Paul un homme de réseau
Daniel Marguerat [1]
À rebours des idées reçues sur le célèbre missionnaire de l’Antiquité, Daniel Marguerat dresse le portrait d’un apôtre Paul ouvert, moderne, non conventionnel. Un « enfant terrible du christianisme », ainsi qu’il le surnomme dans son dernier ouvrage, si fameux et pourtant si méconnu.
Parmi toutes les caricatures dont deux mille ans de lecture chrétienne ont affublé Paul, celle du héros solitaire, colérique et individualiste est tenace. Je ne parle pas de sa prétendue misogynie, dont il faudra aussi parler. Mais restons sur la posture qui lui est attribuée : le missionnaire flamboyant et solitaire. Flamboyant, oui : l’Antiquité gréco-romaine ne connaît pas de mission religieuse, conduite sous le nom d’un individu, aussi performante que la sienne. Faut-il rappeler que lorsque Constantin autorise le christianisme en 313, puis que Théodose en fait la religion d’État en 392, ces deux empereurs appuient l’Empire sur la seule structure sociale solide à l’époque, à savoir le réseau des communautés chrétiennes, dont l’essentiel a été fondé par la mission paulinienne ?
Flamboyant, oui, mais solitaire certainement pas. Un indice aurait déjà dû nous alerter. Sur les sept lettres attribuables incontestablement à Paul, six nomment des coauteurs : Paul et Timothée, Paul et Silvain, Paul et Sosthène, Paul et les frères… Seule l’épître aux Romains est signée de lui seul ; nulle surprise, cette lettre constitue sa carte de visite auprès d’une Église qu’il n’a pas fondée et qu’il sollicite pour le soutenir dans l’évangélisation de l’Espagne. La nomination de coauteurs est-elle une simple fioriture rhétorique, comme le pensent certains ? Absolument pas. Car un autre indice vient confirmer cette pluralité auctoriale : la fréquence des « nous » dans la correspondance paulinienne. Rien que dans la première lettre aux Thessaloniciens, 96 % des verbes sont en « nous », contre une présence homéopathique du « je ». Lorsque l’apôtre veut parler de lui seul, il sait manier le « je ».
Ainsi, une compréhension bien différente de l’évangélisation paulinienne s’offre à nous. À l’image du génie solitaire doit se substituer un Paul bien plus collégial que nous le pensions. Son entreprise missionnaire autant que l’écriture de ses lettres furent une œuvre collective, un travail d’équipe, dont Paul fut l’animateur. Un animateur au caractère trempé, certes. Un animateur hyperconscient de sa vocation à évangéliser les nations, oui. Mais comment le réseau des communautés fondées par son évangélisation sur des milliers de kilomètres carrés aurait-il pu subsister, et survivre à la mort de l’apôtre, si celui-ci n’avait pas confié la gestion des Églises à des collaborateurs qu’il avait formés ?
Œuvre collective
En parlant de ses collaborateurs, ses « co-travailleurs » (syn-ergoi) comme il dit, faisons le compte. Il en cite nommément 43 dans ses lettres, dont 21 femmes ! À quoi s’ajoutent 18 noms cités dans les Actes des Apôtres, mais absents des épîtres. À relire le chapitre 16 de l’épître aux Romains, on s’aperçoit de l’importance que revêt pour l’Apôtre des nations la nuée de ses collaborateurs. Paul n’est pas un manipulateur ; il sait que la foi chrétienne s’inscrit dans un réseau de relations fraternelles et sororales, le réseau des baptisés. « Vous êtes le corps de Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (1 Co 12, 27).
Les épîtres dites pauliniennes sont donc le fruit d’une écriture à plusieurs. Pline le Jeune, avocat romain de la fin du premier siècle, nous aide à comprendre ce qu’était le processus d’écriture. Paul et ses collaborateurs conçoivent un texte qu’ils discutent et fixent peu à peu dans la mémoire. Une fois le texte stabilisé, ils le dictent à un secrétaire, qui prend note sur une tablette de cire, puis retranscrit à l’encre de suie sur un papyrus. La rétention mémoriale couvre l’équivalent de 4 à 5 chapitres actuels. Le groupe conçoit alors la séquence suivante, qu’il dicte à son tour. Ainsi s’expliquent les changements de ton ou de thème d’une séquence à l’autre. Une lecture attentive perçoit ici ou là des ratures dans l’écriture (exemple : 1 Co 1, 16). C’est ainsi que l’apôtre, entouré de ses proches, répondait aux besoins et aux questions de ses communautés.
Le rôle actif des femmes
Combien de temps faudra-t-il encore pour casser la réputation misogyne de Paul ? Car l’apôtre fut un novateur dans le monde religieux du premier siècle. Il a fondé des communautés où cohabitaient, à égalité de valeur et de droit, juifs et non-juifs, hommes libres et esclaves, hommes et femmes. Il s’est inscrit dans la ligne de Jésus de Nazareth, qui avait choqué en intégrant des femmes à l’enseignement, jusque-là strictement réservé aux hommes. Au culte de Corinthe, des femmes prient et prophétisent, tenant ainsi un rôle qu’on dirait aujourd’hui ministériel. Le fameux « que les femmes se taisent dans les assemblées » (1 Co 14, 34) est une mesure de discipline cultuelle, visant à atténuer le tohu-bohu des cultes corinthiens. Dans la foulée, ceux qui parlent en langues ou prophétisent sont réduits au silence si d’autres ont pris la parole. D’une mesure d’ordre pratique, la tradition a fait un interdit de la parole féminine. Or, Paul n’interdit nullement aux femmes d’enseigner. Ce sont les épîtres pastorales, trente ans après la mort de l’apôtre, qui verrouilleront la place des femmes dans l’Église.
Note :
[1] Professeur honoraire de Nouveau Testament de la Faculté de théologie de l’université de LausanneSource : article publié dans l’hebdomadaire protestant Réforme du 15 juin 2023 et sur http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-spiritualite/gc875.htm
Pour aller plus loin :
Daniel Marguerat, Paul de Tarse. L’enfant terrible du christianisme, Ed. Seuil, 2023, 560 p., 25 €.