelle tendrement « Père ». Voici quelques affirmations que ces auteurs ont mis sur les lèvres de Jésus : « Celui qui m’a vu a vu le Père. Je suis dans le Père et le Père est en moi. Celui qui m’aime est aimé de mon Père. Celui qui me hait, hait aussi mon Père. Les paroles que vous entendez, elles ne sont pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé. Tout ce qui est à mon Père, est à moi. Je ne suis pas seul, le Père est avec moi. Moi et le Père nous sommes un. »
Dans la première lettre de Jean on trouve ces déclarations surprenantes : « L’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu. Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour en nous est accompli. Dieu est amour et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Nous nous aimons parce que Dieu, le premier, nous a aimés… ».
Si dans la vie et le comportement de Jésus les Énergies divines de l’Amour qui créent et recréent les êtres, ont pu se manifester et s’expliquer d’une façon aussi remarquable, ce n’est pas étonnant que ce soient surtout les petits, les simples, les humbles, les démunis, les faibles, les malades, les ratés qui, les premiers, par une sorte d’affinité avec la « nature » de Dieu, ont senti que cet homme dégageait le parfum de Dieu et que Dieu leur faisait signe à travers lui. Ils eurent l’impression que Jésus était comme une fenêtre ouverte qui laissait entrevoir quelque chose du paysage de Dieu ; qu’il ouvrait l’accès à un nouveau monde ; à une nouvelle façon de penser, d’aimer et de vivre ; qu’il était porteur d’un message différent, d’un esprit libérateur qui semblait lui venir d’Ailleurs. Cela explique l‘engouement des foules à son égard, la fascination qu’il exerçait, l’émerveillement qu’il suscitait, les questions qu’il soulevait : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Que se passe-t-il avec cet homme ? D’où vient-il ? Qui est-il ? Que penser de lui ? ». Il serait faux de croire que les gens voyaient Jésus comme un Dieu, mais il est hors de doute qu’ils expérimentaient en lui la présence d’un Dieu nouveau qui les perturbait et les déstabilisait, mais qui, en même temps, les séduisait. Jésus leur réverbérait l’image d’un Dieu « humain » qui se penche sur le manque pour le combler ; qui prend soin de la pauvreté, de la faiblesse, de la détresse, de l’imperfection, de la misère et de la souffrance des humains. Un Dieu donc qui s’humanise en aimant et qui rend plus humains ceux qui aiment.
Jésus se considère lui-même comme un pauvre qui a tout reçu de Dieu ; il enseigne que nous sommes tous des mendiants et que nous n’existons et que nous ne valons que par la largesse de sa générosité, la richesse de ses dons et la gratuité de son amour. Rien n’appartient à personne et personne n’est « quelqu’un » ; personne n’est supérieur, meilleur, plus important et plus puissant que les autres, car nous sommes tous nuls et nécessiteux. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Puisque tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons est don gratuit, il n’existe qu’un seul « devoir » vis-à-vis des autres : donner, partager, aider, servir, aimer. « Donnez à qui vous demande » (Mt 5, 42), en voyant Dieu en chaque nécessiteux. (Drewermann)
Au centre de la vie et du message de Jésus, il y a donc l’annonce que Dieu se révèle dans la misère humaine. Là où il y a détresse, là il y a besoin d’amour ; et là où il y a besoin d’amour, là Dieu est présent. Pour Jésus c’est l’autre, spécialement s’il est pauvre (ce mot doit être pris dans son sens plus ample de manque, privation de tout ce qui peut donner valeur et dignité à une existence humaine), le lieu privilégié de la présence et de la manifestation de Dieu en ce monde. Dans la parabole du jugement dernier (Mt 25), Jésus affirme en toutes lettres que ce qui est fait à l’autre dans le besoin est fait à Dieu. Jésus nous raconte que c‘est Lazare, pauvre et meurtri, quêtant à la porte du riche égoïste les miettes qui tombent de sa table, celui qui, à la fin de sa vie, se découvre vivant en Dieu. Restent donc disqualifiées toutes formes et expressions de pouvoir, de supériorité, de prééminence, de cupidité qui visent à exploiter, à opprimer, à soumettre, à rabaisser, à avilir les autres. Seules restent qualifiées les attitudes de la bonté, de la disponibilité, de l’accueil, du dévouement, du service amoureux, désintéressé et fraternel que Jésus englobe sous l’appellatif de « foi ».
Pour Jésus être capables d’adopter comme option fondamentale de vie cette attitude d’amabilité et de service envers les autres, c’est avoir la foi. Jésus exhorte souvent ceux et celles qui l’entourent à « avoir la foi ». Cependant pour lui avoir la foi ce n’est jamais « croire » en des vérités ou en des affirmations dogmatiques. Pour Jésus « croire » ce n’est même pas croire en Dieu. La personne de foi est celle qui a le cœur tendre et rempli de compassion pour son prochain. L’homme de foi est celui qui est capable de sortir de lui-même, de se décentrer pour se centrer sur les autres, aller vers les autres, se donner aux autres, surtout lorsque ceux-ci sont faibles et démunis. Dans les évangiles, la foi que Jésus encourage et admire est souvent celle qu’il trouve en des personnes qui ne sont ni spécialement croyantes, ni particulièrement religieuses (le centurion romain, la Cananéenne, le samaritain), mais qui manifestent de l’intérêt, de l’empathie et de la bonté envers leur prochain. Pour Jésus la foi n’est donc pas la disposition intérieure qui sert à mettre la personne en relation avec le monde de Dieu, mais l’attitude intérieure qui pousse la personne à se mettre en relation avec le monde des hommes. Elle indique le sentiment de confiance en une Bonté qui se manifeste et se déploie concrètement et pratiquement en faveur de tous ceux et celles qui sont en manque d’amour, de considération et de bonheur, afin qu’ils puissent retrouver la pleine mesure de leur dignité et de leur humanité. C’est pour cela que la foi selon Jésus est fondamentalement une foi qui sauve.
Source : extrait de http://brunomori39.blogspot.com/2015/06/le-christianisme-est-un-humanisme-non.html
Magnifique texte ! MERCI !!!