L’ouvrage de François Héran [1], présenté par Guy Aurenche [2], est particulièrement bienvenu au moment où un nouveau projet de loi asile et immigration annonce de nouveaux reculs des droits des personnes exilées en France.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses c’est oublier notre humanité. » Cette affirmation attribuée à Albert Camus résume le projet du livre de François Héran [1], sociologue, professeur au Collège de France. Que le lecteur n’attende pas un farouche plaidoyer pour un accueil tous azimuts. Ni un regard critique face au phénomène migratoire. L’auteur veut aider l’intelligence personnelle et collective à relever un défi qu’il ne faut pas nier : « Qui veut porter un diagnostic réaliste et responsable sur la question des migrations en France doit confronter son discours aux réalités, sous peine de bercer les Français d’illusions. »
François Héran ajoute avec une certaine amertume : « Mais les chercheurs professionnels ont souvent une approche plus réaliste que les politiques… Les chercheurs qui parcourent le terrain et fouillent les données ne se bercent pas d’illusion. C’est ce qui fait sans doute que la classe politique les écoute si peu. »
Ce livre pourra aider chacun à défendre ses convictions humanistes au service de la construction politique du vivre-ensemble français, dans le monde d’aujourd’hui. François Héran n’hésite pas à affirmer : « Le tout- sécuritaire est sans issue. Le tout humanitaire ne suffit pas davantage à faire une politique. » Il ajoute, n’hésitant pas à juger les politiques antérieures : « Il faut avoir le courage de le reconnaître : la maltraitance systématique n’a jamais produit les effets dissuasifs escomptés. »
Un projet de loi
Le vingt-deuxième texte sur le sujet depuis 1986 sera sans doute soumis au Parlement dans les mois à venir. Les tractations politiciennes vont bon train avec la droite pour trouver « une majorité », tout en prétendant lutter contre l’extrême droite. Quelle argumentation faut-il adopter ? Le président Macron a déclaré le 30 mai qu’il ne fallait pas combattre le Rassemblement National par des arguments moraux « Vous n’arriverez pas à faire croire à des millions de Français qui ont voté pour l’extrême droite, que ce sont tous des fascistes. » Il faudrait rejoindre les rendez-vous réels des Français. Le livre aborde cette actualité, en montrant, sans polémique, les limites de certaines des propositions législatives. D’une manière plus générale l’auteur s’étonne de la crainte des politiques de « prendre à rebours » une opinion publique agacée, lassée, ou carrément hostile : la démocratie représentative serait-elle remplacée par la seule démocratie « d’opinion » ? Dans différents clans politiques, on assiste à une manipulation de l’opinion publique à la fois inquiète et irritée par la présence des migrants.
« Il faut faire avec »
François Héran fait le pari qu’une approche réaliste et documentée peut contribuer à éviter le « Déni » mortifère. « Nous n’avons pas à être pour ou contre un phénomène social aussi fondamental que l’immigration, il faut faire avec. » Ce qui ne signifie pas qu’on entérine le fait accompli de la migration, encore moins que l’on prône le laisser-faire ou le laisser-passer, « qui serait une absence de politique ». L’auteur constate, depuis 2020, une réelle poussée de la migration dans le monde et en Europe : près de 280 millions de personnes migrantes à travers le monde. Il indique, chiffres officiels à l’appui, que la France ne connaît pas de submersion migratoire. En 2022, sur 311 000 titres de séjour accordés, un tiers concerne des étudiants principalement francophones ; moins de 50 000 titres de séjour visent le regroupement familial (en baisse actuellement). Plus de 30 000 ont été accordés à des réfugiés auquel le statut d’asile été reconnu, près de 40 000 au titre de la migration économique qualifiée, « l’immigration choisie ». Ceci sur une population française de plus de 68 millions d’habitants.
Certes, des phénomènes particuliers, telle la guerre en Ukraine, modifient légèrement ces chiffres. La France a récemment accueilli « provisoirement » près de 100 000 Ukrainiens, sans trop de difficulté semble-t-il. Bien sûr, il faut ajouter les personnes en situation « de séjour irrégulier » dont l’impossible évaluation oscille entre 300 000 ou 600 000 personnes.
