Guy Ringwald.
Faire durer la vie humaine sans limites, quoi de plus prometteur pour maîtriser la question de la mort. Un espoir radieux ou un leurre ?
De tout temps, autant qu’on puisse le savoir, l’homme est angoissé par la mort. Et voilà que les progrès récents et accélérés de la science et de la technique nous promettent une capacité pour l’homme de prolonger la vie indéfiniment ou presque. Abolir la mort pourrait donc devenir une perspective. Qui n’en rêverait ? Des moyens financiers énormes sont mobilisés dans ce but.
Tout au long du parcours que constitue ce dossier, le phénomène de la mort est reconsidéré sous divers aspects, ce qui permettra d’approcher la complexité de la question. Ici nous nous plaçons dans le cas extrême où l’homme pourrait « annuler » la mort. Partons de quelques observations.
La durée de la vie
Comme on le sait, la durée de la vie humaine (espérance de vie selon le terme technique) s’est considérablement accrue dans les pays dits développés, notamment en Europe, et surtout depuis un siècle. C’est dû à l’amélioration des conditions de vie : alimentation, santé, éducation, progrès de la médecine et de la chirurgie. C’est un phénomène progressif, normal et bénéfique, cela n’a rien à voir avec un saut dans l’infini. D’ailleurs, aux époques pas si anciennes où l’espérance de vie était de 40, 50, 60 ans, il y a toujours eu des personnes qui vivaient beaucoup plus longtemps, alors que la mortalité visait beaucoup plus qu’aujourd’hui des âges précoces et même infantiles.
Je voudrais faire une autre remarque : la longueur d’une vie ne dit rien de la trace qu’elle a laissée. Un jeune homme est mort en duel, à Paris, en 1832. Il avait 20 ans. Ce jeune homme s’appelait Évariste Galois. Il a laissé des écrits dans lesquels il expliquait ses découvertes qui ont ensuite servi de base à la théorie des ensembles et autres développements de la mathématique moderne dont dépendent les progrès scientifiques du XXe siècle. Il n’a vécu que 20 ans. Tito de Alancar, jeune dominicain brésilien, a été détruit par la torture sous le régime militaire au Brésil [1]. Il n’a jamais pu s’en remettre et il s’est suicidé au couvent de La Tourette près de Lyon, en 1974. Il avait 29 ans. Sa mémoire est demeurée si vive parmi ceux qui l’ont connu qu’il est aujourd’hui un modèle christique. Il n’a vécu que 29 ans. Et Jésus est mort à 30 ans.
Les âges de la vie
Le tout jeune enfant qui s’ouvre à la vie, comptant sans trop le savoir sur ses parents pour assurer son développement, deviendra l’adolescent qui prend son envol, puis l’adulte responsable de sa vie qui va développer ses capacités et participer par son travail et ses engagements à la vie de la cité. L’âge venant, il apportera à ceux des générations qui le suivent le bénéfice d’un recul sur la vie, et un temps plus disponible pour prendre soin des autres et leur porter affection. Qu’on me pardonne cette description schématique et bien banale : elle a pour but de dire que l’histoire d’une vie humaine est celle d’une évolution constante. « Chaque instant fait de nous un être différent de ce qu’il était à l’instant précédent. Notre sentiment d’être un individu stable est donc largement illusoire », nous disait le pasteur Hubac dans l’interview qu’il avait accordée à notre revue [2]. Là je m’interroge : la prolongation indéfinie de la vie ne va-t-elle pas interrompre ce parcours toujours dynamique ? C’est ce que j’ai à l’esprit quand j’écris : « la vie arrêtée ».
L’expérience de la finitude
Nous faisons en permanence l’expérience de la pression qu’exerce sur nous le temps qui s’écoule, trop vite, et nous oblige à des efforts pour arriver à faire aboutir nos actions, nos réalisations sans toujours « procrastiner » comme on dit. Heureusement ! C’est ce qui fait que ce que nous faisons ne dure pas indéfiniment sans jamais aboutir. La sensation de ce temps qui passe, au jour le jour, traduit notre finitude. Cela nous met en face d’une réalité : on ne peut pas tout faire, on est obligé de choisir pour rentabiliser le temps dont nous disposons. Reprenons ce que nous disait le pasteur Hubac : « Paradoxalement, la mort fait vivre et donne du temps au temps. »
Cette finitude dont nous parlons est constitutive de l’humain, elle nous limite – cruellement peut-être, et le fait que cela nous paraisse cruel, ce qu’il ne faut pas nier, demeure un mystère – mais elle nous permet aussi de faire, d’exister. Quand l’homme veut échapper à sa finitude, et croit s’envoler vers l’infini, cela donne la catastrophe : la Tour de Babel.
Notes :
[1] Voir Mieux vaut mourir que perdre la vie [2] Les Réseaux des Parvis, n° 86-87, mai 2018.Source : Les Réseaux des Paris n° 116-117, p. 17
