
Compte-rendu à partir des notes prises et de l’enregistrement de l’intervention de Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta lors de l’Assemblée générale de NSAE, le 26 février 2023.
Les modalités et valeurs qui animent le monde des soins sont des leviers de transformations qui peuvent être mobilisés pour répondre aux enjeux de la crise écologique.
I – État des lieux : nos deux rapports au monde, entre exactitude et vérité
Nous avons deux types de relation au monde : la maîtrise calculante (ou exactitude) et la présence accueillante(ou vérité). Les deux modalités se retrouvent dans le domaine du soin entre « faire des soins » et « prendre soin ».
« Faire des soins » correspond à la dimension technique du soin : les actes sont quantifiables, font l’objet de règles générales de gestion, de standardisation des pratiques, ils se prêtent à une temporalité accélérée et à une rentabilité mécanique.
« Prendre soin » est adapté à chacun ; il est accueil et présence sensible, n’entre pas sous la législation des lois comptables et n’est donc pas valorisé par le new public management selon lequel « tout ce qui ne se compte pas ne vaut pas ».
La maîtrise calculante convient bien aux évaluations par algorithmes et aux questionnaires à réponse binaire. À l’inverse, la présence accueillante est une relation sensible au monde et à l’autre.
Dans les soins, comme dans nos vies, nous sommes un mélange de ces deux modalités ; il est essentiel de les distinguer : notre époque moderne a survalorisé le domaine de l’exactitude (qui a certes permis des progrès considérables dans les sciences, et en particulier en médecine), au détriment de la vérité du sujet, de l’accueil et de la rencontre qui sont les piliers de l’anthropologie humaine.
Le monde de la vie, comme le monde du soin, est réduit à la seule dimension mesurable. Le « tout exactitude » (lié à la pulsion de mort) a réduit la vie des autres vivants en biens de consommation et d’exploitation. L’élevage en batterie d’animaux qui n’ont jamais vu le jour, qui meurent en masse sans jamais avoir vécu de vie réelle, ou la déforestation et la destruction des espaces de vie sauvage, illustrent l’hégémonie du rapport inhospitalier au monde qu’est l’exactitude abandonnée aveuglément à elle-même, sans articulation avec son pendant existentiel qu’est la vérité du soin et de l’attention au vulnérable.
II – Diagnostic civilisationnel
La modernité occidentale a inversé la hiérarchie des valeurs entre exactitude technicienne et vérité de la relation. Le culte de la performance est devenu hégémonique, au détriment de la culture de la vérité existentielle. Tout se passe comme si nous ne marchions plus que sur une seule de nos deux jambes, pathologiquement hypertrophiée.
Nombre de soignants ont eux-mêmes fini par intérioriser cette dévalorisation, en s’observant avec les lunettes de l’exactitude. Ils finissent par intégrer l’idée que tout doit être soumis à l’évaluation et à la gestion. Cf l’envahissement du vocabulaire entrepreneurial : il faut « gérer ses émotions, gérer son planning, gérer sa vie », comme si l’émotion, l’adversité, la vie, n’avaient pas d’abord simplement à se vivre, à être éprouvées. Le caractère évaluable devient l’unique critère de tout geste, de toute vie (selon l’antienne : « ce qui ne s’évalue pas n’a pas de valeur »). L’évaluation, qui n’est qu’un moyen au service d’une fin, a été élevée en manière de définir les valeurs et la vie elle-même, pour, finalement, nier tout ce qui fait la vie. Les soignants souffrent aujourd’hui de perdre leur identité et leur vocation soignantes qui se situent avant tout dans la dimension humaine et humanisante du « prendre soin ».
Il faut donc reconnaître la valeur de la vérité existentielle et trouver une dynamique entre exactitude et vérité, entre maîtrise calculante et présence accueillante. Il faut sortir du tout-exactitude et oser le risque de l’exposition à la vie.
Par ailleurs, les institutions de soins ont été envahies ces dernières années par toute une armée de protocoles de « contrôles et de gestions des risques ». Là encore, la question de la maîtrise du risque rejoint la pathologie de l’exactitude hégémonique. Si la maîtrise du risque possède des avantages, qu’il ne s’agit pas de nier (qui souhaiterait que le chirurgien n’ait pas veillé à prévenir le risque infectieux de son intervention ?), il ne faut pas confondre gestion du risque et risque de l’existence. Lorsqu’une personne vient consulter en psychothérapie avec un symptôme à résoudre, il n’y a aucune garantie que cet objectif sera atteint. Tout n’est pas écrit au démarrage.
La gestion du risque est le pilier de l’autoconservation, elle permet la survivance, mais elle n’est ni le tout de la vie ni la vérité du sujet. Définir la vie comme une stabilité ou un maintien passe à côté du phénomène de la vie même. La vie est avant tout puissance, croissance et devenir, et non pas seulement lutte contre la mort. La vie n’est pas seulement un non, elle est surtout une affirmation originaire. Vivre, c’est oser, c’est affirmer, c’est prendre le risque de la vie sans assurance ni garantie. Le risque existentiel a été enfoui sous l’idéologie de la gestion du risque, qui est une forme de nihilisme, système d’évacuation de l’inquiétude, négation de la vie. À vouloir se protéger des risques de la vie, on finit par la dévitaliser. Le nihilisme a aussi envahi notre rapport au vivant : à partir du mythe de la nature menaçante s’est construit tout un imaginaire phobique qui a participé de l’éradication de la vie des insectes et des animaux sauvages.