L’intégration des personnes migrantes
À partir d’études récentes, François Héran démontre qu’il se produit dans la population une « infusion » durable des personnes d’origine étrangère. Il est établi que sur trois générations, un tiers de la population française a un lien avec l’immigration. Par contre, certains groupes sont considérés comme « à part » par une minorité de Français. Ainsi en est-il des « musulmans ». On banalise l’idée selon laquelle ces personnes ne seraient pas « intégrables » dans notre société ; ce qui revient à leur faire un procès d’intention largement injustifié et à les ostraciser.
Près de la moitié de la population française « estime que les immigrés sont trop nombreux », tout en affirmant, à 72 %, que leur présence est une source d’enrichissement culturel pour notre pays, et à 80 % que les travailleurs immigrés « doivent être considérés ici comme chez eux puisqu’ils contribuent à l’économie française ». Face à cette étrange contradiction, la Commission nationale consultative des droits de l’homme écrivait en 2021 : « En chacun de nous cœxistent des dispositions à l’ouverture aux autres et à la fermeture. » Tout dépend du contexte dans lequel nous vivons, mais « aussi de la manière dont les élites politiques, médiatiques et sociales parlent, cadrent et racontent l’immigration et la diversité ». L’un des objectifs de ce livre, hormis la dénonciation du déni opéré à propos de l’immigration, est justement de nous aider à ne pas accueillir sans réaction des récits anormalement alarmistes.
La France « pure »
Il convient aussi de mettre en cause le mythe de la France « pure » de toute influence étrangère depuis des siècles. Il n’y a jamais eu de « continuité historique », mais un processus avec de nombreuses « ruptures » fécondes pour le mode de vie des Français. Le développement de l’enseignement de l’histoire nationale est un moyen efficace de lutte contre ce mythe, pour faire le constat des apports positifs des migrations pour la société française. Pourtant, la croisade de la pureté culturelle française contre les prétendues menaces des impuretés d’origine étrangère, semble multiplier les adeptes. Tel est le danger dénoncé par François Héran, non pas d’abord pour des raisons morales mais par réalisme politique. Dans le monde interdépendant qui est le nôtre, « une politique qui mure toutes les entrées va dans le mur ».
La loterie de l’asile
François Héran s’arrête sur le phénomène scandaleux des passeurs. La lutte contre ce trafic est souvent invoquée pour justifier une fermeté juridique ou politique. Mais l’auteur démontre que plus on réduit les voies d’entrée légales sur le territoire, plus on favorise l’essor du marché du passage. Marché qui risque effectivement d’attirer les trafiquants de la pire espèce… « Plus on mure les frontières, plus on enrichit les passeurs. »
Il en est de même lorsque les mécanismes d’examen des demandes de séjour sont, volontairement ou non, défaillants. Les carences administratives pour traiter les dossiers, le manque de personnel préfectoral formé provoquent l’allongement des délais de la prise de décision, et donc la légitime « installation » du requérant qui doit survivre en attendant d’être fixé sur son sort. L’externalisation de la gestion des demandes d’asile, confiées à des États peu soucieux du respect de la dignité humaine (Libye, Turquie…), pose de sérieux problèmes, même si ce choix semble rassurer la population française.
On peut ajouter à ce parcours du combattant, la demande de documents ou de « qualités » parfois irréalistes. Lier l’admission au séjour à une connaissance approfondie de la langue française ne revient-il pas à mettre la charrue avant les bœufs ? Même si l’obligation de se former réellement en français doit faire partie des obligations probatoires de tout candidat à un séjour de longue durée. L’auteur souligne que nombre d’institutions spécialisées dénoncent le caractère très aléatoire des voies de recours. D’autant que celles-ci n’empêchent pas la mise en œuvre immédiate de la décision d’expulsion pourtant contestée. Certains observateurs professionnels font état de la « loterie de l’asile ».
