Juan José Tamayo.

Le christianisme célèbre ces jours-ci la Semaine sainte, qui commémore les derniers événements de la vie de Jésus de Nazareth : son entrée à Jérusalem, sa condamnation à mort, sa crucifixion et sa résurrection.
On a tendance à projeter l’individualisme occidental d’aujourd’hui sur la figure historique de Jésus de Nazareth, qui est souvent dépeint comme un étranger au monde des relations sociales, politiques et économiques de son époque. L’image que les Églises, ou du moins certains de leurs dirigeants, tendent à présenter de lui est celle d’une personne apolitique ou, mieux, dépolitisée, d’un maître religieux dont la prédication et le mode de vie étaient inoffensifs pour les autorités publiques de son temps.
Cette image tend également à s’appliquer à sa mort qui, selon de nombreux interprètes, n’est pas le résultat d’une confrontation avec les pouvoirs politiques, religieux et économiques, ni de son option pour les personnes et les groupes les plus vulnérables de son époque, mais un acte d’« abandon de soi » et d’expiation visant à réconcilier l’humanité pécheresse avec Dieu. L’imagerie religieuse des processions de la semaine sainte va malheureusement dans ce sens et a été gravée dans l’imagination non seulement des chrétiens, mais aussi des citoyens.
Les derniers moments de la vie du Nazaréen ont eu une signification politique révolutionnaire et anti-impérialiste particulière, tout comme sa vie, sa prédication et sa pratique libératrice, qui ont conduit à sa poursuite, à sa condamnation et à son exécution.
La mort de Jésus de Nazareth n’était pas la volonté de Dieu, mais la conséquence de son existence libre et de sa manière d’agir libératrice, de son attitude transgressive et de son conflit permanent avec les autorités religieuses et politiques, en bref, de sa confrontation avec l’Empire romain impérial et ses représentants dans la Palestine de son temps, et le peuple juif n’a porté aucune responsabilité dans sa condamnation et son exécution ultérieure. Benoît XVI l’affirme lui-même dans son livre Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection (Ed. Mollat, 2012).
C’est Ponce Pilate, la plus haute autorité judiciaire de l’Empire romain dans la province de Judée, qui a prononcé la sentence de condamnation de Jésus et donné l’ordre de l’exécuter. Il est vrai que certains récits évangéliques le dépeignent comme une personne peu sûre d’elle, qui ne semblait pas oser prendre des décisions et faire porter la responsabilité de la condamnation aux Juifs. La neutralité supposée de Pilate se manifeste dans le geste de « se laver les mains » et dans les paroles explicatives de ce geste, qui sont rapportées dans l’Évangile de Matthieu : « Je ne suis pas responsable de cette mort. C’est à vous de le faire » (Mt 27,4).
Mais cette attitude disculpatoire à l’égard de Pilate de certains récits de la passion est due, selon Paul Winter, chercheur juif renommé sur le procès de Jésus, au fait qu’ils s’adressaient davantage à des non-Juifs qu’à des Juifs, en particulier aux Romains, qui détenaient le pouvoir politique en Israël/Palestine, alors colonie romaine. L’objectif était peut-être de surmonter l’opposition de l’Empire au christianisme et de montrer la possibilité d’une rencontre avec les institutions impériales. Cette tendance anti-juive est devenue de plus en plus radicale dans l’histoire du christianisme, jusqu’à ce que les Juifs soient accusés d’être des « déicides », ce qui est l’un des fondements de l’antisémitisme.
Une telle image de Pilate est cependant réfutée par les historiens. Pilate n’était pas une personne hésitante, bien au contraire : c’était un dirigeant dur et impitoyable, inflexible et obstiné, violent et cruel, répressif et dépravé, arbitraire et insolent. Philon d’Alexandrie, philosophe juif hellénistique et contemporain de Jésus, le considère comme un véritable tyran, qui ne respectait pas la loi dans les procédures judiciaires. Flavius Josèphe, historien juif-romain, rappelle la répression sanglante de Pilate contre les Juifs qui s’opposaient à l’utilisation du trésor sacré pour la construction d’un aqueduc destiné à amener l’eau à Jérusalem. Selon le bibliste allemand Jürgen Roloff, en condamnant Jésus à mort, Pilate a profité de l’occasion pour désamorcer, par un acte d’intimidation, la tension qui régnait à Jérusalem pendant la Pâque.
Selon Simon Légasse, auteur d’une des études les plus solides sur le sujet, « le récit qui le mentionne (Mc 14,14 ; par. Mt 26,66) est […] une excroissance d’origine chrétienne, basée sur une sentence informelle dans la résidence d’Annas, qui n’avait pas lui-même de pouvoir judiciaire ».
