La « transcendance » comme cause systémique de la crise du catholicisme
Patrice Dunois-Canette
La crise que connaît le christianisme sous sa forme catholique tout particulièrement est sans précédent.
En sont des expressions manifestes :
– les crimes sexuels et la pédocriminalité qui ravagent et empêchent les vies ; un système qui favorise la reproduction de la violence sexiste : maintien des rapports d’inégalité entre les sexes dans son organisation, mise en avant de modèles féminins de soumission, contrôle de la vie des femmes – notamment de leur sexualité par des discours moraux misogynes ;
– les discriminations à l’égard des personnes non hétérosexuelles, non cisgenres ou non dyadiques : lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes et asexuelles ;
– la dualité clercs-laïcs… ;
– l’exaltation d’un modèle unique de couple et de famille ;
– le maintien d’un pouvoir monarchique de droit divin, et d’un gouvernement essentiellement masculin ;
– la sacralisation des baptisés ordonnés hommes, et le soutien à des vocations « célestes » hors-sol et relevant d’une quête identitaire…
Ce qui est ainsi mis au jour au travers de ces perversions, maux et dysfonctionnements, c’est une dynamique, un système spirituel vertical de mainmise, d’emprise, de contrôle des âmes et des corps, de coercition, de contrainte, de subordination et de dépendance, de confiscation masculine de l’autorité, de répartition sacralisée des places, rôles et pouvoirs selon le genre et le sexe, un fondamentalisme scripturaire, dogmatique et disciplinaire, une « vérité » présentée comme normative et éternelle.
Mais c’est aussi en toile de fond de ce système, une transcendance se présentant comme une figure d’autorité mâle, souveraine et absolue, prescriptrice d’un ordre sur lequel l’homme ne saurait avoir prise et auquel il n’aurait d’autre choix que d’y inscrire son destin.
Se soumettre à cette « intelligence » autoritaire, à cette orthodoxie hors du cosmos et hors du temps, insaisissable et que personne n’a vu, pièce maîtresse d’un discours de contrôle et d’expiation, c’est entrer dans un rapport, une relation dépendante et toxique. C’est accepter que soit séparé l’ordre de l’esprit de celui du corps. C’est justifier le différentialisme mobilisé pour maintenir des positions très restrictives à l’égard des femmes sur toute question concernant la libre disposition de leur corps, l’autodétermination qui implique le droit à la contraception et à l’avortement, la légitimité d’une sexualité non reproductive et indépendante du mariage ou encore, une égalité de traitement entre homos et hétéros.
C’est donner justification au dogmatisme, au moralisme et à l’autoritarisme, et fondement à un ordre social imposé d’en haut.
C’est ainsi, en tout cas, souvent que la culture d’aujourd’hui, le « commun des mortels » et les plus engagés dans la transformation des façons de vivre et des mœurs voient le christianisme, particulièrement bien sûr, ici, sous sa forme catholique.
Il faut se rendre à l’évidence, le catholicisme, quand il n’est pas muséifié, est de moins en moins regardé aujourd’hui comme une voie de liberté, de réalisation de soi, de sens, d’épanouissement, un chemin de vie, de dignité, de don, de joie. Il n’est pas ou plus, perçu comme un humanisme, uncompagnon crédible et intelligible d’humanité. La parole d’amour, de justice, de compassion, d’espérance et de solidarité est vue comme un « mantra » ne parvenant à faire oublier le mal généré, à faire accepter comme faiblesse individuelle des actes, discours, oukases et arrêtés qui rendent difficile d’exister libre, heureux, stigmatisent et condamnent. L’humanisation se pense et veut se chercher en dehors du catholicisme, à ses risques et périls. Sans et en dehors de lui. L’homme d’aujourd’hui veut se libérer de son emprise, qu’il regarde comme totalitaire et mortifère. Il ne veut retenir pour s’en défaire que les empêchements à vivre qu’elle produirait : tutelles, conditionnements, dépendances, discriminations, conduites toxiques et criminelles. On s’organise et on vit sans elle.
Il y a distance, éloignement, « désarticulation », rupture même entre le catholicisme et la culture occidentale d’aujourd’hui, comprise comme milieu de vie et horizon de sens, us et coutumes, normes de l’agir, vision globale du monde, imaginaire, croyances, aspirations. Il y a « conflit de loyauté » entre un catholicisme dans lequel beaucoup ont été acculturés et le catholicisme émancipé qu’ils veulent vivre. Qui dira la souffrance des baptisés qui perçoivent bien que leurs contemporains ne peuvent les innocenter d’un système qui les encombrent et dont leurs enfants se sont éloignés jetant « le bébé avec l’eau du bain » ?
C’est donc bien la question de la plausibilité du christianisme dans la modernité qui se trouve posée ou se pose aujourd’hui avec de plus en plus d’acuité.
L’homme d’aujourd’hui a tourné le dos à un catholicisme qui a trop cherché à établir l’existence de Dieu, et sa légitimité à partir de cette transcendance superbe, distante et autoritaire.