Non au simplisme
Nombre de beaux parleurs se vantent de pouvoir faire des miracles à propos des procédures de renvoi dans le pays d’origine, les fameuses Obligations à quitte le territoire français, OQTF. Que faire lorsque le pays d’origine refuse d’accueillir la personne expulsée ? Loin des « Il n’y a qu’à, il faut qu’on, vous allez voir ce dont je suis capable… », François Héran souligne la complexité de tout processus d’accueil de l’étranger. Le simplisme n’est pas de mise lorsqu’il s’agit de la dignité, tant de l’accueilli que de l’accueillant. L’expression ministérielle, « être gentil avec les gentils, méchant avec les méchants », ne saurait fournir une indication politique ou juridique efficace. Sauf à tomber dans la discrimination caricaturale, faisant, par exemple, de toute personne d’origine arabe, des musulmans, puis de ceux-ci des terroristes, et enfin des complices des auteurs d’attentats.
Quelques principes fondamentaux
Bien évidemment, une telle démarche de déshumanisation est niée par les autorités ou les partis qui font la part belle au chauvinisme et caressent nos peurs dans le sens de l’intransigeance. Il convient de prendre au sérieux de tels risques de dérapage, en dépassant toute approche politicienne. François Héran fait allusion aux nombreux rapports produits par le Défenseur des droits Jacques Toubon, qui ne peut être soupçonné de gauchisme irresponsable, et écrivait en 2017 : « J’estime que le respect des droits des étrangers est un marqueur essentiel du degré de protection et d’effectivité des libertés dans un pays. » Claire Hédon, actuelle Défenseure des droits, se situe sur la même ligne. L’enjeu est d’importance pour l’ensemble du pays ainsi que pour l’avenir de l’Europe. En juillet 2018, le Conseil constitutionnel précisait que le principe de Fraternité qui inspire la devise française a une autorité juridique constitutionnelle. Il doit guider les juridictions qui auraient à juger d’actes de solidarité prodigués par des personnes ou des associations à un être humain, fût-il en situation de séjour irrégulier.
Et l’Europe dans tout cela ?
L’Europe serait-elle menacée par le positionnement anti-immigrants adopté par certains pays membres de l’Union ? Voire par les projets formulés en France d’autoriser notre pays à ne pas respecter ses engagements européens dans le domaine de la défense des droits de l’homme et de l’accueil des personnes migrantes, tout spécialement des demandeurs d’asile.
L’auteur prend nettement position, encore une fois au nom du réalisme politique et de l’avenir des principes fondamentaux qui protègent nos équilibres sociaux. « À l’heure où l’invasion de l’Ukraine et l’essor des régimes illibéraux mettent au défi les principes fondateurs du Conseil de l’Europe… la sauvegarde des droits de la personne humaine n’est pas une contrainte extérieure, attentatoire à notre souveraineté. Elle prolonge notre héritage national. » Ce livre peut nous aider à argumenter avec sérieux contre le déni des migrations. « Nous avons suffisamment de données pour pouvoir affirmer que le brassage des populations progresse dès la deuxième génération et que les esprits évoluent dans le même sens, même si des combats d’arrière-garde,veulent encore nous ramener au rêve désuet d’une,France vierge de toute immigration. Notre horizon n’est pas le grand remplacement mais le grand renouvellement. »
– Pour aller plus loin : voir le débat sur l’immigration paroisse Saint- Merry-Hors-les-Murs, saintmerry-hors-les-murs.com
Notes :
[1] Immigration : le grand déni, François Héran, Le Seuil, mars 2023. François Héran est sociologue, anthropologue et démographe. Il travaille sur les thématiques de recherche scientifiques liées aux migrations internationales, aux dynamiques démographiques et aux discriminations.
[2] Guy Aurenche, avocat honoraire. Président d’honneur de la Fédération Internationale de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture), porte-parole de Saint-Merry Hors-les-Murs
Source : Golias Hebdo n° 773, p.2