Les invisibles de la théologie de la Libération
Cet article, publié par la revue Les Réseaux du Parvis [1], donne la parole à un auteur que nous connaissons bien à NSAE, depuis notre Assemblée générale de 2021 [2] et la diffusion régulière des lettres d’information mensuelles « Au nom de tous mes frères » [3].
Les propos sont recueillis par Christiane Bascou
Entretien avec Samuel Laurent Xu, diplômé de Sciences Po et de l’Université Paris IV en histoire, réalisateur du documentaire Au nom de tous mes frères (2019), distribué par le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, primé au 14 Atlantidoc – Festival Internacional de Cine Documental (Uruguay).
Samuel, à 23 ans, tu es déjà auteur d’un film documentaire qui a reçu un prix. Parle-nous de ses origines.
En 2018, dans le cadre de mes études d’Histoire, j’ai étudié à l’USACH, l’Université publique de Santiago (Chili). À la fin du 1er semestre, voyant mon intérêt pour son cours sur la Théologie de la libération, Esteban Miranda Chavez, mon professeur, m’a dit : « Si ça t’intéresse, j’ai des carnets manuscrits d’une religieuse française, Nadine Loubet, datant de la première année de la dictature après le coup d’État de 1973, qui n’ont jamais été exploités. » Depuis, j’ai pu vérifier, j’étais bien le premier à les lire. À partir de là, je ne pouvais pas revenir en France sans rien en faire ! L’idée du film Au nom de tous mes frères, d’après une citation de ces mêmes carnets, était née !
Qu’est-ce qui t’a accroché dans les carnets ?
Une fois qu’on est dedans, on est pris totalement par l’écriture, simple, directe, et en même temps pleine d’émotion, par la profondeur de la foi d’une femme, Nadine, alias sœur Odile, abandonnant tout pour vivre avec le peuple qu’elle aimait et l’aider au risque de sa vie. J’ai trouvé ça assez fantastique. Ç’a m’a touché aussi de voir que la trace de cette vie extraordinaire avait disparu : je tapais son nom sur Google et rien n’apparaissait, aucune photo, aucun article, c’était fou ! Aidé par Juana, une ex-religieuse chilienne, j’ai commencé l’enquête, pas évidente, car les carnets ne donnent aucun nom, date, ni lieu, précautions au cas où ils seraient tombés entre les mains de la police. La reconstitution non seulement de ces sources, mais aussi des événements a été possible grâce aux religieuses et aux laïcs des quartiers ouest de Santiago. Le film veut rendre visible l’histoire d’une femme que ni la mémoire de la dictature ni celle de l’Église n’ont conservée.
Et tu as ressenti ça comme un devoir ?
Je l’ai vécu plutôt comme un droit pour lequel j’avais envie de me battre, parce que les gens au Chili et en France, d’où Nadine Loubet – sœur Odile – est originaire, avaient le droit de savoir. C’était quelque chose de positif, je voulais qu’elle existe aujourd’hui et que la mémoire reparte de cette figure-là pour redonner une visibilité à d’autres femmes qui ont vécu cette période avec elle.
À quel public destinais-tu ce documentaire ?
Quand je l’ai fait, c’était d’abord pour les religieuses et les poblaciones de ces quartiers, les gens qui ont vécu les horreurs de la dictature. J’ai eu l’occasion pendant le Covid de faire une projection en ligne que beaucoup ont suivie par Zoom et Facebook. Visionnage après visionnage, le film a permis de susciter une communauté mémorielle, les commentaires des anciens témoins étoffant la vision globale. Tous font partie aujourd’hui d’un livre à paraître.
Tu vois donc le travail de mémoire comme une dynamique?
Exactement, une dynamique qui a besoin d’être canalisée, centralisée, partagée. J’en suis l’outil, mais l’essentiel des sources vient des gens qui avaient gardé des textes, des journaux, telle ou telle photo prise à telle occasion et avaient eu le réflexe de noter la date derrière, avaient gardé les textes qu’Odile avait écrits : ces personnes reconstruisent activement leur passé. Mon film a permis d’ouvrir un travail mémoriel plus large, en lien avec d’autres religieuses qui venaient non seulement de France, mais aussi d’Amérique latine, du Canada, etc.
Revenons à sœur Odile : que disent ses carnets ?
On y voit sa souffrance devant la répression, les tortures, les viols, les disparitions, les meurtres, les corps qui s’amoncellent dans le fleuve à côté de chez elle, ils dévoilent sa colère, sa révolte face à l’implication de certains évêques en faveur de la dictature, mais aussi un amour vraiment sincère pour son Dieu, qui n’est pas uniquement transcendant et se matérialise par l’amour des défavorisés. Tout cela va l’emmener à une forme de rupture, une triple désobéissance. La première est assez folle au vu du parcours familial bourgeois, catholique conservateur, pétainiste et collabo : c’est son engagement total dans des quartiers populaires traités de rouges, de communistes. La seconde désobéissance concerne son statut, sa nationalité. En 1973, internationaliste, elle rejette l’idée d’être exfiltrée du pays. La troisième est vis-à-vis de l’Église, quand elle refuse de rentrer en Argentine avec sa congrégation en 1976 et renonce à ses vœux perpétuels en 1983. Je trouve ça assez formidable, une femme qui a réussi à faire la distinction entre sa foi concrétisée dans le vivre et l’agir ensemble et l’obéissance stricte et aveugle à la loi religieuse, malgré jugement, mépris et exclusion. Au Chili, on est très satisfait de voir cela remis en lumière. Mais que de questionnements et de cheminements similaires restés dans l’ombre !