Il ne veut plus d’un christianisme pesant, envahissant, débordant, omniprésent… et omnipotent, qui serait aux ordres de cette transcendance qui sait tout, voit tout, décide de tout, qui veut que chacun dépende de lui, lui soit obligé, soumis, suggère que l’homme n’existe pas en lui-même, mais seulement à travers lui, à cause de lui et pour lui…
Le lien ontologique qui liait notre pensée à la transcendance et au christianisme agent de cette transcendance-là est rompu.
La modernité veut l’homme libre, autonome, responsable de son destin, créateur, capable de construire son existence, de s’inventer lui-même, d’advenir, un homme qui désire être soi ou plutôt devenir un soi. L’homme ne croit pas, ou plus, qu’il sera moins homme éloigné de cette transcendance et d’un catholicisme qui s’en dit le lieutenant.
Il faut que le catholicisme entende la protestation de l’homme contre cette transcendance, y compris dans ses accents les plus provocants.
Hier encore la transcendance était regardée comme une sorte d’évidence intellectuelle inéluctable, comme la garantie de toute pensée, la référence des choix, des conduites humaines.
Vivre sans une transcendance, architecte de tout, contrôleuse et contemptrice de tout, n’aboutit pas, affirme aujourd’hui la modernité à vivre inhumain, à déserter notre humanité, mais à vivre plus humain, libéré d’une présence insupportable.
Inutile de prédire à cette modernité en rupture, un délitement, une décadence, une fin de civilisation, elle n’y croit plus, elle n’y croit pas. Le règne de cette transcendance n’a pas empêché les enfers.
Pour celles et ceux qui vivent dans la modernité, qui ne saurait se réduire au contemporain, à l’actuel, au nouveau ou au présent, et qui peut se définir comme une entreprise individuelle et sociale de libération de tout ce qui maintient l’humanité dans un état d’hétéronomie le catholicisme exprimé par l’Église est devenu une institution dont il faut enfin s’affranchir, se libérer.
L’homme, aujourd’hui, se veut autonome, refuse de voir son existence, ses valeurs et ses normes déterminées par une institution religieuse qui hier encore faisait la loi dans le domaine de l’intime et ne renonce pas à dire qu’elle serait détentrice de la vérité sur l’homme.
L’homme de la modernité ne dit pas qu’il est la mesure de toutes choses, mais ne veut plus déléguer au catholicisme sa tâche qui est de reconnaître de lui-même et par lui-même ce qui éventuellement le transcende. Il ne dit pas que tout est réductible à l’homme, mais que c’est à lui de fonder cette irréductibilité même, et de la reconnaître. Il ne veut plus être soumis à une culture qui l’emprisonne, il veut une culture dans laquelle il peut se reconnaître et qu’il peut contribuer à enrichir, qui le libère de la première, le révèle à lui-même et l’éveille à son humanité.
Pourquoi le christianisme apparaît-il comme génétiquement et irrémédiablement, comme un ennemi de la modernité ? Pourquoi veut-il que « les » signes des temps qui sont le langage de Dieu à travers les événements du monde soient toujours vus comme étant « des » signes du temps, soient toujours renvoyés à « l’esprit du temps » qui est le « langage du monde » ?
Le catholicisme peut-il être un antimodernisme quand la culture moderne a quelques bonnes raisons de vouloir le tenir à distance, voire, si ce n’est lui dénier une quelconque pertinence, de vouloir s’en défaire ou le mettre sur le banc des accusés ?
S’il est besoin encore d’insister, reprenons le problème analyseur et test, emblématique et clé de la place des femmes à l’heure où le féminisme bataille à bon droit : discrimination à l’embauche des diacres, prêtres, évêques… des rôles entre les servants d’assemblée et d’autel, discours sur l’« être » féminin mobilisé dans les documents officiels pour justifier exclusions et relégation… qui pourraient et devraient du reste faire l’objet d’une saisine du Défenseur des droits. Mais égalité continuant à être affirmée comme pétition de principe.
Est-il impossible de concevoir que puisse exister une modernité consciente de ses contradictions, réflexive, critique, ne craignant pas de démasquer nos esclavages volontaires et nos aveuglements systémiques, questionnée par la finitude, la mort et qui ne craint pas d’espérer ?
Que puisse se développer, grandir un humanisme séculier « inspiré » ?
Serait-il si étrange que cela d’imaginer que la culture du monde ait quelque chose à dire au catholicisme ?
Serait-il absurde de dire qu’il peut y avoir dans cette modernité une certaine résonance évangélique, une forme d’accomplissement de la vision qu’avait Jésus de l’homme, de sa liberté et de son destin divin ?
Que dire aujourd’hui de tout ce qui n’est pas de l’immanence, de l’ordre du monde tel qu’il est, tel qu’il se donne à voir, mais d’un autre ordre du monde, de la transcendance qui ouvre les horizons ?
Que dire de la transcendance telle que le christianisme doit chercher à rendre compte qui ne soit plus identifié à une figure monarchique et décisionnelle des choix et vies des hommes, et qui puisse être perçue comme radicalement autre, libératrice et puissance de vie ?