Jésus a été condamné à mort par Pilate, et les raisons de cette condamnation étaient politiques et non religieuses. Il n’a pas été condamné pour blasphème, car l’Empire romain n’entrait pas dans les débats théologiques du judaïsme. Il a été condamné pour avoir mis en danger l’ordre public impérial, pour avoir été un séditieux, un subversif, comme Jean le Baptiste et comme de nombreux révolutionnaires juifs qui ont lutté contre l’occupation romaine de la Palestine/Israël.
C’est ce que confirme l’historien romain Tacite qui, relatant la persécution des chrétiens sous Néron, affirme que le nom de « chrétiens » « vient du Christ qui, sous le principat de Tibère, avait été livré à la torture par le procurateur Ponce Pilate ».
Hegel lui-même souligne le côté politique de la mort de Jésus de Nazareth et montre que la honte, le déshonneur et l’abaissement auxquels est soumis le mort sur la croix deviennent un déshonneur civil et une honte universelle. En même temps, il considère que le plus bas, ce que l’État a déterminé comme étant le plus déshonorant, a été inversé et est devenu l’honneur suprême.

Un autre fait incontestable de la responsabilité de l’autorité romaine dans la mort de Jésus et de sa motivation politique est le mode d’exécution : la crucifixion, un supplice que Rome appliquait aux séditieux dans ses colonies et aux esclaves rebelles. Il semble prouvé que les crucifixions effectuées en Palestine depuis l’époque des procurateurs romains jusqu’à la guerre juive avaient une motivation politique.
En prêchant le Royaume de Dieu, Jésus jugeait et condamnait l’ordre impérial romain. Par son refus de reconnaître l’autorité politique d’Hérode Antipas, gouverneur en Galilée, et son mépris à son égard, il manifeste son anti-impérialisme. En somme, Jésus de Nazareth est condamné pour avoir perturbé la Pax romana, pour être un ennemi de l’Empire et, selon la logique impérialiste, un ennemi de l’humanité.
Paul de Tarse, dont l’orientation politique est souvent notée pour son conservatisme et sa soumission aux autorités impériales, doit être considéré sous le même angle. Richard A. Horsley et son groupe de recherche sur Paul de Tarse réfutent ces hypothèses et soulignent son caractère contre-hégémonique et anti-impérial. Ils analysent l’idéologie de l’Empire, son idéologie d’exploitation et la mondialisation économique romaine, dans le contexte de laquelle on doit situer l’activité missionnaire de Paul et les communautés qu’il a fondées.
Pour eux, l’évangile de Paul est politique et sa théologie est historico-politique, critique de l’Empire romain. Ce que Paul prêche, c’est « l’évangile du Christ » en alternative à « l’évangile de César » et celui qu’il proclame est le « sauveur venu du ciel » en alternative au sauveur impérial qui offrait « la paix et la sécurité » dans tout le monde méditerranéen. En créant des communautés chrétiennes locales dans tout le bassin méditerranéen, l’apôtre Paul met en place une société alternative anti-impériale.
Je crois que, dans la continuité de la résistance de Jésus de Nazareth et de Paul de Tarse à l’Empire romain, il est nécessaire aujourd’hui de développer un christianisme anti-néo-impérial. La première chose à comprendre est que le néo-impérialisme est aussi inique que l’ancien impérialisme, mais qu’il est plus puissant, car il domine tous les domaines de l’activité humaine : l’économie et la politique, l’information et les armes, la politique et la religion, la science et la technologie, le système judiciaire et le droit pénal, l’éducation et les loisirs, le travail et les relations domestiques, et même la spiritualité et la conscience des citoyens.
Pedro Casaldáliga, théologien, prophète, mystique et évêque du Mato Grosso (Brésil), a été l’un des plus ardents défenseurs et militants d’un christianisme anti-impérial, avec sa proposition de l’utopie du Royaume de Dieu comme alternative à l’empire, à tout empire, passé, présent et futur. C’est ce qu’il explique clairement dans ce texte :
« Chrétiennement parlant, le slogan est très clair (et très exigeant), et Jésus de Nazareth nous l’a donné : contre la politique oppressive de n’importe quel empire, la politique libératrice du Royaume. Ce Royaume du Dieu vivant, qui appartient aux pauvres et à tous ceux qui ont faim et soif de justice. Contre l’agenda de l’empire, l’agenda du Royaume ».
Il me semble nécessaire aujourd’hui de faire mémoire historique – mémoire subversive, selon l’expression de Walter Benjamin – du crucifié de Nazareth, mais aussi, et avec le même degré de dénonciation et d’indignation, de tous les crucifiés de l’Empire romain accusés de sédition, et de tous les condamnés de tous les empires qui ont existé dans le monde. La mémoire des victimes ne peut être sélective.
https://www.religiondigital.org/opinion/Jesus-nazaret-tamayo-viernes-santo-cruz_0_2548545139.html