Refuser l’enfermement identitaire
Par Marcel Clotuche
Depuis l’origine jusqu’à nos jours, la question de l’identité traverse, en profondeur, la tradition juive. Les titres des ouvrages, très nombreux, en attestent : de L’identité juive d’André Neher à De l’identité à l’existence. L’apport du peuple juif de Daniel Sibony, en passant par Le Juif imaginaire d’Alain Finkielkraut. Et en-dehors de la tradition juive, la question de l’identité a été creusée plus récemment, par exemple, par Paul Audi, lecteur attentif de Gary, dans Troublante identité ou encore par Julia de Funès dans Le Siècle des égarés. Pour en finir avec ces identités qui nous figent.
Sur cette question, le premier livre lucide et clairvoyant reste, sans doute, Les identités meurtrières, écrit par Amin Maalouf en 1998. Delphine Horvilleur, rabbine et figure de proue du judaïsme libéral, s’inscrit dans cette lignée de chercheurs et de donneurs d’alerte… Elle avait déjà abordé ce thème dans un livre précédent, paru en 2015, Comment les rabbins font les enfants. Sexe, transmission, identité dans le judaïsme. Dans son nouveau livre, Il n’y a pas de Ajar [1] paru il y a quelques mois, elle poursuit sa réflexion, en l’élargissant, cette fois, à toutes les formes d’identité, à leurs dérives, à leurs crispations, à leurs fondamentalismes.
Dans la première partie, semblable à une préface, elle constate que nous vivons une époque où les quêtes et les revendications identitaires sont exacerbées, avec des objets multiples : la race, la couleur de peau, la religion, le genre, la nationalité, le régime alimentaire, etc. Pour elle, tout cela constitue une « tenaille identitaire politico-religieuse », qui conduit à l’enfermement et à l’entre-soi.
Pour conjurer cette obsession identitaire, elle invoque la figure de Romain Gary, écrivain dont l’œuvre et la personnalité la fascinent, lui qui, précisément, a multiplié les identités et les pseudos. Juif, né en mai 1914 sous le nom russe de Roman Cacew à Vilna, alors dans l’empire tsariste (aujourd’hui Vilnius, en Lituanie), il sera aviateur durant la seconde guerre mondiale, résistant et Compagnon de la Libération, diplomate, romancier, réalisateur. Homme caméléon, il utilisera de nombreux pseudos, le plus connu étant Émile Ajar. Cette entourloupe littéraire lui permettra de remporter un deuxième prix Goncourt, en 1975, avec La Vie devant soi, dix-neuf ans après Les Racines du Ciel.
Romain Gary refusait de se laisser enfermer par une seule identité et de correspondre à une seule définition de soi. « Nous sommes tous des additionnés », écrit-il dans Pseudo. Pour Delphine Horvilleur, cette attitude s’ancre profondément dans la judéité de Romain Gary, même si celui-ci ne s’est jamais présenté comme écrivain juif. En tout cas il « détient une clé pour nous aider à traverser ces temps d’obsessions identitaires, de tribalismes d’exclusion et de compétitions victimaires ». Elle imagine une rencontre fictive avec Romain Gary, juste avant son suicide, en décembre 1980 : elle lui aurait raconté une vieille histoire talmudique, celle de Elisha Ben Abouya, rabbin érudit, vivant à la fin du premier siècle de notre ère : lui aussi fut appelé par un autre nom Ah’ar (c-à-d. l’Autre), si proche phonétiquement de Ajar.
Pour déjouer les pièges mortifères de l’identité, « un nom vraiment dégoûtant », Delphine Horvilleur choisit la forme théâtrale, un « seul-en-scène » qu’elle appelle « monologue contre l’identité », la deuxième partie de son livre, la plus originale, la plus étonnante, la plus percutante. Elle imagine qu’Émile Ajar a eu un fils, Abraham, fils d’un père fictif, l’enfant d’un livre. Delphine Horvilleur l’imagine planqué depuis des années dans son « trou juif », comme Madame Rosa, vieille femme juive, survivante de la Shoah, aidée par Momo, gamin arabe de Belleville, les deux personnages centraux de La Vie devant soi.
Reclus dans sa cave, Abraham Ajar a des choses à nous dire et il nous apostrophe. Il s’interroge précisément sur le destin d’Abraham, qui a quitté son père et Ur, sa ville natale. Il ironise sur les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans qui « se sont choisi comme père un type qui a envoyé bouler le sien ». Il se lance dans un développement argumenté sur la circoncision : le retranchement d’une partie du corps empêcherait d’être « complètement, immanquablement soi-même ». Il dénonce cette « idée morbide qu’il y aurait une possibilité d’être vraiment soi ». Mais, au regard de l’histoire, il avoue qu’« aucun décalottage ne met les circoncis à l’abri du pire ». Toujours sur le mode à la fois ironique et savant, Abraham Ajar disserte sur l’impossibilité, pour les Juifs de dire le nom de Dieu. Ce peuple hypermnésique a oublié comment le prononcer… Et si cette impossibilité s’appliquait aussi à notre identité ? Il se lance aussi dans un exposé linguistique sur l’absence, en hébreu, du temps présent pour le verbe « être ». « J’ai été ceci » et « je serai cela », mais mon identité n’a pas de présent : elle est toujours en devenir.
Abraham Ajar, véritable porte-voix de Delphine Horvilleur, revient sans cesse sur ce piège mortel de l’identité. Citant la Bible, le Talmud, les livres de son père, notamment Pseudo, il nous met en garde contre ceux qui revendiquent une identité finie et inamovible, liée à la naissance, au genre, à la race, à la religion, à la couleur de la peau.
Abraham Ajar/Delphine Horvilleur nous invitent à une éthique basée sur l’altérité plurielle, la rencontre ouverte, la fraternité universelle, le refus des identités assignées. « Je est un Autre », écrivait Rimbaud. Et l’Autre est vraiment Autre…
Ce texte court, 80 pages, est aussi un bel hommage à la littérature. Grâce à la fiction, au style, à l’humour, à l’érudition, elle crée des rapports entre des écrivains séparés par les siècles, des filiations improbables, des émotions fortes et positives. « Nous sommes aussi les enfants des livres que nous avons lus ». Ce livre constitue un puissant antidote au poison lent, instillé dans nos sociétés : l’enfermement identitaire.
Source : Bulletin PAVÉS n° 73