Faites cela en mémoire de moi… aujourd’hui
Par Jean-Pierre Schmitz.
« Faites cela en mémoire de moi », c’est ce que dit Jésus (Lc 22, 19) lors du dernier repas, en donnant le pain à ses disciples après l’avoir rompu. L’association des deux mots faites et mémoire me paraît absolument essentielle. Que s’est-il passé en effet ? Une manipulation magique sur un morceau de pain ? Ou bien le fait que, au terme d’une longue période de vie en commun, le pain partagé apporte à ceux qui le consomment quelque chose qui va opérer en eux une transformation ?
Par le récit de la multiplication des pains, l’Évangile nous décrit le miracle du partage. Mais il n’est alors pas question de mémoire. C’est ensuite au geste du partage du pain que, ignorant l’évènement Résurrection, les pèlerins d’Emmaüs réalisent la présence de Jésus avec eux.
Mémoire et souvenirs sont de natures différentes. Nous avons tous, surtout les plus anciens, d’innombrables souvenirs. Certains sont joyeux, d’autres tristes. Évoquer des souvenirs, c’est un peu comme feuilleter un vieil album de photos ; on est ému, parfois on verse une larme, puis on le referme et on passe à autre chose.
Les occasions de vraie mémoire sont beaucoup plus rares. Ce sont des rencontres, des voyages, des évènements familiaux, sociaux, voire des lectures qui nous marquent et nous transforment, qui restent gravés en nous et que nous ne pouvons pas oublier. On ne peut faire autrement que vivre avec !
Il y a quelques années, j’ai rencontré un ancien camarade étudiant qui devait intervenir dans une conférence sur l’énergie et l’environnement. Nous ne nous étions pas vus depuis une quarantaine d’années. Je suis allé le trouver quelques minutes avant le début de son intervention. Je m’attendais à ce que nous évoquions nos vies, la famille, le métier, les activités diverses. Mais en fait rien de tout cela. Il m’a immédiatement rappelé que, lors de notre voyage de fin d’études en Pologne, nous avions fait ensemble la visite d’Auschwitz. Pour lui, comme pour moi, ce fut un moment de mémoire majeur. Bien sûr, j’avais déjà lu et vu beaucoup de choses sur Auschwitz, mais voir le lieu ajoute une dimension essentielle.
Je pourrais aussi évoquer Hiroshima que j’ai visité avec ma famille dans les années 1980. La vitalité bouillonnante de l’Extrême-Orient règne dans une ville reconstruite après l’anéantissement total d’août 1945. Et au centre de cette ville, une zone de calme, de recueillement qui fait mémoire de l’horreur du passé. Comment oublier le film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour (scénario et dialogues de Marguerite Duras), sorti en 1959 et qui est un magnifique poème d’amour et de mort et un appel à la réconciliation.
Si ces exemples se rapportent à une présence dans des lieux où des évènements historiques les plus horribles se sont produits, la mémoire est heureusement aussi faite d’occasions beaucoup plus réconfortantes dans lesquelles ont pu s’exprimer la joie, l’amitié, l’amour. Pensons notamment aux étapes de la fondation d’une famille.
Ce qui aujourd’hui fait mémoire pour moi se rapporte à des évènements que j’ai vécus ou dont j’ai pu percevoir directement des témoignages de leur réalité.
La parole de Jésus Faites cela en mémoire de moi, c’était il y a 2000 ans juste avant sa mort. On ne peut imaginer que, depuis cette période, tout soit allé dans le bon sens pour que les récits des Évangiles soient entendus : les guerres innombrables, les injustices, les comportements des puissants et souvent aussi… ceux des Églises !
Alors avec tout cela, comment et pourquoi cette demande a-t-elle pu rester aussi vivante et se transmettre à travers les siècles sans perdre son sens d’origine ?
Par cette parole, Jésus ne demande pas à ses disciples de former une communauté, encore moins une Église, mais de rester en communion, ce qui est différent. Son message, qui sera repris par Paul, est de fonder l’universalisme, ce qui implique l’envoi vers tous les horizons. On peut se référer à ce sujet au livre du philosophe marxiste Alain Badiou (Saint Paul, La fondation de l’universalisme, PUF, 1997) dont nous avions rendu compte dans un dossier il y a quelques années.
L’amour du prochain, l’amour de l’ennemi, l’attention aux plus pauvres, la libération, la Vérité, la justice, bref tout ce que les Évangiles nous annoncent, transcendent les limites géographiques et les diversités historiques, de civilisations, de cultures, etc. Faire mémoire reste toujours possible, actuel et réellement essentiel.
Source : Les réseaux des Parvis n° 112, p. 18