Par Bruno Dallaporta.
Nous avons (…) deux manières d’être au monde. Je les appelle l’exactitude et la vérité. L’exactitude est un rapport au monde marqué par la prise et la maîtrise, le rapport comptable, l’objectivation, la saisie calculante et la mise en objet mais aussi la gestion des risques et la recherche de garanties et de normes stabilisées. La vérité est au contraire une présence sensible et attentive au monde et aux autres, une pensée méditante et accueillante, dans l’ajustement singulier. Elle ne répond en aucun cas aux lois du marché ou de la gestion contrairement à l’exactitude. Elle surgit par-dessus le marché, dans un esprit de surabondance et non un calcul d’équivalence. Sans garantie ni assurance, elle œuvre dans la fragilité. Elle n’est pas une maîtrise du risque mais au contraire un risque à oser.
Comprenez qu’il ne s’agit pas de disqualifier l’exactitude qui a évidemment son intérêt mais qui ne peut être laissée seule à elle-même sous peine d’une tyrannie de la norme et du nihilisme qui lui est associé. Il s’agit de rétablir une tension entre nos deux types de rapports au monde : il s’agit de passer de l’économie marchande à l’économie du don qui est très différente, il s’agit aussi de moins parcourir l’espace frénétiquement et davantage habiter le temps. On passe notre temps à écouter les illogismes communicationnels des médias, on ne sait plus réaliser de pause philosophique ou méditative. Ainsi, ce que j’appelle « altercroissance » consiste à insérer de la vérité dans l’exactitude, c’est-à-dire de l’économie du don dans l’économie monétaire, de la lenteur dans la mobilité accélérée, et des délibérations collectives dynamiques pour suspendre les chaînes linéaires dans lesquelles nos quotidiens nous enferment. L’exactitude, c’est un des aspects de la science et de la technique, c’est 2 et 2 font 4. La vérité, c’est la vérité de la présence, c’est la vérité du don / contre-don, c’est la vérité de la lenteur attentive, de la singularité de chaque existence. Notre civilisation a tendance à ne fonctionner que sur le registre de l’exactitude. Nous avons une pathologie de l’exactitude. L’altercroissance pour moi va consister à prendre conscience qu’on a deux manières d’être au monde, qu’on en oublie une et que l’autre agit de façon hégémonique et écrasante. Et puis, il faut réinsérer la vérité du sens, la vérité du désir, il faut que notre conscience morale s’agrandisse. Alors seulement nous aurons réalisé la mutation nécessaire aux changements de paradigmes civilisationnels qui maltraitent le vivant et la Terre. Cette perspective est audacieuse et risquée. Mais la bonne nouvelle est que partout des initiatives et des expérimentations se lèvent, mettant en avant les coopérations plutôt que les compétitions, la connivence plutôt que la défiance, l’attention soignante plutôt que la prédation vorace. Nous devons soutenir ce nouveau monde qui incontestablement est en train de naître.
Source : Extrait de l’entretien de Bruno Dallaporta avec Férodja Hocini, philosophe.La pensée Écologique : https://lapenseeecologique.com/prendre-soin-du-prochain-et-de-la-terre/ à propos de son livre Prendre soin du prochain, Prendre soin du lointain, Bayard, mars 2021