Fin de vie : un dialogue interéthique est-il possible ?
Par Patrice Dunois-Canette
Dans les débats sur l’euthanasie, les évidences se heurtent aux évidences, aveugles aux évidences de l’autre.
Elles se présentent et se veulent irréconciliables.
Les évidences des pro ou contra soutiennent pourtant, les unes et les autres, vouloir promouvoir dans notre société l’autonomie, la liberté, la dignité, la vie, la solidarité, l’accompagnement.
Les évidences sont des murs, des murs de séparation. Elles sont à la fois voulues et subies. Elles ostracisent. Elles imposent une vision binaire qui fait disparaître l’être humain dans ses contradictions : à la fois autonome et hétéronome, rationnel et influencé par ses émotions, unique et pétri de société qui l’influencent. Elles donnent l’illusion de solutions à portée de mains dans des contextes difficiles et complexes de maladie et de fin de vie.
Ne faudrait-il pas laisser des trous se faire dans ces murs des évidences ? Mettre en tension ces évidences, toutes les évidences ? Cesser de les voir comme des absolus ? Accepter d’entendre les évidences de l’autre, d’apprendre des évidences de l’autre ?
Mais un dialogue, une confrontation raisonnable est-il possible quand les évidences sont brandies comme des manifestations de puissance, de force ? Quand elles mobilisent, les peurs, les émotions pour faire tribunes ?
Que faut-il changer dans nos manières de penser et d’argumenter pour abattre les murs des « principes absolus », des « vérités », des « certitudes » et pour les convictions religieuses, des « toujours », des « à jamais », des « lignes rouges à ne pas franchir » ?
Un dialogue interéthique, comme il existe un dialogue interreligieux, est-il possible entre les croyances éthiques, toutes les croyances, et surtout les croyances opposées aux siennes ?
Les convictions religieuses accepteraient-elles de quitter les postures qui laissent à penser qu’elles ne sont pas propriétaires du bien et seules à « produire » de l’humanisme ? Sont-elles capables vraiment de croire en l’intelligence des échanges et confrontations des conventions citoyennes ouvertes à tous ? Le magistère de l’Église ne pourrait-il pas entendre quelque chose qui ne soit pas le copier-coller de ses affirmations sans le condamner ?
Que ce soit dans les questions regardant la sexualité, le mariage, la fécondation et la filiation, les revendications des couples de même sexe, le genre, la recherche bioéthique… et, puisqu’il en est directement question ici, de l’euthanasie, peut-on vouloir encore dans une démocratie pluraliste, faire la loi ? L’Église des clercs qui sans cesse parlent pour tous les fidèles ne devrait-elle pas du reste accepter déjà de voir les tensions qui sur ces questions la traversent, trouver une méthodologie, pour expérimenter le débat, la confrontation ?
La tribune de Carlo Casalone de la Civiltà cattolica [1], une revue jésuite qui ne peut pas paraître sans l’aval de la secrétairerie d’État du Saint-Siège, serait-elle un signe allant dans le sens de la construction d’un dialogue interéthique ? Carlo Casalone est, faut-il le redire, un des collaborateurs de l’Académie pontificale pour la vie, instance en charge, auprès du pape, de la réflexion sur les délicats sujets de la bioéthique. Sa tribune appelait à soutenir un projet de loi alors discuté en Italie et qui vise à donner un cadre restreint à l’assistance au suicide dans le but d’éviter un mal pire, à savoir l’élargissement général du suicide assisté ou de l’euthanasie comme mort provoquée sur demande,
L’approbation de la nouvelle loi italienne par une large majorité de parlementaires, y compris par un nombre de catholiques, les commentaires positifs de Mario Marazziti, une personnalité de premier plan de la Communauté Saint’Egidio et président de la commission pour les affaires sociales de la chambre des représentants sur les écrans de TV 2000, la chaîne de télévision de la conférence épiscopale italienne, semblent plutôt pencher en ce sens.
Le plaidoyer des évêques français, au moment où un débat national s’ouvre, pour une écoute sérieuse et sereine des soignants, des associations de malades, des accompagnants, des philosophes, des différentes traditions religieuses pour garantir les conditions d’un « authentique discernement démocratique » semble encourageant.
Le ton semble ne plus être aux condamnations sans appel d’une « culture de mort » et des écarts tragiques et mortifères de la loi naturelle ni aux anathèmes et envois dans les enfers de ceux qui partagent d’autres évidences. Les partisans de l’aide active à mourir ne sont pas renvoyés à la barbarie. Les responsables catholiques ne se contentent plus de reconnaître que la société française est pluraliste, ils semblent enfin vouloir se situer dans et pas au-dessus de cette société pluraliste, découvrir, pour le moins en tout cas, que, s’ils ne veulent pas rester en dehors de toute discussion, il leur faut accepter de laisser questionner leurs principes et d’apprendre des autres, d’écouter et d’entendre une société qui n’est plus gouvernée par les convictions qu’elle affiche. L’Église parait renoncer à faire « croisade », abandonner l’idée qu’il y aurait une « bonne » réponse aux questions posées par l’acte de vivre et la fin de vie dont elle serait seule détentrice et gardienne.
« Depuis des années, notre parole publique s’est laissé enfermer dans une parole morale. Et nous sommes chargés de dire à la société ce qui n’est pas bien », avait déploré l’archevêque de Reims. Avant de poursuivre : « On attend notre parole moralisatrice. À chaque fois qu’il y a une loi de bioéthique, on va nous demander notre avis. On nous écoute très gentiment (…). Et tout le monde sait très bien ce que nous allons dire – nous les premiers –, et on sait très bien qu’il n’en sera pas fait grand usage. » « On nous a cornérisés », déclarait, en visite à Rome, le président de la Conférence des évêques de France, Éric de Moulins-Beaufort, lors d’une soirée organisée par l’ambassade de France près le Saint-Siège et KTO.
Seul le dialogue interéthtique avec tous, à commencer avec ceux qui se réclament d’elle, peut sans doute permettre à l’Église de tenter de devenir audible aujourd’hui. C’est beaucoup plus que de ne pas être « cornérisés ». Et ce n’est réclamer une place dans le débat différente ou supérieure aux autres ou laisser entendre qu’elle nous revient.
Note : [1] https://www.laciviltacattolica.it/articolo/la-discussione-parlamentare-sul-suicidio-assistito/