Tout le monde connaît la célèbre phrase de Dom Helder Camara : « Quand je donne à manger aux pauvres, on dit que je suis un saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on dit que je suis communiste ». Il exprimait ainsi sa conscience que simplement donner à manger n’était pas suffisant pour ne pas laisser succomber à l’injustice de la faim et des inégalités. Il fallait se demander pourquoi ; connaître et dénoncer les causes de la pauvreté.
De façon similaire, un certain unanimisme bienveillant aujourd’hui autour de la mémoire de Jacques Gaillot « bon Samaritain » ne doit pas faire oublier ses dénonciations et remises en cause sans complaisance des inégalités et injustices de notre société.
L’article de Marcos Velásquez Uribe que nous reproduisons ici explicite cette analyse.
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Séminariste, il a connu la cruauté de la guerre en Algérie, où il a fait son service militaire. Cette expérience l’a conduit sur les chemins de la non-violence, tout comme l’Église a fait de lui un fidèle héritier du Concile Vatican II. En 1982, il est nommé évêque d’Évreux par Jean-Paul II, à l’âge de 47 ans.
Dans l’exercice de son ministère épiscopal, il témoigne d’un radicalisme évangélique inhabituel, qui met progressivement mal à l’aise ses confrères évêques et l’élite politique de son pays. Ses transgressions lui valent une réputation d’« évêque rouge » et, en 1995, le même pape qui l’a nommé lui retire bientôt le diocèse d’Évreux, lui confiant un territoire ecclésiastique inexistant qui s’est éteint au Ve siècle, sous les sables du désert nord-africain. Nommé évêque d’un lieu inexistant, il devient un berger sans troupeau, sans personne pour l’accompagner et avec qui marcher.
(À ce stade, il convient de rappeler que dans les années 1990, alors que la Curie romaine déployait des moyens ingénieux pour punir obséquieusement les clercs insubordonnés, elle faisait également preuve d’ingéniosité pour dissimuler les crimes et les criminels responsables d’abus sexuels sur des enfants.)
Les excès de Monseigneur Gaillot s’accompagnent d’une intelligence vive et d’un zèle apostolique incorruptible qui le conduisent à annoncer l’Évangile dans les ténèbres d’une société qui s’attend à la pompe et à la servilité épiscopales habituelles. Contre ces attentes, Jacques Gaillot a choisi de suivre les traces de Jésus en devenant le serviteur des marginaux, tâche dans laquelle il a ouvert des chemins insoupçonnés, que l’Évangile n’avait pas encore parcourus avec la parresia prophétique d’un authentique berger.
Tout comme Jésus-Christ s’est fait connaître aux malades, aux aveugles, aux possédés, aux lépreux, aux prostituées, aux pauvres, aux orphelins, aux esclaves, aux veuves et aux femmes, Monseigneur Gaillot a suivi son exemple, mettant à jour les marginaux d’hier avec les visages indignés du présent, dont il a ouvert les chemins insoupçonnés dans les années 1980, alors que beaucoup de ces marginalisations n’étaient pas encore globales. Ainsi, réfugiés, migrants, sans-papiers, musulmans européanisés, esclaves sexuels, prêtres mariés, homosexuels, sans-abri, noirs de l’apartheid, Palestiniens et Kurdes sont devenus ses amis et ses compagnons, qu’il a protégés jusqu’à ce qu’il entre en conflit avec les puissants habituels.
Berger d’un peuple inexistant et d’un territoire éteint, il a révélé cette acuité cartésienne par un discernement prophétique lucide. Ainsi, il a vu dans l’exclusion dont il était l’objet un signe évangélique qui l’appelait à devenir l’évêque des exclus et marginalisés du monde, qui, n’étant pas sur un territoire physique, constituaient le peuple confié à un épiscopat virtuel, composé de ceux qui incarnent les nouvelles exclusions (dépouillées de leurs droits essentiels), mais accompagné d’un évêque réel et loyal.
Le lancement du plus grand diocèse du monde, Partenia, a pris force et sens avec la même énergie que la gravité des droits humains bafoués que les exclus portent dans leur vie. Le centre des opérations de cette gigantesque aventure a été symbolisé par un portail électronique à Zurich, en Suisse, où une équipe de volontaires de différentes latitudes est arrivée pour communiquer l’espoir et l’Évangile dans une multiplicité de langues à l’aube d’un monde globalisé.
« Le lancement du plus grand diocèse du monde, Partenia, a gagné en force et en signification avec la même énergie que la gravité des violations des droits de l’homme que les exclus portent dans leur vie. »
C’est de ce centre vital qu’est née la réponse ecclésiale la plus révolutionnaire et la plus audacieuse jamais vue, réconciliant la technologie avec la capacité humaine de servir et d’accompagner ceux qui en ont profondément besoin, parce que, comme l’un de ses livres l’a justement intitulé : « Une Église qui ne sert pas n’est bonne à rien ».
En bon prophète, il y a près de quarante ans, Jacques Gaillot a porté à la conscience du monde et au cœur de l’Église les grands défis du présent et de l’avenir, dénonçant l’inhumanité de la guerre, le droit d’asile pour les migrants, la menace nucléaire et les nouvelles formes d’esclavage.
Le même portail résume en une phrase éloquente la vie et l’œuvre d’un évêque marginalisé qui, en 2015, a été réhabilité par le pape François, dans la tâche épiscopale duquel il a assumé le sort de tous les exclus : « Depuis que Partenia n’existe plus, il devient le symbole de tous ceux qui ont l’impression d’avoir cessé d’exister, à la fois dans l’Église et dans la société. C’est un immense diocèse sans frontières où le soleil ne se couche jamais ».
Quand de Rome, le pape François exhorte l’Église à se rendre aux périphéries existentielles, il reste l’espoir que le cri de Jacques Gaillot continue de mobiliser les volontés. C’est la réponse à la voix d’un prophète.
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