Ton travail est donc d’analyser l’oubli de certaines zones de la mémoire ?
Oui, l’histoire ecclésiale, au Chili comme ailleurs, se résume souvent à la version de l’institution, détentrice du pouvoir, de la parole et satisfaite du statu quo. Entendre le témoignage d’Odile, c’est se rendre compte que l’Église, c’est aussi le peuple de Dieu traversé par des courants contradictoires, par la défense des droits élémentaires, par la théologie de la libération, etc.
Dans les deux cas cependant, on voit que les mémoires des femmes sont oubliées : on considère que l’Église qui a été engagée en secteur populaire se résume à des prêtres ouvriers, alors qu’il y avait plus de religieuses que de prêtres pour encadrer la vie de la communauté chrétienne. Qui faisait les cours, l’alphabétisation, les ateliers pour les chômeurs, la garde des enfants, la soupe populaire, l’achat en gros des denrées de première nécessité, l’école à la maison pour les enfants malades ? Ben, les religieuses ! Tout ce travail social, humain, a été invisibilisé au profit du travail liturgique, sacramentel et politique. En se focalisant sur un certain nombre de personnages masculins, on a totalement oublié les femmes exceptionnelles qui les ont accompagnés.
Quelle a été l’action d’Odile ?
Elle a soigné les blessés, enterré les morts, consolé les vivants, exfiltré des gens par les ambassades, en gardant l’anonymat durant la dictature. Quand l’étau se resserrait, elle partait temporairement du Chili. Elle a aussi bénéficié du machisme des militaires. Un curé français, peut-être qu’il peut prêcher pour la révolution, une religieuse française, c’est pas un enjeu. C’était une grande erreur de leur part, et elle a contribué à sauver la vie de centaines de personnes de la répression par les militaires. Toutefois, en 1986, elle a été poignardée à son domicile par des agents des services secrets et menacée de mort plusieurs fois, mais elle a survécu.
Ce travail sur une religieuse au Chili du siècle dernier peut-il nous apporter quelque chose
aujourd’hui ?
Le témoignage d’Odile montre d’abord qu’en tant qu’être humain, la nationalité, ça n’a pas beaucoup de sens. Si tu vis parmi un peuple, pendant des années quelque part et que tu partages la vie des gens, leurs espérances, leur volonté de combattre pour la dignité, pour un monde meilleur, tu en fais partie. Pour l’aspect plus contemporain, il faut noter que les mécanismes économiques, politiques ou sociaux à l’œuvre au Chili, installés via la dictature en 1973, étaient déjà profondément liés au capitalisme, au néolibéralisme qui continuent de fonctionner à plein régime. Injustice, inégalité sociale, destruction de l’environnement, précarisation des plus pauvres et enrichissement des classes dominantes, c’est un système mondialisé qui triomphe partout. Le témoignage d’Odile, en lutte contre ce système-là, c’est aussi une invitation à réfléchir sur pourquoi et pour qui s’engager, comment s’engager et sur la possibilité aussi de le faire, non comme un sacrifice dévot de quelqu’un d’illuminé par la foi, mais comme une réaction saine et rationnelle. Je vis au milieu de certaines personnes, je ne vais pas les abandonner, je vais continuer à faire tout ce que je peux faire pour leur venir en aide, tout simplement.
Aujourd’hui, notamment sur le plan écologique et social, on a conscience des injustices et des inégalités, mais on continue de fonctionner de la même manière. C’est assez fou de se dire que pendant la pandémie, les plus grosses fortunes sur cette planète ont fait des économies immenses et ont vu leur patrimoine s’agrandir de manière exponentielle alors que la pandémie a signifié pour la grande majorité des habitants de la planète une période douloureuse d’appauvrissement et d’isolement. Ça nous questionne sur comment nous, à notre échelle, on peut essayer de transformer tout ça. J’espère finalement que ce film ne sera pas vu seulement comme un beau témoignage d’une femme chrétienne. Que ceux qui se sentent touchés par le message d’Odile se disent : OK, sur quoi ça me questionne sur la mise en œuvre de ma foi, sur ma pratique de la religion avec ma communauté, sur mes engagements, sur ce que je suis prêt à sacrifier, ou non, pour défendre des gens qui ont moins que moi.
Notes :
[1] Les réseaux des Parvis, n° 112 – septembre – octobre 2022 : Faire mémoire [2] Assemblée générale 2021 de NSAE [3] Lettres d’information :« Au nom de tous mes frères » – lettre d’information (n°1)
« Au nom de tous mes frères » – lettre d’information n°2
Ce 11 fatidique qui a changé le cours de l’histoire chilienne (Lettre n°3)
Les opérations ambassade (Lettre n°4)
Au nom de tous mes frères – Lettre n° 5
Au nom de tous mes frères – Lettre n°6
Au nom de tous mes frères – Lettre n°7
Au nom de tous mes frères – Lettre n°8
Au nom de tous mes frères – Lettre n°9
Au nom de tous mes frères – Lettre n°10
Au nom de tous mes frères – Lettre n°11