Le refus de l’inconnu, qui est d’une certaine façon un refus de l’étranger et de l’étrangeté, provoque le repli identitaire : il s’agit de vérifier la norme et non de soutenir le désir (qui est précisément ce qui échappe à la normativité et qui est ouverture sensible).
Il faut trouver le courage d’articuler gestion du risque et risque de l’existence sans annihiler celle-ci sous l’omnipotence de celle-là. Et l’univers des soignants peut ici encore être très inspirant.
III – Le paradigme du soin contre le paradigme de la destructivité
Les auteurs formulent l’hypothèse que chacune des propositions suivantes peut constituer une riposte au désenchantement du monde et à la crise écologique.
Prendre soin, c’est rendre le monde habitable pour l’autre.
Habiter c’est cohabiter, coconstruire et s’adresser des soins réciproques. Prendre soin du vivant, c’est prendre soin de son habitat qui participe également du nôtre, de notre monde commun.
Prendre soin, c’est se décentrer pour s’ajuster et se rendre responsable de l’autre vulnérable.
Deux types de responsabilité : (1) déontologique, autonomiste (du grec auto-nomos : « qui se donne ses propres lois »), indépendante des conséquences ; elle est universaliste et s’applique sans considérer le cas particulier ; (2) téléologique (du grec telos, signifiant« fin »), attentive aux fins, aux conséquences de l’action, cette responsabilité est sensible à la singularité.
Par la responsabilité déontologique, on répond de soi ; par la responsabilité téléologique, on répond de l’autre
Prendre soin, c’est accueillir l’altérité, oser la rencontre de la différence ou de l’étrangeté.
Là où l’exactitude recherche un rapport du même au même et l’adéquation à l’identique en ramenant l’inconnu aux catégories du connu, la vérité, au contraire, ose la rencontre avec l’inconnu, avec l’étranger ou, du moins, l’étrangeté de la maladie. L’exactitude fonctionne en se fixant sur les certitudes et les garanties ; la vérité existentielle s’aventure dans le risque et l’intranquillité.
Distinguer « Réel » et « réalité réaliste ». L’exactitude gère la « réalité réaliste » et administre les « possibles ». Les gestionnaires de la politique politicienne sont réalistes. Ils répondent volontiers « qu’on ne peut pas faire plus que ce qui est possible ». Le Réel ne peut jamais se déduire des lois de l’échiquier des possibles. Il est la source de toute nouveauté dans le monde, nouveauté que la réalité récupère à sa façon bien réaliste, c’est-à-dire pour en tirer profit.
Prendre soin, c’est faire circuler des rituels de dons qui créent la relation et une reconnaissance réciproque.
L’univers du soin : lieu de l’alliance thérapeutique et de la relation, qui échappent à toute forme de contrat.
Paul Ricœur distingue la logique d’équivalence de la logique de surabondance : la première correspond à la logique marchande (c’est la balance du poids et du prix), mais aussi la logique du droit (et son autre balance : à tel délit équivaut telle peine). La logique de surabondance correspond à la logique du don, elle est une logique extravagante qui va à l’encontre de toute règle comptable : la logique du « prendre soin » prend sa source dans cette logique, elle échappe à la loi du marché, s’enracina dans une philosophie de la naissance et de la vie.
La modernité souffre d’une pathologie du don dans son rapport à la nature, ignorant ce que celle-ci nous donne (l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, ce que nous mangeons, cf. le calcul du PIB d’un pays qui n’inclut pas cette dette prise sur le patrimoine terrestre qui appartient aussi aux êtres à venir). Reconnaître que nous avons reçu permet de rendre en retour, crée une relation de connivence avec l’autre et avec le monde, en même temps qu’un horizon d’espérance.
IV – La riposte sera poétique.
Il s’agit d’inventer de nouveaux mots : « l’altercroissance joyeuse » plutôt que la « décroissance » ; faire croître nos capacités aux soins, à la gratitude, à la joie. Soutenir de nouveaux imaginaires, de nouveaux récits. Riposte poétique aussi par notre capacité à l’émerveillement devant la beauté du monde et du vivant.
Toutes les expérimentations observées visant à retrouver du sens sollicitent les logiques soignantes : coopération, empathie, ouverture sensible, habitabilité partagée, responsabilité face à la vulnérabilité et à la beauté, délibération et démocratie participatives, transversalités…
Porter attention au monde neuf qui a déjà éclos, annonçant un nouveau paradigme civilisationnel, et qui prend son essor depuis l’univers du soin. Certes, tel un nouveau-né, il est encore fragile.
Notre responsabilité est grande de le nommer pour le faire exister et le soutenir dans son devenir.