Qu’est-ce que la transcendance dans la religion de l’incarnation ?
Qu’est-ce que cette transcendance chrétiennequi renonce à sa toute-puissance, veut être inutile, faible, pauvre, impuissante, et dont il est fait mémoire au travers d’évènements – crucifixion, résurrection et ascension – qui tournent tous les trois autour de l’absence ?
Que dire de cette transcendance qui ne dit pas que l’homme n’existe que par lui et pour lui ?
Que dire aujourd’hui de cette transcendance qui veut l’homme libre ? Que dire de cette transcendance qui veut l’homme à son image, qui le veut semblable à elle, créateur du beau, du vrai, du juste… de l’humanité et du cosmos, de l’achèvement de la création, qui l’espère beau, grand, « ressuscité » et « ressuscitant » ?
Que dire de cette transcendance qui crée, se retire et nous laisse nommer les choses et les êtres, conduire nos vies, veut nous permettre d’être ce que nous sommes, nous rendre enfin à nous-mêmes, nous réconcilier avec notre destin et qui nous rappelle obstinément, silencieusement, secrètement le « mandat » qui nous est donné… l’achèvement de l’Alliance, l’achèvement de la création ?
Tenter de répondre à ces questions ne serait-ce d’abord essayer de sortir de l’anathématisation suffisante de tout ce qui cherche, se penser et se vit en dehors du christianisme et qui est porté par le souffle de l’Esprit ? Ne serait-ce pas accepter le questionnement radical, l’ébranlement de ce que l’on a longtemps tenu pour acquis et qui semblait devoir toujours régler l’ordre du monde ? entrer, pour dire les choses autrement, dans un processus de purification évangélique, de découverte de la transcendance dans le corps du Christ ?
Quelle figure de la transcendance pourrait-elle contribuer à reconnaître à l’homme sa déification ?
Ne faut-il pas accepter de faire une phénoménologie du christianisme, de décrire ce qui apparaît, se donne aux perceptions et à la conscience de nos contemporains et qui, pour tout dire, ne serait pas, peut-être, finalement pas si catholique que cela ?
Il nous faut parler avec lucidité de la rupture de la modernité et du christianisme tel qu’il se présente et tenter de voir ce qu’elle nous dit, le défi qu’elle représente, le dépassement qu’elle demande, l’exigence qu’elle porte, le risque qu’elle ouvre. Il nous faut parler dans cette modernité, témoigner dans cette modernité, célébrer le bon et le prometteur de cette modernité.
Que veut cette modernité, d’où vient-elle et où veut-elle aller, quels sont ses paradoxes, ses contradictions, mais aussi ses intuitions évangéliques, ses lignes de force ?
Ne serait-ce pas dans cette modernité, dans ce mouvement où l’homme cherche à dire oui à lui-même comme personne libre et personne capable de se donner, dans les nouveaux lieux du sacré et les pratiques libératrices de cette culture, que Dieu, que le transcendant se donne, peut être reconnu ?
Le christianisme ne peut-il proposer une autre « figure » de la transcendance qui ne paraisse plus dépendre d’une métaphysique idéologique justifiant des positions dominantes et des subordinations, entretenant l’idée de soumission et de sanction et faisant violence aux libertés ? Cette transcendance-là est cause systémique d’un système catholique empêtré dans ses errements, abus et emprises, critiqué et rejeté.
Dieu au masculin, Dieu qui serait celui qui voit tout, même une fourmi noire dans la nuit noire et se présente comme un super Big Brother, Dieu qui semble avoir besoin du sang et de la mort de son fils pour pouvoir pardonner, Dieu au double visage… conception jusnaturaliste du monde, soumettant toute loi positive à la préexistence d’un ordre naturel objectif qui vient l’inspirer et la juger, doctrine et normes de droit divin, enseignements de toujours, infaillibles et irrévocables… vérités affirmées comme ayant un rapport historique ou une connexion logique avec la Révélation, textes de l’Évangile reçus hors contexte ou contournés…. lectures androcentriques… verticalité et concentration du pouvoir, fabrication d’un système sexe/genre, genre/sexualité, féminin/masculin lié à des discriminations et stigmatisations, institution pensée comme société parfaite construite autour d’un pape et d’une hiérarchie cooptée, autocompréhension suffisante et propension à se prendre pour la réalisation du Royaume … : si l’Église veut dire la bonne nouvelle dans la manière de penser et de vivre des hommes d’aujourd’hui, elle doit faire sa révolution culturelle : historicité de ses dogmes et pratiques, théologie et spiritualité, célébrations et représentations.
Ceci englobe, mais déborde la question des structures, ou des « méthodes » d’évangélisation. Si le catholicisme refuse de faire cette « révolution » il ne pourra pas prétendre entrer dans les débats, résistances, luttes pour faire « toutes choses nouvelles » dans la culture d’aujourd’hui. Mais sans doute lui faut-il quitter cette assurance, cet orgueil, cette suffisance d’être lui seul « le sel de la terre », et cesser de vouloir confisquer l’Esprit.